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Full text of "Oeuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse"

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1' 


N  THE  CU5T0DY  OF  TU'^ 

R05TON     PUBLIC   LIBRARY. 


^  SHELr    N° 


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OEUVRES 


POSTHUMES 


D  E 


FREDERIC  II 


ROI    DE    PRUSSE. 


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T  o  î^î  E     V. 


Seconde  édition  originale. 


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BERLIN, 


CHEZ    V  O  S  S    ET    FILS    K  T    D  E  C  K  E  R  JT.  T  F  I  L  S , 
r.T     CHP.  z     TREUTTET.. 


I78S. 


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M  È  M  O  ï  R  E  S 

DEPUIS  LA  PAIX  DE  HU:BEE.TS- 
EOURG  1763  jusqu'à  EA  FIK 
DU  PARTAGE  DE  LA  POLOGNE 
1775* 


Tome  V. 


AVANT-PROPOS. 


J 


'avois  eu  lieu  de  croire  que  les 
derniers  ouvrages  politiques  et  mi- 
litaires que  je  donnerois  à  la  posté- 
rité seroient  ceux  qui  contiennent 
ce  qui  s'est  passé  en  Europe  depuis 
l'année  1756  jusqu'à  l'année  1763, 
où  la  paix  de  Hubertsbourg  fut  con- 
clue. Après  tant  de  campagnes  la- 
borieuses c[ui  avoient  usé  mon  tem- 
pérament ,  mon  âge  avancé  com- 
mençoit  à  me  faire  ressentir  les  in- 
firmités qui  en  étoient  les  suites  né- 
cessaires, me  laissoit  entrevoir  com- 
me prochaine  la  fin  de  ma  carrière , 
et  me  faisoit  augurer  que  les  seuls 
services  c|ue  je  pourrois  encore  ren- 

A2 


4  A  V  A  N  T  -  P  K  O  P  O  s. 

cire  à  l'état^  seroient  d'effacer  par  une 
administration  sage  et  active  les  maux 
infinis  que  la  guerre  avoit  causés  dans 
toutes  les  provinces  de  la  domina- 
tion prussienne.  On  devoit  se  flat- 
ter, après  les  violentes  secousses 
que  l'Europe  avoit  éprouvées  durant 
la  dernière  guerre ,  qu'à  tant  d'ora- 
ges succéderoit  un  temps  calme  et 
serein.  Les  puissances  prépondéran- 
tes étoient  fatiguées  des  efforts  pro- 
digieux qu'elles  avoient  été  obligées 
de  faire.  L'épuisement  de  leurs  finan- 
ces leur  inspira  des  sentimens  de  mo- 
dération c|ui  bannirent  ceux  de  l'a- 
nimosité  auxquels  elles  ne  s'étoient 
que  trop  abandonnées.  Lasses  enfin 
de  tant  de  travaux  inutiles,  elles  ne 
désirèrent  que  l'affermissement  de  la 
tranquillité  publique.  Cette  tranquil- 
lité étoit  plus  nécessaire  encore  à 
la  Prusse   qu'au  reste  de  l'Europe  , 


AVANT-PROPOS,  5 

parce  qu'elle  avoit  porté  presque 
seule  tout  le  fardeau  de  la  guerre.  On 
ne  peut  se  représenter  cet  Etat  que 
sous  l'image  d'un  homme  criblé  de 
blessures  ,  affoibli  par  la  perte  de 
son  sang,  et  près  de  succomber  sous 
le  poids  de  ses  souffrances  ;  il  lui  fal- 
loit  du  régime  pour  se  remettre  y  des 
toniques  pour  lui  rendre  sa  vigueur, 
et  des  baumes  pour  consolider  ses 
plaies.  Dans  ces  conjonctures  le  gou- 
vernement n'avoit  d'autre  exemple 
à  suivre  que  celui  d'un  sage  méde- 
cin, qui  à  l'aide  du  temps  et  par  des 
remèdes  doux  rétablit  les  forces  d'un 
corps  exténué.  Ces  considérations 
étoient  si  puissantes ,  que  le  gouver- 
nement intérieur  de  l'état  absorba 
toute  mon  attention.  La  noblesse  étoit 
dans  un  état  d'épuisement,  le  petit 
peuple  ruiné  ,  nombre  de  villages 
avoient  été  brûlés  ,  beaucoup  de  vil- 

A3 


6  AVA  NT-PHOPOS. 

les  détruites,  soit  par  des  sièges,  soit 
par  des  incendiaires  apostés  par  l'en- 
nemi ;  une  anarchie  complète  avoit 
bouleversé  tout  l'ordre  de  la  police 
e^t  du  gouvernement  ;  les  finances 
étoient  dans  la  plus  grande  confusion  ; 
en  un  mot  la  désolation  étoit  géné- 
rale. Ajoutez  à  tant  d'embarras,  cjue 
les  vieux  conseillers  et  ministres  des 
finances  étoient  morts  durant  le  cours 
de  cette  guerre,  et  qu'isolé, pour  ainsi 
dire,  et  manquant  d'aides,  je  fus  obligé 
de  choisir  de  nouveaux  sujets,  et  de 
les  former  en  même-temps  aux  em- 
plois auxquels  je  les  destinois.  L'ar- 
mée ne  se  trouvoit  pas  dans  une 
meilleure  situation  que  le  reste  du 
pays  ;  dix-sept  batailles  avoient  fait 
périr  la  fleur  des  officiers  et  des  sol- 
dats; les  régimens  étoient  délabrés, 
et  composés  en  partie  de  déserteurs 
oude  prisonniers  de  l'ennemi.L'ordre 


AVANT-PR  O  P  O  s.  7 

avoit  presque  disparu,  et  la  discipli- 
ne étoit  relâchée  au  point  5  que  nos 
vieux  corps  d'infanterie  ne  valoient 
pas  mieux  qu'une  nouvelle  milice.  Il 
fallut  donc  penser  à  recruter  les  régi- 
mens ,  à  y  rétablir  l'ordre  et  la  disci- 
pline,  surtout  à  ranimer  les  jeunes 
officiers  par  l'aiguillon  de  la  gloire  , 
pour  rendre  à  cette  masse  dégradée 
son  ancienne  énergie.  Le  tableau 
queprésentoit  la  politique  n'étoit  pas 
plus  flatteur  que  ceux  que  nous  ve- 
nons d'exposer.  La  conduite  de  l'An- 
gleterre  sur  la  fin  de  la  dernière  guer- 
re avoit  rompu  notre  alliance  avec 
elle;  la  paix  séparée  qu'elle  fit  avec 
la  France,  les  négociations  qu'elle 
entama  en  Russie  pour  me  brouiller 
avec  l'empereur  Pierre  III ,  les  avan- 
ces qu'elle  avoit  faites  à  la  cour  de 
Vienne  pour  lui  sacrifier  mes  inté-- 
rets,  toutes  ces  infidélités  ayant  dis- 

A  4 


8  AVANT  -  P  HO  P  O  S. 

SOUS  les  liens  qui  m'avoient  uni  à  la 
Grande  Bretagne, me  laissoient  après 
la  paix  générale  isolé  et  sans  alliés  en 
Europe.  Cette  situation  critique  ne 
fut  pourtant  pas  de  durée,  et  sur  la 
fin  de  Tannée  1763  les  affaires  prirent 
une  face  plus  favorable.  La  cour  de 
Russie  avoit  été  comme  étourdie  par 
la  révolution  subite  qui  s  y  étoit  faite; 
il  lui  falloitdu  temps  pour  reprendre 
ses  esprits.  A  peine  la  nouvelle  Impé- 
ratrice eut-elle  assuré  l'intérieur  de 
son  gouvernement,  qu'elle  porta  ses 
vues  plus  loin;  elle  se  rapprocha  de 
la  Prusse  :  d'abord  ce  ne  furent  que 
des  explications;  bientôt  le  besoin 
mutuel  de  s'unir  ne  parut  plus  problé- 
matique. Dans  le  temps  que  cette  né-^ 
gociation  commençoit  à  s'échauffer  ^ 
mourut  Auguste  III,  roi  de  Pologne  ^ 
et  cet  événement  inattendu  fut  suf- 
fisant pour    accélérer  Ist   conclusion 


AVANT-PROPOS.  g 

d^uiie  alliance  défensive  entre  la  Rus- 
sie et  la  Prusse.  L'Impératrice  voulut 
disposer  à  son  choix  de  ce  trône  va- 
cant; la  Prusse  étoit  l'alliée  qui  pour 
cette  fin  lui  convenoit  le  mieux;  aussi 
bientôt  après  Stanislas  Poniatowsky 
fut-il  élu  roi  de  Pologne.  Cette  éle-^ 
ction  n'auroit  point  eu  de  suites  fâ- 
cheuses, si  l'Impératrice  s'en  étoit 
tenue  là;  mais  elle  exigea  de  plus 
c[ue  la  république  accordât  des  pri- 
vilèges considérables  aux  dissidens. 
Ces  prétentions  nouvelles  soulevè- 
rent toute  la  Pologne  ;  les  grands  du 
royaume  implorèrent  le  secours  des 
Turcs  ;  bientôt  la  guerre  s'alluma ,  et 
les  armées  Russes  n'eurent  qu'à  se 
montrer  pour  vaincre  les  musulmans 
dans  toutes  les  rencontres.  Cette  guer- 
re changea  tout  le  système  politique 
de  l'Europe  ;  une  nouvelle  carrière 
venant  à  s'ouvrir  5  il  falloit  être  sans 


JO         AVANT-P  R  O  P  O  s. 

adresse ,  ou  enseveli  dans  un  engour- 
dissementstupide  ,  pourne  point  pro- 
fiter d'une  occasion  aussi  avantageuse. 
J'avois  lu  la  belle  allégorie  du  Boyar- 
do;je  saisis  donc  aux  cheveux  l'occa- 
sion qui  se  présentoit,  et  à  force  de 
négocier  je  parvins  à  indemniser  no- 
tre monarchie  de  ses  pertes  passées , 
en  incorporant  la  Prusse  polonoise 
dans  mes  anciennes  provinces.  Cette 
acquisition  étoit  une  des  plus  imj)or- 
tantes  que  nous  pussions  faire  ^  parce 
qu'elle  joignoit  la  Poméranie  à  la 
Prusse  orientale,  et  qu'en  nous  ren- 
dant maîtres  de  la  Vistule,  nous  ga- 
gnions le  double  avantage  de  pou- 
voir défendre  ce  royaume  ,  et  de  ti- 
rer des  péages  considérables  de  la 
Vistule,  tout  le  commerce  de  la  Po- 
logne se  faisantpar  cette  rivière.  Cette 
acquisition  de  la  Pomérellie ,  qui  fait 
époque  dans  les  annales  de  la  Prusse^ 


AVANT-PROPOS.  11 

m'a   paru   assez   remarquable     pour 
qu'on,  dût  en  transmettre  les  détails  à 
la  postérité,  d'autant  plus  que  j'ai  été 
témoin  et  acteur  dans  cet  événement. 
Les  négociations  dont  je  fais  l'exposé 
dans  cet  ouvrage  ,  se  trouvent  toutes 
en  original  dans  le  dépôtdes  archives 
des  affaires  étrangères.  J'ai  divisé  ces 
mémoires  en  trois  chapitres;  le  pre- 
mier traite    des  négociations  et  des 
affaires  de  la  politique  depuis  la  paix 
de  Hubertsbourg  jusqu'à  la  pacifica-^ 
tion  de  la  Pologne;  le  second   em- 
brasse les  affaires  de  finances,  les  nou- 
velles branches  de  commerce  qui  ont 
été  établies  ,  les    cléfrichemens   faits 
dans  différentes   provinces,  les  pro- 
duits de  la  Prusse  occidentale,  et  les 
améliorations  dont  elle  est  suscepti- 
ble ;  le  troisième  contient  tous  les  ob- 
jets qui   ont  rapport  à  l'armée,   son 
rétablissement,  son  augmentation,  le 


12  AVANT  -  PROP  O  S. 

nombre  des  nouveaux  corps  levés  de- 
puis l'acquisition  de  la  Pomérellie  , 
l'état  des  troupes  fixé  en  temps  de  paix 
à  1 86^000  hommes ,  l'artillerie,  tous  les 
arrangemens  nécessaires  pour  mou- 
voir cette  masse.  Je  dois  en  même- 
temps  avertir  le  lecteur  ,  cju'ayant 
senti  quelque  répugnance  à  parler  tou- 
jours de  moi-même  durant  une  lon- 
gue narration  ,  j'ai  préféré  à  cet  égo- 
ïsme  révoltant  le  parti  de  parler  des 
faits  en  tierce  personne.  Je  me  borne 
donc  simplement  à  l'office  d'un  histo- 
rien qui  veut  décrire  avec  vérité  et 
avec  clarté  les  choses  cjui  se  sont  pas- 
sées de  son  temps ,  sans  exagérer  ni 
falsifier  les  moindres  circonstances. 
Je  n'ai  jamais  trompé  personne  du- 
rant ma  vie  ,  encore  moins  trompe- 
rai"je  la  postérité. 


CHAPITRE     L 

De  la  Politique 
depuis   1763  jusqu'à  1775. 


o  UR  nous  faire  une  juste  idée  de  la  situa- 
tion politique  de  l'Europe   après  la  paix  de 
Hubertsbourg,  il  faut  se  rappeler  que  toutes 
les  puissances  étoient  presque  également  épui- 
sées. La  France  avoit  fait  la  paix  avec  l'Angle- 
terre, faute   de  fonds  suffisans  pour  la  cam- 
pagne de  Tannée   1763.  L'Impératrice  -  reine 
n'auroit  pas  fait  non  plus  la  paix  de  Huberts- 
bourg,   si  les   ressources  pécuniaires    ne   lui 
eussent  totalement  manqué.  Le  roi  de  Prusse 
étoit  le  seul  qui  eût  encore  de  l'argent  comp- 
tant, parce  qu'il  avoit  eu  la  prudence  d'avoir 
toujours  une  année  d'avance  dans  ses  coffres. 
Cependant  ce  manque  de  numéraire  influoit 


14  MÉMOIRES    DE    1763 

dans  les  vues  politiques,  et  chaque  puissance 
désiroit  le  maintien  de  la  tranquillité  publique 
pour  avoir  le  temps  de  regagner  des  forces. 
C'estprobablement  une  des  causes  qui  contri- 
buèrent le  plus  à  maintenir  le  traité  que  l'Em- 
pereur,  la  France  et  l'Espagne  avoient  conclu 
à  Versailles  j  la  maison  d'Autriche  en  retiroit 
sans  doute  le  plus  grand  avantage,  parce  qu'é- 
tant assurée  de  la  France  ,  elle  n'avoit  rien  à 
craindre  ni  pour  la  Flandre  ni  pour  l'Italie  jet 
qu'ainsi  elle  étoit  maîtresse  d'employer  toutes 
ses  forces  contre  la  Prusse, si  le  besoin  le  requé- 
roit.  D'autre  part  la  France  n'ayant  rien  à  re- 
douter de  la  maison  d'Autriche  ,  voyoit  ses 
frontières  à  l'abri  de  toute  insulte-  et  comme  on 
n'entrevoyoit  point  la  possibilité  d'une  guerre 
de  terre  ferme  ,  ellepouvoit donner  toute  son 
attention  à  rendre  formidable  sa  flotte ,  qui 
jointe  un  jour  à  celle  de  l'Espacrne  devoit  en 
imposer  àla  marine  angloise.  Ces  vues  de  pré- 
voyance étoient  fondées  sur  de  bonnes  raisons  ; 
on  avoit  précipité  la  conclusion  de  la  paix 
d'Aix-la-Chapelle  ;  bien  des  points  qui  de- 
voientêtre  clairement  énoncés,  n'étoientqu'ef- 
fieu;*és,  comme  celui  de  la  pêche  accordée  aux 


JUSOu'a    1775.    CHAP.   I.  l5 

François  sur  les  bancs  de  Terre  neuve ,  la  ran- 
çon de  la  Manille  que  l'Angleterre  demandoit 
à  l'Espagne ,  et  autres  choses ,  à  la  vérité  de  peu 
d'importance  5  mais  qui  suffisent  et  fournissent 
des  prétextes  à  des  têtes  inquiètes  qui  veulent 
embrouiller  les  affaires.  Ces  raisons  de  conve- 
nance réciproque  n'étoient  pas  les  seules  qui 
unissoient  les  deux  maisons  de  Bourbon  à  la 
maison  de  Habspourg  renouvelée,  le  caractère 
et  la  façon  de  penser  des  ministres  qui  gouver- 
noient  à  Vienne  et  à  Versailles  n'ycontribuoit 
pas  moins  :  le  prince  Kaunitz,  d'un  caractère 
haut  et  impérieux,  envisageoit  le  traité  de  Ver- 
sailles comme  le  chef-d'oeuvre  de  sa  politique  ; 
il  s'applaudissoit  d'avoir  désarmé  les  anciens 
ennemis  de  la  maison  d'Autriche  ,  et  de  les 
avoir  engagés  assez  avant  pour  servir  l'Em.pe- 
reur  contre  le  roi  de  Prusse  :  le  duc  de  Choi- 
seul  étoit  né  lorrain;  son  père  ,  le  comte  de 
Stainville  ,avoitété  ambassadeur  de  la  cour  de 
Vienne  à  Paris,  de  sorte  que  Mr  de  Choiseul 
se  croyant  encore  vassal  de  l'Empereur,  étoit 
intérieuremicnt  plus  attaché  à  l'Autriche  qu'à 
la  France.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  la 
préventionde  ces  deuxpremiers  ministres  pour 


î6  MEMOIRES    DE    I763 

cette  alliance  la  maintînt,  et  qu'elle  continue 
â  durer  tant  que  ses  promoteurs    conserve- 
ront leur  crédit  sur  l'esprit  de  leurs  maîtres. 
Si  d'un  autre  côté  nous  tournons  nos  regards 
vers  la  Prusse,  nous  la  trouvons  comme  isolée 
et  sans  alliance  aucune;  en  voici  la  raison.  Lors- 
que le  Sr  Pitt  quitta  le  ministère  ,  sa  place  fut 
donnée  à  l'Ecossois  Bute;  ce  ministre  anglois 
rompit  toutes  les  liaisons  qui  subsistoient  entre 
nos  deux  cours;  l'Angleterre,  comme    nous 
l'avons  rapporté  ,  ayant  fait  sa  paix  avec  la 
France,  lui  avoit  sacrifié  les  intérêts  de  la  Prusse, 
et  avoit  offert  la  conquête  de  la  Silésie  à  la 
maison  d'Autriche,  pour  renouveler  à  la  faveur 
de  ce  service  les  anciennes  liaisons  de  la  cour 
impériale  avec  celle  d'Angleterre;  et  comme  si 
ce  n'en  étoitpas  assez  de   tous  ces  procédés  ^ 
le  Sr  Bute  avoit  mis  tout  en  oeuvre  à  Péter- 
bourg  pour  brouiller  le  Roi  avec  l'empereur 
'   Pierre  III;  en  quoi  cependant  il  ne  put  réussir. 
Tant  de  mauvaise  foi  avoit  rompu  tous  les  liens 
formés  entre  la  Prusse  et  l'Angleterre;  à  cette 
alliance  que  Fintérêtréciproque  avoit  produite 
succéda  l'inimitié  la  plus  vive   et  la  haine  la 
plus  violente,  de  sorte  que  le  Roi  demeura  seul 

sur 


jusqu'à    1775.       CHAP.    I.        17 

sur  le  champ  de  bataille,  sans  à  la  vérité  que 
personne  l'atjaqiiât,  mais  aussi  sans  que  per- 
sonne se  présentât  pour 'le  défendre.  Cette 
situation ,  soutenable  tant  qu'elle  étoit  passagè- 
re 5  ne  devoit  pas  durer  5  aussi  changea-t-elle 
bientôt.  Vers  la  fin  de  1763  l'on  commença 
de  négocier  en  Russie  ,  pour  conclure  avec 
cette  puissance  une  alliance  défensive  ;  il  n'y 
avoit  alors  à  Péterbourg  que  le  comte  Panin 
qui  fût  favorable  à  la  Prusse;  l'ancien  ennemi 
du  Ro  ,  le  chancelier  Bestuchevv,  ce  promo- 
teur de  toutes  les  brouilleries  qu'il  y  eut  entre 
les  deux  cours,  s'opposoit  sourdement  à  la  né- 
gociation, et  il  étoit  soutenu  auprès  de  l'Impé- 
ratrice par  le  comteOrlow.  Les  cours  devien- 
ne et  de  Dresde  intriguèrent  sous  main  autant 
qu'elles  purent  pour  traverser  le  comte  de 
Solms.  Les  Autrichiens  représentoient  à  l'im- 
pératrice de  Pvussie  que  leur  puissance  étoit 
la  seule  dont  l'alliance  pût  être  avantageuse 
aux  Russes,  parce  que  1 1  cour  de  Vienne  étoit 
l'unique  qui  pût  les  assister  contre  les  Turcs  5 
leur  commun  ennemi.  Les  Saxons  avoient  d'au- 
tres raisons  pour  faire  manquer  les  négocia- 
tions du  comte  Solms;  ils  sollicitoient  l'appui 
Tome    V.  B 


l8  MÉMOIRES    DE    1763 

et  la  protection  de  l'Impératrice  ,  afin  de  se 
fraA/er  le  chemin  à  la  succession  du  trône  de 
Pologne,  au  cas  qu'Auguste  III  vînt  à  décéder. 
Les  Saxons,  gouvernés  par  le  comte  de  Bruhl, 
de  tout  temps  emiemi  des  Prussiens,  étoient 
d'ailleurs  disposés  <à  joindre  leurs  intrigues  à 
celles  de  toute  autre  puissance,  pour  contre- 
carrer ou  diminuer  toutes  les  choses  qui  pou- 
voient  donner  au  Roi  de  l'influence  dans  les 
affaires  de  l'Europe.  Il  falloit  un  événement 
inattendu  pour  terminer  cette  crise  ;  il  arriva 
à  point  nommé  ;  Auguste  IIÎ ,  roi  de  Pologne  , 
mourut  à  Dresde  le  4  Octobre  de  la  même 
année.  Son  fils  l'électeur  de  Saxe,  suivit  de 
prés  son  père  au  tombeau  ;  le  petit-fils  d'Au- 
guste, qui  devint  alors  électeur,  n'avoit  pas 
encore  atteint  l'âge  de  majorité.  Ces  deux 
morts  si  promptes,  et  ce  jeune  prince  en  tu- 
telle, changèrent  subitement  la  face  des  af- 
faires  ;  depuis ,  les  intrigues  et  les  cabales  des 
François,  des  Saxons  et  des  Autrichiens  ne 
purent  rien  effectuer  à  Péterbourg.  Le  comte 
Panin  gagna  le  dessus  et  devint  premier  mi- 
nistre; et  par  une  suite  de  l'ascendant  qu'il 
avoit  sur  l'esprit  de  l'Impératrice,  il  lui  per- 


jusqu'à    1775.    CHAP.    L  19 

suada  de  placer  un  Piaste  sur  le  trône  de  Po- 
logne; pour  aller  au  plus  sûr,  Catherine  com- 
muniqua ses  projets  au  roide  Prusse.  Ce  prince 
promit  de  les  appuyer,  et  sans  attendre  la  si- 
gnature du  traité  qu'il  négocioità  Péterbourg, 
son  ministre  à  Varsovie  fut  chargé    d'assister 

o 

celui  de  la  Russie  qui  se  trouvoit  dans  cette 
capitale  ,  et  de  faire  au  sujet  de  l'élection  fu- 
ture les  insinuations  les  plus  fortes  et  les  plus 
nerveuses  tant  au  primat  qu'aux  plus  grands 
seicfneurs  de  la  Pologne.  Cette  démarche  bien 
calculée  décida  enfin  l'irrésolution  de  la  cour 
de  Péterbourg  ;  les  ministres  de  Russie  marquè- 
rent à  leur  souveraine  combien  l'assistaîice  du 
roide  Prusse  avoit  facilité  leurs  négociations; 
ce  qui  acheva  de  déterminer  cette  princesse  à 
conclure  l'alliance  que  le  roi  lui  avoi'  proposé. 
Au  mois  de  Janvier  1764  le  contreprojet  fat 
envoyé  de  Berlin  au  compte  de  Solms,  et  après 
que  quelques  difficultés  eurent  été  levées  tou- 
chant le  concours  et  l'assistance  que  l'Impéra- 
trice exigoit  du  Roi,  ce  traité  important  fut 

signé  dans  le  courant  du  mois  de  Mars, 
o 

Pour  ne  pas  être  trop  long,  je  me    conten- 
terai d'en  rapporter  en  peu  de  mots  la  sub- 

B    Q 


20  MÉMOIRES    DE    lyÔS 

staiîce.  Le  traité  étoit  limité ,  et  ne  devoit  durer 
que  huit  années;  on  y  stipuloit  la  garantie  mu- 
tuelle pour  les  possesssions  des  deux  puissan- 
ces contractantes  ;  on  ne  devoit  faire  ni  trêve 
ni  paix  sans  un  consentement  mutuel  ;  on  se 
promettoit  réciproquement  l'assistance  d'un 
corps  de  10,000  hommes  d'infanterie  et  de 
2000  chevaux  :  par  un  article  secret  on  avoit 
stipulé  qu'on  évalueroit  ce  secours, au  cas  que 
le  Roi  fût  attaqué  vers  le  Rhin,  ou  l'Impératri- 
ce vers  la  Crimée,  à  une  somme  annuelle  de 
400,000  roubles  ou  480,000  écus  de  notre  mon- 
noie.  Quant  à  la  Pologne  ,  on  s'engageoit  à 
s'opposer  à  ce  que  ce  royaume  devint  hérédi- 
taire, et  à  ne  pas  souffrirles  entreprises  de  ceux 
qui  tenteroient,  en  changeant  la  forme  du  gou- 
vernement, d'y  introduire  le  pouvoir  monar- 
chique. On  promettoit  de  plus  de  protéger 
les  dissidens  contre  l'oppression  de  l'église  do- 
minante. Enfin,  par  une  convention  secrète, 
signée  le  même  jour,  on  s'engagea  de  faire  en 
sorte  que  l'élection  tombât  sur  un  piaste,etce 
piaste  fut  Stanislas  Poniatowsky  ,  stolnic  de  Lî- 
thuanie,  dès  long-temps  connu  de  l'impéra- 
trice de  Russie,  et  dont  la  personne  lui  étoit 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  21 

agréable.  Bientôt  dix  mille  russes  s'approchè- 
rent de  Varsovie,  tandis  que  sur  les  frontières 
de  la  Pologne  les  troupes  prussiennes  faisoient 
des  démonstrations  qui  pouvoient  convaincre 
ces  républicains ,  ainsi  que  les  puissances  étran- 
gères; que  ceux  qui  voudroient  s'ingérer  dans 
cette  élection  contre  la  volonté  de  la  Russie  et 
de  la  Prusse  ,  trouveroient  à  qui  parler  ,  et  fe- 
roient  bien  d'y  penser  plus  d'une  fois.  Le 
temps  approchoit  où  devoit  s'assembler  la 
diète  d'élection;  ilétoit  delà  dignité  des  deux 
cours  d'y  envoyer  un  ministre  titré  et  du  pre- 
mier ordre;  le  Roi  destina  cette  ambassade  au 
prince  de  Carolatli  Schoenaich,  qui  se  rendit 
aussitôt  à  Varsovie.  L'on  chana;ea  la  formée  de 
la  diète;  elle  fut  assemblée  sous  le  nom  de  ^^^^' 
Confédération ,  afin  d'annuller  le  Liber um  veto 
ouïe  Nie  Pos  vallum  du  parti  contraire ,  et  afin 
que  la  pluralité  des  voix  fût  suffisante  pour 
donner  la  sanction  aux  résolutions  qu'on  fe- 
roit  prendre  aux  députés  des  palatinats.  A 
cette  diète  en  succéda  une  autre  au  mois 
d'Août,  qui  prit  également  la  forme  d'une  con- 
fédération; ce  fut  celle  qui  par  les  fortes  re- 
commandations et  l'appui  des    ambassadeurs 

B  3 


22  MÉMOÎUES    DE     1768 

russe  et  prussien  élut  unanimement  le  7  Sep- 
tembre Stanislas  Poniatowsky  roi  de  Pologne; 
et  ce  prince  fut  reconnu  pour  tel  par  toutes 
les  puissances  de  l'Europe. 

Il  fallut  encore  une  troisième  diète  pour  le 
couronnement  Les  Czartorinsky ,  oncles  du 
nouveau  roi  ,  se  prévalurent  de  la  confédé- 
ration qui  subsistoit  encore  ,  pour  abolir  entiè- 
rement îe  Liberum  veto;  ce  qui  les  auroit ren- 
dus les  maîtres  absolus  des  délibérations  de 
cette  république.  Le  roi  de  Prusse  craicinit  que 
ces  mouvemens  ne  tirassent  à  conséquence,  en 
introduisant  nn  changem.ent  cgnsidérable 
dans  le  gouvernement  d'une  république  aussi 
voisine  de  ses  états  que  la  Pologne;  il  en  aver- 
tit la  cour  de  Péterbourg,  qui  entra  dans  ses 
vues  5  toutefois  on  laissa  subsister  la  forme  de 
la  confédération  jusquà  la  prochaine  diète. 
1755.  Ce  ne  furent  ensuite  que  négociations  infru- 
ctueuses pour  l'abolition  d'une  douane  géné- 
rale Que  la  diète  de  convocation  avoit  substi- 
tué  à  la  douane  de  la  noblesse  :  ce  nouvel  éta- 
blissement étant  contraire  au  traité  antécédent 
de  Wélau,  autorisoit  le  Roi  à  user  de  repré- 
sailles  envers  la  république.  Le  Sr  de  Goltz 


JUSQU'A    1775.    CHAP.    I.        23 

fut  envoyé  à  Varsovie,  pour  concilier  ce  dif- 
férent ;  on  s'en  remit  à  l'arbitrage  de  l'impé- 
ratrice de  Russie  ,  et  les  nouvelles  douanes 
furent  abolies  de  part  et  d'autres. 

La  cour  de  Péterbourg  ,  mécontente  de  la 
conduite  du  roi  de  Pologne,  et  encore  plus 
delà  conduite  des  Czartorinsky  ses  oncles,  qui 
Je  gouvernoient,  envoya  à  Varsovie  le  Sr  de 
Saldern  pour  les  observer,  et  pour  leur  faire 
les  remontrances  convenables ,  afin  qu'ils  mis- 
sentplus  de  modération  et  de  sagesse  dans  leurs 
procédés.  De  Varsovie  ce  négociateur  passa 
par  Berlin,  chargé  de  vastes  projets;  le  comte 
Panin  les  avoit  formés,  et  son  goût  le  portolt 
à  l'ostentation  et  à  l'éclat.  Le  Sr.  de  Saldern , 
qui  n'avoit  ni  manières  ,  ni  souplesse  dans 
l'esprit,  prit  le  ton  d'un  dictateur  romain,  pour 
obliger  le  Roi  à  consentir  à  l'accession  de  l'An- 
gleterre, de  la  Suède,  du  Danemarck  et  de 
la  Saxe  au  traité  de  Péterbourg.  Ce  projet 
étant  entièrement  contraire  aux  intérêts  de 
la  Prusse,  le  Roi  n'y  pouvoit  donner  les 
mains.  Comment  en  efîet  prétendre  que  le  Roi 
prît  des  arrangemens  avec  l'Angleterre,  après 
tout  ce  qu'il  avoit  éprouvé  de  sa  partP  L'assi- 

B  i 


24  MÉMOIRES    DE    I763 

staiice  de  la  Suéde,  du  Danemarclc  et  de  la 
Saxe  étoit  nulle,  parce  qu'on  ne-pouvoit  les 
faire  agir  qu'en  leur  payant  de  gros  subsides  • 
et  de  plus,  étant  unies  avec  la  Russie,  elles 
pouvoient  trop  partager  l'influence  que  le  Roi 
espéroit  de  gagner  dans  ce  pays-là.  Il  valoit 
donc  mieux  les  en  éloigner  à  temps,  d'autant 
plus  qu'il  ne  faut  pas  multiplier  les  êtres  sans 
nécessité.  Toutes  ces  raisons  portèrent  le  Roi 
à  décliner  les  propositions  du  Sr  de  Saldern. 
Ce  Ministre  prit  feu,  se  crcyant  le  préteur  Po- 
pilius,  et  prenant  S.  M.  pour  Antiochus ,  roi 
de  Syrie,  il  voulut  prescrire  des  lois  à  un  sou- 
verain; le  Roi,  qui  ne  se  croyoit  pas  du  tout 
Antiochus,  congédia  le  ministre  avec  tout  le 
sang  froid  possible  ,  en  l'assurant  qu'il  seroit 
toujours  l'ami  des  Russes,  mais  qu'il  ne  seroit 
jamais  leur  esclave.  Mr  de  Saldern  ,  mécon- 
tent d'avoir  trouvé  un  prince  si  peu  soumis  à 
ses  commandemens ,  se  rendit  de  Berlin  à  Cop- 
penliague  ,  où  étalant  tout  à  son  aise  son  des- 
potisme et  ses  prétentions  illimités,  il  subju- 
gua tellement  l'esprit  du  roi  de  Danemarck, 
qu'il  chassa  les  ministres  et  les  généraux  qui 
lui  déplaisoient,  et  les  remplaça  par  ses  créa- 


jusqu'à     1775.     CHAP.    L         25 

tares  ;  après  quoi  il  conclut  un  traité  éventuel 
d'échange  du  duché  de  Holstein  Gottorp  ,  qui 
revenoitau  Danemarck  pour  les  comtés  d'Ol- 
denbourg et  deDelmenhorst,  que  les  princes 
de  Holstein  recevoient  àla  place  de  ce  qu'ils 
perdoient. 

Sur  la  fin  de  cette  année  on  assembla  en- 
core une  diète  en  Pologne.  L'impératrice  de 
Russie  s'étoit  déclarée  la  protectrice  des  dissl- 
dens,  dont  un  certain  nombre  étoit  grec; 
elle  demanda  qu'on  leur  accordât  le  libre 
exercice  de  leur  religion  ,  et  qu'ils  pussent  pos- 
séder des  charges  tout  comme  leurs  compa- 
triotes. Cette  proposition  futla  semence  de  tous 
les  troubles  et  des  guerres  qui  s'ensuivirent. 
L'envoyé  de  Prusse  présenta  un  mémoire  â  la 
diète,  pour  lui  insinuer  que  son  maître  ne 
pouvoit  voir  d'un  oeil  indifférent  l'abolition  du 
Llberum  veto,  l'établissement  des  nouveaux  im- 
pôts, et  l'augmentation  des  troupes  de  la  cou- 
ronne; et  la  république  eut  égard  à  cette  re- 
présentation. Elle  n'eut  pas  la  même  complai- 
sance pour  les  privilèges  qu'on  avoit  demandés 
en  faveur  des  dissidensjbien  loin  d'y  déférer, 
la  diète  confirma  par  une  espèce  d'enthousias- 


26         M  É  M  O  I  R  E  &   D  E     lyGS 

sme  fanatique  les  constitutions  dont  les  dissi- 
dens  avoient  le  plus  à  se  piaindre.  Tout  ce 
que  la  cour  de  Russie  put  obtenir  de  plus  fa- 
vorable fut  de  dissoudre  cette  diète  et  la  con- 

1766.  fédération  qui  l'avoit  formée.  L'Impératrice  , 
piquée  au  vif  de  la  grossièreté  insolente  dont 
les  Polonois  usôient  envers  elle  ,  prit  la  réso- 
lution de  soutenir  la  cause  des-  dissidens  à 
force  ouverte  j  tout  de  suite  elle  invita  le  Roi 
à.  coopérer  pour  sa  part  aux  mesures  qu'elle 
vouloit  prendre;  à  quoi  ce  prince  étoit  déjà 
engagé  en  vertu  de  son  traité  d'alliance. 

Pendant  toutes  ces  agitations  de  la  Pologne 
se  conclut  le  mariage  du  prince  de  Prusse  avec 
la  princesse  Elisabeth,  quatrième  fille  du  duc 
de  Bronswic.  La  succession  ne  rouloit  que  sur 
quatre  têtes ,  le  prince  de  Prusse  ,  le  prince 
Henri,  qui  fut  enlevé  par  la  petite  vérole 
peu  de  temps  après  le  prince  Henri,  frère  du 
Roi,  etle  prince  Ferdinand,  qui  n'avoit  alors 
aucun  successeur  mâle.. 

T^a^  Pvîais  revenons  àlaPolo{Tne  dont  nous  nous 
sommes  écartés.  Le  despotisme  avec  lequel  la 
cour  de  Péterbour^  ai^issoit  dans  cette  repu- 
blique  ,  révoitoit  les    Sarmates   ainsi  qu'une 


jusqu'à     1775.     CKAP.    I.         27 

partie  de  l'Europe  contre  la  Paissie.  La  cour 
de  Vienne  avoit  peine  à  cacher  sa  jalousie  et 
son  mécontentement.  La  France,  qui  conscr- 
voit  encore  des  restes  de  cet  esprit  de  gran- 
deur qui  s'ëtoit  tant  manifesté  du  temps  de 
Louis  XIV,  ne  pouvoit  digérer  qu'il  arrivât 
un  grand  événement  en  Europe  sans  qu'elle 
y  eut  aucune  part.  Le  duc  de  C'ioiseul,  qui 
jouissoit  de  la  puissance  royale  sans  en  avoir 
le  titre;  étoit  l'homme  le  plus  inquiet  et  le 
moins  endurant  qui  fût  jamais  né  en  France; 
il  envisageoit  l'élection  d'un  roi  de  Poloi^ne 
sans  le  concours  de  son  maître  comme  une 
avanie  faite  au  royaume;  pour  venger  CGt  af- 
front idéal,  il  auroit  incessamment  engagé  la 
France  dans  une  nouvelle  guerre,  s'il  n'avoit 
été  retenu  par  l'épuisement  des  finances  etpar 
l'eloignement  de  Louis  XV  pour  de  pareilles 
entreprises.  Il  se  dédommageoit  de  l'impuis- 
sance d'agir  dans  laquelle  il  étoit,  en  chica- 
nant les  Russes  dans  toutes  les  occasions;  ainsi 
pour  refuser  à  l'Impératrice  le  titre  de  Ma- 
jesté impériale,  il  eut  recours  à  l'académie 
françoise,  qui  fut  obligée  de  décider  que  cette 
expression  n'étoit  pas  françoise;  ce  sont-là  de 


28  MÉMOIRES      DE      lySS 

petites  vengeances ,  indignes  de  grands  coeurs  ; 
aussi  ne  rapporterois-je  point  ces  misères ,  si 
elles  ne  peignoient  le  caractère  des  hommes. 

Dès  l'année  1 765  Tempereur  François  I  étoit 
décédé  à  Inspruck.  Son  fils  Joseph  ,  qui  avoit 
été  couronné  roi  des  Romains  ,  lui  succéda 
sans  obstacle.  Ce  jeune  prince  fit  une  tournée 
en  Bohème  et  en  Saxe  ,  pour  examiner  les 
terrains  qui  avoient  servi  de  théâtre  à  la  der- 
nière guerre.  Commeil  devoit  passer  par  Tor- 
gau  5  le  Roi  lui  fit  proposer  une  entrevue  , 
à  laquelle  l'Impératrice  sa  mère  et  le  prince 
Kaunitz  s'opposèrent.  L'Empereur  ressentit 
quelque  chagrin  de  ce  refus,  et  fit  insinuer  au 
roi  de  Prusse  qu'il  trouveroit  bien  moyen  de 
réparer  la  grossièreté  que  ses  pédagogues  lui 
faisoient  commettre. 

Cependant  le  mécontentement  des  Polo- 
nois  devenoit  presque  général  ;  toute  la  na- 
tion jetoit  les  hauts  cris  ;  aies  en  croire,  c'é toit 
lareligion  catholique  que  les  Russes  vouloient 
détruire,  et  tout  prince  né  dans  le  sein  de 
l'église  apostolique  et  romaine  étoit  obligé  en 
conscience  de  les  assister.  Ces  clameurs,  sou- 
vent répétées,  commençoient  à  faire  impres- 


jusqu'à    1775.     CHAP.     I.        2g 

sion  sur  la  cour  de  Vienne.  L'humeur  qu'a- 
voit  prise  l'Impératrice  occasionna  quelque 
mouvement  des  troupes  dans  les  provinces 
autrichiennes;  on  commençoit  à  travailler  à 
des  arrangemens  militaires,  non  pas  tels  qu'ils 
sontnécessaires  pour  entrer  incessamment  en 
campagne  ,  mais  de  la  nature  de  ceux  qui  ser- 
vent a  l'acheminement  d'un  grand  dessein 
qu'on  médite;  le  bruit  de  cet  armement  qui 
se  répandit  promptement  partout,  causa  quel- 
ques alarmes  à  la  cour  de  Péterbourg  ;  et  les 
inquiétudes  où  se  trouvoit  l'impératrice  de 
Russie,  donnèrent  lieu  aune  convention  secrè- 
te entre  cette  puissance  et  la  Prusse  ,  qui  fut 
promptement  conclue.  Elle  portoit  en  substan-  23 
ce,  que  l'Impératrice  feroit  entrer  un  corps ^"^^^^ 
de  troupes  en  Pologne,  pour  soutenir  le  parti 
des  dissidens  ,  et  que  pour  éviter  de  donner 
de  nouveaux  ombrages  à  la  cour  de  Vienne, 
le  Roi  se  borneroit  à  appuyer  les  entreprises 
des  Russes  par  des  déclarations  vigoureuses  et 
capables  d'intimider  les  mécontens;on  stipula 
toutefois  que  si  la  cour  de  Vienne  faisoit  entrer 
des  troupes  en  Pologne  pour  agir  hostilement 
contre  les  Russes ,  en  ce  cas  S.  M.  se  déclare- 


30        M  É  M  O  I  Pc  E  s       DE      I763 

roit  et  aglroit  ouvertement  contre  les  Autri- 
chiens, en  faisant  même  une  puissante  diver- 
sion dans  leurs  états;  et  de  plus,  qu'en  consi- 
dération de  cette  guerre  que  le  Roi  auroît  à 
soutenir  uniquement  pour  les  intérêts  de  Rus- 
sie, l'Impératrice  assisteroit  ce  prince  par  un 
corps  de  ses  troupes,  et  lui  procureroit  un  dé- 
dommagement convenable  après  la  conclusion 
de  la  paix.  Les  liaisons  qui  de  jour  en  jour  de- 
venoient  plus  intimées  entre  le  Roi  et  la  Russie 
en  im.posèrent  à  la  cour  de  Vienne,  et  parce 
que  les  hasards  auxquels  elle  s'exposeroit  , 
étoient  plus  considérables  que  les  avantages 
qu'ellepouvoitse  procurer,  elle  pritle  parti  de 
demeurer  iranquille  spectatrice  des  événe- 
mens. 

Cette  même  année  le  mariage  de  la  prin- 
cesse Wilhelmine,  nièce  du  Roi,  fut  conclu 
avec  le  prince  d'Orange;  cela  ne  pouvoit  in- 
fluer en  rien  dans  la  politicjue,  et  ce  mariage 
se  bornoit  à  procurer  un  établissement  hon- 
nête à  une  princesse  de  la  maison. 

Mais  retournons  aux  affaires  de  la  Pologne. 
En  suivant  les  instigations  delà  Russie  les  dis- 
sidens  formèrent  une  confédération ,  protégée 


jusqu'à     1775.     CHAP.    L         3l 

par  les  troupes  russes  qui^  venoient  d'entrer 
dans  ce  royaume.  En  même-temps  le  ministre 
prussien,  résidante!  Varsovie  5  y  déclara  que  le 
Roi  regardoit  le  rétablissement  des  dissidens 
comme  une  clause  du  traité  d'Oliva  et  de  son 
alliance  avec  l'impératrice  de  Russie,  et  qu'il 
prioitla  république  d'avoir  égard  à  leurs  griefs. 
Le  roi  de  Pologne  donna  audience  aux  dépu- 
tés de  ces  dissidens;  ce  qui  produisit  unse7ïa- 
tus-coiîsUlum^  lequel  convoqua  une  diète  ex-  5  ocr. 
traordinaire. Cette  diète  s'assembla  sous  les  au- 
spices des  troupes  russes  qui  entouroient  Var- 
sovie. Le  prince  Repnin ,  ambassadeur  de 
Catherine  ,  n'employa  que  des  moyens  violens 
pour  subjuguer  la  diète  ;  il  fit  enlever  l'évêque 
de  Cracovie,  celui  deKiovie,  etle  petit  général 
de  la  couronne  Rezewusky,tous  ennemis  décla- 
rés des  dissidens,  lesquels  furent  envoyés  en 
exil  au-delà  de  Moscau  vers  la  Sibérie  ;  les 
autres  nonces  furent  obligés  de  limiter  ladu- 
rée  de  la  diète  au  1  de  Février  1767,  et  l'on 
nomma  des  cominissaires  de  pouvoirs  pour 
conclure  les  affaires  définitivement  au  nom 
de  la  république.  Le  ministre  de  Russie,  celui  176S. 
de   l^russe  et   ceux    des   cours   protestantes , 


32  MÉMOIUES  DE  1763 
ainsi  que  les  maréchaux  des  dissidens  assi- 
stèrent aux  séances  de  cette  commission;  là 
se  signa  un  acte  en  vertu  duquel  les  dissidens 
furent  rétablis  dans  tous  leurs  droits.  Peu  de 
temps  après  on  procéda  à  la  signature  des  lois 
cardinales  du  royaume  ,  par  lesquelles  le  pou- 
voir des  premières  charges  de  la  république 
fut  limité,  nommément  de  celle  du  grand  gé- 
néral ;  la  diète  fut  obligée  de  conftrmer  ces 
lois  nouvelles,  après  quoi  elle  se  sépara. 

Tant  d'actes  de  souveraineté  cju'une  puis- 
sance étrangère  exerçoitdans  cette  république, 
soulevèrent  à  la  fin  tous  les  esprits;  la  fierté  du 
prince  Repnin  ne  les  radoucissoit  pas  ;  ceux 
qui  occupoientles  premières  charges,  le  coeur 
ulcéré  de  la  diminution  de  leur  pouvoir ,  ne 
pouvoient digérer  des  changemens  aussi  préju- 
diciables à  leur  autorité  qu'avilissans.  Les  évê- 
ques,  dont  la  moitié  du  diocèse  étoit  composée 
de  dissidens,  et  qui  se  flattoient  d'augm^enter 
leurs  dixmes  par  leur  conversion,  voyoientpar 
ces  nouvelles  lois  leurs  espérances  anéandes; 
ils  se  lièrent  d'intérêt  ;  et  prévoyant  que  le 
peuple  ne  s'enflammeroit  pas  pour  quelques 
torts  dont  ils  se  plaignoient  ,   ils    résolurent 

d'employer 


jusqu'à     177').     CHAP.    I.         33 

d'employer  le  fanatisme  pour  exciter  ces  âmes 
stupicles  à  la  défense  de  leurs  pontifes.  Les  évê- 
ques  et  les  magnats,  qu'un  mécontentement 
6gal  réunissoit ,  répandirent  dans  le  public  que 
la  Russie  d'accord  avec  le  roi  de  Pologne  vou- 
loit  abolir  la  religion  catholique,  apostolique 
et  romaine;  que  tout  étoit  perdu  si  l'on  ne 
prenoit  les  armes ,  et  que  s'il  se  td'ouvoit  encore 
des  catholiques  zélés  et  fervens,  ils  dévoient 
tous  accourir  pour  défendre  et  pour  sauver 
leurs  autels.  Le  peuple ,  vexé  dans  différentes 
contrées  où  les  troupes  russes  étoient  distri- 
buées,  avoit  déjà  commencé  à  s'impatien- 
ter, et  à  diverses  reprises  il  avoit  manifesté  son 
mécontentement.  Cette  masse  imbécille  ,  et 
faite  pour  être  menée  par  ceux  qui  st;  donnent 
la  peine  de  la  tromper  ,  se  laissa  facilement 
séduire  par  les  prêtres  ;  la  cause  de  la  religion 
fut  le  sicrnaL  et  le  mot  de  ralliement;  le  fana- 
tisme  s'empara  de  tous  les  esprits,  et  les  grands 
prohtèrent  de  l'enthousiasme  de  leurs  serfs, 
pour  secouer  un  joug  qui  com.mençoit  à  leur 
devenir  insupportable.  Déjà  s'échappoient  des 
étincelles  de  ce  feu  qui  couvoit  encpre  sous  la 
cendr-e;  peut-être  que  la  prépondérance  des 
Tom^  V.  C 


34  MÉMOIRES     DE     1763 

cours  alliées  Tauroit  étouffé,  si  la  F'rance,  qui 
par  jalousie  vouloit  diviser  et  troubler  le  nord 
à  force  d'exciter  ce  feu ,  n'eût  causé  l'embrase- 
ment général  qui  s'ensuivit.  Le  duc  de  Choiseul 
étoit  dévoré  d'ambition,  et  vouloit  donner  de 
l'éclat  à  son  ministère;  trop  prévenu  d'un  soi- 
disant  testament  du  cardinal  de  Richelieu ,  il 
avoit  toujours  présente  à  l'esprit  la  promesse 
du  cardinal  à  Louis  XÎII ,  qu'il  feroit  respecter 
sa  monarchie  à  l'Europe  entière;  et  lui  se  pro- 
posoit  de  faire  respecter  Louis  XV.  Mais  les 
temps  et  la  situation  des  affaires  étoient  en  tout 
dissemblables.  Premièrement  la  France  n'étoit 
point  du  temps  du  cardinal  accablée  de  dettes  : 
en  second  lieu,  depuis  le  1  7"^^  siècle,  l'Europe 
avoit  tout-à-fait  changé;  la  Russie  j  à  lac^uelle 
nous  voyons  jouer  un  si  grand  rôle  mainte- 
nant, étoit  inconnue,;  la  Prusse  et  le  Brande- 
bourg étoient  sans  énergie  ;  la  Suéde  brilloit , 
et  à  présent  elle  est  éclipsée:  et  d'ailleurs  quels 
projets  peut  former  un  ministre,  quand  les 
moyens  de  les  exécuter  lui  manquent,  et  que 
la  crainte  d'une  banqueroute  générale  l'obli- 
gent à  se  borner  aux  intrigues,  et  à  écarter 
toutes  les  entreprises  hardies  quipourroient  le 
tirer  de  son  inaction?  Ces  obstacles  qu'on  ne 


Jusqu'à  1775.    chap*  L        35 

pouvoit  lever,  sans  calmer  l'inquiétude  de 
Mr  de  ChoJ,seul  resserroient  son  p~énie  :  et  ne 
pouvant  mettre  en  action  les  grands  ressorts  de 
la  politique ,  il  se  contentoit  de  tracasser.  Outre 
la  jalousie  que  donnoit  à  la  France  l'élection 
d'un  roi  de  Pologne  â  laquelle  elle  n'avoit 
aucune  part ,  à  Versailles  on  ne  pouvoit  par- 
donner à  rimpératrice  de  R,ussie  d'avoir  aban- 
donné la  grande  alliance,  et  d'avoir  fait  une 
paix  séparée  avec  le  roi  de  Prusse.  IVÎr  de 
Choiseui ,  pour  s'en  venger  ,  excita  contre 
Catherine  les  Polonois  et  les  Turcs  j  il  vouloir 
qu'en  même -temps  les  Suédois  fissent  une 
diversion  en  Finlande  et  dans  l'Estonie,  et  il 
espéroit  par  ces  dinérens  moyens  d'allumer 
une  guerre  contre  la  Russie,  dont  il  lui  seroit 
difficile  de  sortir  avec  avantage.  Dès-lors  les 
émissaires  François  se  répandirent  partout^  les 
uns  encouracreoient  les  Polonois  à  défendre 
leur  liberté  j  les  autres  couroient  à  Gonstanti- 
nople  exciter  la  Porte  ii  ne  pas  voir  avec  des 
yeux  indifîérens  le  despotism.e  qu'une  puis- 
sance voisine  exerçoit  en  Pologne  j  d'autres  se 
rendoient  à  Stockholm  ,  pour  cabaler  à  la 
diète ,  pour  changer  la  forme  du  gouverne- 

C  a 


3Ô  MÉMOIRES     DE     1763 

ment,  et  rendre  le  Roi  souverain,  ahn  qu  en 
faveur  des  Turcs  et  des  Polonois  il  fît  une 
diversion  contre  les  Russes.  Mr  deChoisenl, 
non  content  de  tant  d'intrigues,  vouloit  encore 
détacher  le  roi  de  Prusse  d'une  puisi^ance  qu'il 
espéroit  d'écraser  d'autant  plus  facilement; 
jnais  il  n'y  réussit  pas;  et  il  éclioua  également 
en  Suède ,  où  à  la  diète  le  parti  russe  l'emporta 
sur  celui  de  la  France.  Mais  il  en  fut  autrement 
en  Pologne,  ainsi  cu'en  Turquie.  Dès  le  mois 
de  Mars  il  se  forma  dans  la  ville  de  Bar  en 
PoloQ;ne  une  confédération  contre  la  Russie: 
le  comte  Krciszinsky  en  fut  élu  maréchal.  Cette 
confédération  en  produisit  plusieurs  autres  ; 
les  confédérés  signalèrent  le  premier  acte  de 
leur  soulèvement,  en  annullant  toutes  les  nou- 
velles lois;  mais  loin  de  se  borner  à  ce  premier 
essai  de  leur  force,  enivrés  d'espérances  et  dans 
le  délire  des  passions  ,  ils  n'aspiroient  pas  à 
moins  qu'à  détrôner  le  Roi,  et  n'attendoient 
que  roccasion  pour  exécuter  leur  dessein.  Le 
roi  de  Pologne  en  fut  instruit;  alarmé  du  dan- 
ger qui  le  menaçoit,  il  assembla  un  se/iatus- 
cojisilium  ^  où  l'on  convint  qu'on  réclameroit 
l'assistance  de  la  Russie,  pour  protéger  Ponia- 
to\vsky  cju'elle  avoit  placé  sur  le  trône  :  ce  fut 


jusqu'à    1775.     CHAP.    L  37 

le  signal  des  hostilités;  les  Russes,  quin'avoicnt 
pas  10  mille  hommes  dans  ce  royaume,  batti- 
rent cependant  tous  les  confédérés  qui  leur 
résistoient;  mais  comme  ilsn'étoient  pas  assez 
nombreux  pour  les  détruire  ,  cet  essaim  do 
guêpes  dispersé  d\\n  côté  reparoissoit  aussitôt 
d'un  autre.  Dans  une  de  ces  rencontres  qu'il 
y  eut  en  Podolie  ,  les  Russes,  sans  le  savoir, 
poursuivirent  les  confédérés  jusque  sur  le  ter- 
ritoire des  Turcs;  la  petite  ville  de  Balta,  où 
les  Polonois  s'étoient  sauvés,  fut  brûlée.  Cette 
violation  de  territoire  mt  le  prétexte  dont  les 
Turcs  se  servirent  pour  déclarer  la  guerre  à  la  Octob. 
Russie. 

Aussitôt  les  Turcs  firent  prendre  et  transpor- 
ter aux  Sept-tours  le  Sr  Obreskow,  ministre 
de  l'impératrice  de  Russie  cà  Constantinopie. 
Ces  gens  ne  savoient  faire  ni  la  paix  ni  la  guerre; 
ils  précipitèrent  mal-adroitement  cette  décla- 
ration ;  c'étoit  plutôt  un  avertissement  qu'ils 
donnoient  aux  Russes  de  se  préparer  pendant 
ridver  à  résister  aux  forces  ottomanes  qui  les 
attaqu.eroient  le  printemps  d'après.  Si  cette 
déclaration  avoit  été  rc^mise  à  l'année  suivante,  i/Gg. 
la  foudre  scroit  tombée  au  même  instant  où 

C  3 


38  M  É  11  O  I  R  E  s     B  E      1753 

l'on  auroit  eîitendu  «gronder  le  tonnerre,  et  les 
Russes  aur  oient  été  pris  au  dépourvu,  puisqu'il 
leur  falloit  six  grands  mois  pour  se  préparer  à 
la  f^uerre,  et  rassembler  une  armée  assez  for- 
liiidable  ,  pourvue  de  tout  ce  qui  lui  étoit 
nécessaire  pour  s'opposer  avec  vigueur  aux 
entreprises  des  ennemis. 

Les  troubles  qui  se  manifestoient  alors,  cau- 
sèrent de  o;rands  embarras  à  la  cour  de  Berlin. 
Le  Roi  étoit  à  peine  sorti  d'une  guerre  aussi 
longue  que  rum.euse  :  ses  provinces  pouvoient 
se  rétablir  à  l'ombre  d'une  paix  durable;  mais 
il  falloit  du  temps  pour  consolider  les  ancien- 
nes plaies  ;  l'armée  étoit  recrutée,  on  corri- 
îTiençoit  a  ]a  discipliner  3  mais  elle  n'étoit  pas 
encore  parvenue  à  un  état  de  maturité  qui  pût 
inspirer  une  entière  confiance  dans  ses  opéra- 
tions. D'autre  part  la  (guerre  déclarée  entre  la 
Porte  et  la  Russie  mettoit  le  Roi  dans  l'oblir^a- 
rion  de  remplir  sesengagemens  envers  Ilmpé- 
ratrice  :  il  falloit  paver  les  subsides  stipulés 
par  Falliance  ,  qui  montoient,  comme  nous 
l'avons  dit,  annuellement  à  480,000  écus. 

Pendant  qu^oa  négocioit  à  Berlin,  les  Russes 
et  les  Turcs  en  étoient  déjà  aux  mams.  Les 
:armées  russes  ,   sous    le    conimandeinen.t   du 


jusqu'à     1775.     CHAP.    T.  39 

prince  Gallizin,  avoient  battu  les  Ottomans 
auprès  de  Choczim,  et  la  prise  de  cette  ville 
fut  suivie  de  la  conquête  de  la  Moldavie.  Les 
généraux  de  Catherine  i^noroient  la  castronié- 
trie  et  la  tactique  ,  ceux  du  Sultan  avoient 
encore  moins  de  connoissances;  de  sorte  que 
pour  se  faire  une  juste  idée  de  cette  guerre,  il 
faut  se  représenter  des  borgnes,  qui  après  avoir 
bien  battu  des  aveugles,  gagnent  sur  eux  un 
ascendant  complet.  Des  progrès  aussi  rapides 
alarmoient  également  les  alliés  des  Russes  ,  et 
les  autres  puissances  de  l'Europe.  La  Prusse 
avoit  à  craindre  que  son  alliée,  devenue  trop 
puissante ,  ne  voulût  avec  le  temps  lui  imposer 
des  lois  comme  à  la  Pologne.  Cette  perspective 
étoit  aussi  dangereuse  qu'enrayante.  La  cour 
de  Vienne  etoit  trop  éclairée  sur  ses  intérêts 
pour  ne  pas  avoir  des  appréhensions  à-peu-près 
semblables.  Ce  danger  commun  ht  oublier 
pour  un  temps  les  animosités  passées.  Quoique 
les  succès  étonnans  des  Russes  donnassent  de 
l'ombrage  à  toute  l'Europe ,  les  impressions  en 
étoient  bien  plus  fortes  sur  les  puissances 
qui  se  trouvoicnt  dans  le  voisinage.  Le  péril 
rapprocha  donc  la  cour  de  Vienne  et  celle  de 

c  4 


40  M  É  MO  I  R  E  S     D  E    1  763 

Berlin;  un  pas  en  amena  successivement  un 
autre.  L'Empereur  fâché,  comme  nous  l'avons 
dit,  que  l'entrevue  proposée  en  17  66  n'eût  pas 
eu  lieu,  proposa  au  Roi  de  lui  rendre  visite  en 
Silcsie;  le  prince  Kaunitz  ne  s'opposa  point  â 
ses  volontés;  Tïm^pératrice-reine  y  consentit 
fiSaoût.  également;  cette  affaire  fut  mise  tout  de  suite 
en  négociation ,  et  il  fut  convenu  que  l'entre- 
vue seroit  à  Neisse. 

L'Empereur  voulut  garder  un  incoc^nito 
parfait;  il  prit  le  nom  de  comte  de  Falken- 
stein,  et  l'on  crut  ne  pouvoir  lui  rendre  plus 
d'honneur  qu'en  déférant  en  tout  à  ses  volon- 
tés. Ce  jeuneprince  affectoitune  franchise  qui 
lui  sembloit  naturelle;  son  caractère  aimable 
marquoit  de  la  gaieté  jointe  à  beaucoup  de 
vivacité;  mais  avec  le  désir  d'apprendre,  il 
n'avoit  pas  la  patience  de  s'instruire  ;  ce  qui 
n'empêcha  pas  que  des  liaisons  d'amitié  et  d'es- 
time ne  se  formassent  entre  les  deux  monar- 
ques. Le  Roi  dit  à  l'Empereur  qu'ilregardoit  ce 
jour  comme  le  plus  beau  de  sa  vie,  parce  qu'il 
serviroit  dV'poque  à  l'union  de  deux  maisons 
trop  long-temps  ennemies,  et  dont  l'intérêt 
m.utuel   étoit  de  s'entrc-seconder  plutôt  que 


jusqu'à    1775.     CHAP.    I.  41 

de  se  détruire;  lEmpereur  répondit  qu'il  n'y 
avoit  plus  de  Silésie pour  l'Autriche;  après  quoi 
il  laissa  entrevoir  assez  adroitement,  que  tant 
que  samére  vivroit,  il  n'osoit  se  flatter  d'avoir 
assez  d'ascendant  sur  son  esprit  pour  pouvoir 
exécuter  ce  qu'il  désiroit;  toutefois  il  ne  dissi- 
mula point  que  vu  la  situation  actuelle  des 
choses  en  Europe,  ni  lui  ni  sa  mère  ue  soufïri- 
roient  jamais  que  les  Russes  demeurassent  en 
possession  de  la  Moldavie  et  de  laValachie.  ïl 
proposa  ensuite  qu'on  prît  des  mesures  pour 
maintenir  une  exacte  neutralité  en  yVllemagne, 
au  cas  qu'il  s'allumât  une  guerre  entre  l'Angle- 
terre et  la  France.  Ce  cas  paroissoit  alors  vrai- 
semblable et  possible  ,  parce  qu'un  vaisseau 
françois ,  enlevé  par  les  Anglois  auprès  de 
Terre-neuve,  avoit  donné  lieu  à  d'assez  vives 
altercations  entre  ces  deux  cours.  Le  Roi,  pour 
marquer  le  désir  qu'il  avoit  d'entretenir  la 
bonne  intelligence  entrje  la  Prusse  et  l'Autri- 
che  ,  accepta  les  offres  de  l'Empereur ,  et  ces 
deux  princes  s'engagèrent  réciproquement 
par  écrit  de  maintenir  cette  neutralité;  ce  qui 
devenoit  un  acte  aussi  inviolable  qu'un  traité 
dressé  dans  les  formes  et  parafé  de  la  sig;naturc 


42  MÉMOIRES      DE      I763 

des  ministres  :  rEmpereur  promettoit  au  nom 
rîe  l'Impératrice  et  an  sien,  et  le  Roi  engageoit 
sa  parole  d'honnenr,  que  si  la  guerre  éclatoit 
entre  la  France  et  TAnçrleterre ,  ils  maintien- 
droient  avec  fidélité  la  pai^:  heureusement 
rétablie  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  et  que 
s'il  survenoit  d'autres  troubles,  dont  il  étoit 
impossible  de  prévoir  les  causes,  ils  observe- 
roient  la  plus  exacte  neutralité  de  part  et 
d^autre  à  l'égard  de  leurs  possessions  respecti- 
ves :  cet  eng-a!7ement,  dont  le  secret  fut  scru- 
sbaaùt.puleusement  observé,  fut  signé  à  Neisse  à  la 
commune  satisfaction  des  deux  souverains. 

îl  faut  convenir  cju'en  politique  ç'auroit  été 
une  faute  impardonnable  que  de  se  fier  aveu- 
glément à  la  bonne  foi  des  Autrichiens  ;  mais 
dans  les  conj  onctures  alors  pr ésen  tes ,  où  la  pré- 
pondérance de  la  Russie  devenoit  trop  consi- 
dérable, et  lorsqu'il  étoit  impossible  de  prévoir 
quelles  bornes  elle  m*ettroi't  à  ses  conc|uêtes,  îl 
étoit  trés-convenable  de  se  rapprocher  de  la 
cour  devienne.  La  Prusse  se  ressentoit  encore 
des  coups  que  laP^ussie  lui  avoit  portés  dans  la 
dernière  guerre  ;  il  n'étoit  point  de  Fintérêi  du 
Roi  de  travailler  lui-mcme  à  raccroissement 


JUS  ou' A     1775.     CHAP.    L  43 

d'une  puissance  aussi  redoutable  que  dange- 
reuse. II  y  avoir  deux  partis  à  prendre  5  ou  celui 
de  l'arrêter  dans  le  cours  de  ses  immenses  con- 
quêtes, ou,  ce  qui  étoitleplus  sage,  d'essayer 
par  adresse  d'en  tirer  parti.  Le  Roi  n'avoir 
rien  ncg-]i!.Té  à  cet  égard;  il  avoit  envoyé  à  Pé- 
rerbourg  un  projet  pQiitic|iie,  qu'il  attribuoit 
à  un  comte  deLynar,  connu  dans  la  dernière 
Querre  Dour  avoir  négocié  la  convention  de 
Closter-Seven  entre  les  Hanovriens  çomman^ 
dés  par  le  duc  de  Gumberland  et  campés  à 
Stade,  et  les  François  sous  les  ordres  du  duc  de 
Iliclielieu.  ]\!ai3  les  s^rands  succès  des  Russes 
tant  dans  la  Moldavie  qu'en  Valacbie,  et  les 
victoires  que  leurs  flottes  remportèrent  dans 

rArcliiDel,  avoientrellement  enivré  la  cour  de 

± 

ses  prospérités,  qu'elle  ne  fit  aucune  attention 
au  soi-disant  mémoire  du  comte  deLynar.  On 
crur  donc  ,  après  ces  essais  manques  ,  devoir 
recourir  à  d'autres  mesures.  Il  n'étoit  pas  de 
l'intérêt  de  la  Prusse  de  voir  la  puissance  otto- 
mane entièrement  écrasée,  parce  cju'en  cas  de 
besoin  elle  pourroit  être  utilement  employée 
à  faire  des  diversions,  soit  dans  la  Hongrie ,  soir 
en  Russie,  selon  les  pu.i.-sances  avec  lesquelles 


44  MÉMOIRES      DE      1  yGj 

on  seroit  en  cruerre.  Le  Roi  jugea,  donc  qu'en 
faisant  intervenir  la  cour  de  Vienne  e-t  en  y 
joignant  sa  médiation  ,  on  pourroit  rétablir  la 
paix  entre  les  puissances  belligérantes  à  des 
conditions   acceptables  des  dejix  parts.     On 

1770.  commença  par  faire  des  ouvertures  à  la  cour 
de  Péterbourg  de  même  qu'à  Constantinople^ 
en  représentant  que  les  deux  partis  dévoient 
désirer  é^alenaent  la  fin  de  la  guerre,  et  d'au- 
tant   plus   qu'il   étoit    à  craindre   qu'avec    le 

^  temps  cet  embrasement  ne  devînt  général;  on 
souhaitoit  de  pouvoir  leur  proposer  quelque 
tempérament  qui  leur  convînt  à  ^3us  les  deux, 
pour  terminer  leurs  diUérens  à  l'amiable.  Le 
comte  Panin,  après  avoir  fait  l'éloge  de  la  mo- 
dération et  du  désintéressement  cle  l'In-ipéra- 
trice,  répondit  cpie  cette  princesse  étou  toute 
disposée  à  écouter  les  propositions  qu'on  lui 
feroit.  Cette  réserve  cachoit  sous  les  dehors  de 
la  douceur  des  prétentions  tres-fortes.  Avant 
d'entendre  les  demandes  des  Turcs,  il  vouloit 
préalablement  cpie  le  Sr  Obreskow  fût  mis 
en  liberté  ;  il  ajouta  qu'au  reste  Tlmpératricc 
verroit  avec  plaisir  que  le  Roi  employât  se^ 
bons   oilices   auprès    de    la   Porte ,    pour  lui 


jusqu'à     1775.     CPIAP.    I.  45 

inspirer  des  sentimens  pacifiques ,  et  que  lors- 
que les  choses  en  seroient  là  ,  cette  princesse 
ne  demanderoit  pas  mieux  que  de  parvenir  par 
la  médiation  de  sa  Majesté  prussienne  au  réta- 
blissement de  la  tranquillité  publique  :  d'autre 
part  les  Turcs  commençoient  à  désirer  la  hii 
d'une  guerre  dont  les  succès  n'avoient  pas 
répondu  à  leur  attente;  le  Roi,  qui  leur  avoit 
fortement  déconseillé  CLtte  levée  de  bouclier, 
avoit  par  cela  même  acquis  leur  confiance. 
Les  Turcs  acceptèrent  donc  la  médiation 
prussienne  ;  m.ais  ils  avoient  quelque  répu- 
gnance pour  celle  de  la  cour  de  Vienne;  on 
trouva  pourtant  moyen  de  la  vaincre,  à  force 
de  réitérer  les  mêmes  représentations  fondées 
sur  le  poids  décisif  qu'une  aussi  grande  puis- 
sance que  celle  de  la  maison  d'Autriche  pou- 
>  oit  donner  à  la  négociation  ,  pour  la  faire 
réussir.  Les  Russes  ,  sur  l'esprit  desquels  les 
insinuations  pacifiques  n'avoient  guère  fait 
d'impression  ,  continuoient  en  attendant  de 
remporter  les  plus  grands  avantages  sur  les 
armées  ottomanes  ;  leur  flotte  ,  après  avoir 
battu  celle  des!  urcs,  la  détruisit  presque  tota-  iqJuiL 
lement,  si  ])ien  que  la  plupaxt  des  vaisseaux 


46  MÉMOIRES     B  E      1 763 

ennemis  furent  brûlés  on  coulés  à  fond.   Un 
coup  aussi  imprévu  obligea  la  Porte  à  partager 
son  attention  j  elle  ne  savoit  si  elle  devoit  em-^ 
ployer  ses  forces  à  défendre  les  passages  de  Sesto 
et  d'Abydo,  ou  s'il  filloit  penser  préférable- 
tnent  à  la  Moldavie.   Cet  état  d'incertitude 
mêlée  de  terreur  favorisa  les  opérations  du 
maréchal  Romanzow,  et  contribua  certaine- 
ment à  lui  faire  remporter  la  victoire  à  Kiab 
sur  l'armée  du  grand  Visir.  Il  ajouta  ainsi  danâ 
une  campagne  la  conquête  de  la  Valachie  à 
celle  de  la  Moldavie.  En  ce  même -temps  le 
comte  Panin  (  frère  du  ministre  )  qui  faisoit  le 
siège  de  Bender  ,  emporta  cette  place  après 
Une  vigoureuse  défense  de  la  part  de  l'ennemi. 
Des  succès  aussi  rapides  et  souvent  multipliés^ 
éblouissoient  la  cour  de  Péterbourg  et  la  ren- 
doient  très-entière  j  mais  si  l'on  pensoit  à  Pé* 
terbourg  à  écraser  la  puissance  ottomane,  à 
Vienne  les  ombrages  et  les  jalousies  augmen- 
toient  à  proportion  des  avantages  des  Russes; 
les  Autrichiens,  comparant  la  dernière  guerre 
malheureuse    qu'ils  avcient   faite   contre   les 
Turcs  aux  succès  brilîans  des  Russes,  ne  pou- 
voient  pas  dissimuler  à  quelpoiut  leur  amour- 


jusqu'à   1775.    ciiAP,  L       47 

propre  en  étoit  humilié  j  outre  cela  ils  crai- 
gnoient  qu'une  aussi  grande  paisjance  ne 
devînt  leur  voisine ,  si  elle  conservoit  la  con- 
quête de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie.  Pour 
obvier  à  ces  appréhensions ,  ou  plutôt  pour 
s'opposer  ouvertement  à  la  Russie,  les  Autri- 
chiens venoient  de  renforcer  les  troupes  qu'ils 
avoient  en  Hongrie;  ils  y  formèrent  des  maga- 
sins, et  préparèrent  tout  pour  se  mettre  en  état 
d'agir,  si  les  circonstances  l'exigeoient.  Ils  ne 
s'en  cachoient  point  et  disoient  à  qui  vouloit 
l'entendre  ,  que  si  la  guerre  ne  finissoit  pas 
promptement,  l'Impératrice-reine  seroit  obli- 
gée d'y  prendre  part. 

La  seconde  entrevue  du  Roi  et  de  l'Empe-  3  Sspî 
leur  fut  au  camp  de  Neustadt  en  Moravie.  On 
ne  rencontroit  aucun  Autrichien  qui  ne  laissât 
échapper  quelque  trait  d'animosité  contre  la 
nation  russe.  L'Empereur  parut  au  Roi  tel 
qu'il  l'avoit  jugé  la  première  fois  qu'il  le  vit  à 
Neisse.  Le  prince  Kaunitz,  qui  se  trouvoit  aussi 
à  Neustadt,  eut  de  longues  conférences  avec  sa 
Majesté  prussienne,  dans  lesquelles  étalant  avec 
emphase  le  système  de  sa  cour,  il  le  présenta 
comme  un  chef-d'oeuvre  de  politique  dont  il 


48         MÉMOIRES      DE     1763 

étoit  l'auteur;  il  insista  ensuite  sur  la  nécessité 
de  s'opposer  aux  vues  ambitieuses  de  la  Russie , 
et  déclara  que  jamais  l'Impératrice -reine  ne 
soufîriroit  que  les  armées  russes  passassent  le 
Danube,  ni  que  la  cour  de  Péterbourg  fit  des 
acquisitions  qui  larendissent  voisine  de  la  Hon- 
grie. Il  ajouta  que  l'union  de  la  Prusse  et  de 
l'Autriclie  étoit  l'unique  barrière  c|ae  l'on  pût 
opposer  à  ce  torrent  débordé  quimenaçoit  d'i- 
nonder toute  l'Europe.  Quand  il  eut  achevé  de 
parler,  le  Pvoi  répondit  qu'il tâcheroit toujours 
de  cultiver  l'amitié  de  leurs  Majestés  impéria- 
les,    dont  il  foisoit  un  cas    inlmi  ,  mais  c^ue 
d'autre  part  il  prioit  le  prince  Kaunitz  de  consi- 
dérer les  devoirs  qu'imposoit  ;iu  Roi  l'alliance 
qu'il  avoit  contractée  avec  la  R\issie,  à  laquelle 
il  ne  pouvoit  en  aucune  façon  dé^roger ,  et  que 
ces  engagemens  étoient  comme  autant  d'entra- 
ves qui  l'empêchoient  d'entrer  dans  les  mesur^^s 
que  le  prince  Kaunitz  venoit  de  lui  proposer  : 
le  Roi  ajouta  que  son  unique  désir  et'oit  d'em- 
pêcher que  la  guerre  entre  les  Russes  et  les 
Turcs  ne  devînt  générale;  que  pour  cet  eilet 
il  s'ofïroitde  bon  coeur  à  réconcilier  les  deux 
cours  impériales;  qu'il  étoit  même  temps  d'y 

penser,. 


J  Û  s  Q  U^A    1775.    CHAP.    i.        49 

penser,  pour  empêcher  que  des  mécontenté- 
mens  réciproques  ne  dégénérassent  enfin  en 
brouilleries  ouvertes.  Cependant,  pour  main^ 
tenir  la  cour  de  Vienne  dans  ses  dispositions 
favorables ,  le  Roi  jugea  à  propos  de  réitérer 
les  mêmes  assurances  qu'il  avoit  données  à 
l'Empereur,  lorsque  ce  prince  vint  à  Neisse* 
de  plus  on  promit  de  terminer  à  l'amiable  les 
petites  chicanes  qui  ont  souvent  lieu  entre  les 
employés  des  finances  le  long  des  frontières  ; 
de  même  le  Roi  voulut  bien  consentir  à  ce  que 
l'Empereur  lui  demandoit,  savoir ,  de  commu- 
niquer avec  franchise  à  la  cour  de  Vienne  tou- 
tes les  ouvertures  que  la  France  pourroit  faire 
à  celle  de  Berlin.  Comme  cependant  tout  ceci 
s'étoit  passé  entre  le  Roi  et  le  prince  Kaiinitz 
seul,  le  Roi  trouva  qu'il  étoit  décent  de  met- 
tre l'Empereur  au  fait  de  ce  qui  s'étoit  dit  et 
fait,  et  il  sembla  que  ce  monarque,  peu  accou- 
tumé à  de  tels  égards ,  tînt  compte  au  Roi 
de  l'attention  qu'il  avoit  eue  pour  lui. 

Le  lendemain  de  cette  conférence  arriva  à 
Neustadt  un  courrier  de  Constantinople  avec 
des  lettres  du  Caïmacan  datées  du  iQ  Août, 
par  lesquelles  le  grand  Seigneur  invitoit  les 

Tome  V.  D 


5o  MÉMOIRES    DE    lyÔS 

cours  de  Vienne  et  de  Berlin  à  se  charger  de 
la  médiation  5  pour  accommoder  les  difFérens 
qui  subsistoient  encore  entre  la  Porte  et  la 
Russie  :  il  étoit  expressément  marqué  dans 
cette  dépêche  que  les  Turcs  ne  vouloient  con- 
sentir à  aucune  paix  que  par  l'entreprise  des 
deux  cours. 

L'Empereur  convint  qu'il  é  toit  uniquement 
redevable  de  cette  médiation  aux  soins  que  le 
roi  de  Prusse  s'étoit  donnés  à  Constantinople, 
et  il  lui  en  témoigna  sa  reconnoissance.  Ce 
même  jour  le  Roi  eut  un  entretien  avec  le 
prince  Kaunitz  ;  il  ne  manqua  pas  de  le  féli- 
citer de  cet  heureux  événement,  qui  pouvoit 
le  tranquilliser  en  quelque  sorte,  et  même  di- 
minuer la  jalousie  que  les  succès  des  Russes 
avoient  fait  naître  dans  son  esprit  ;  il  lui  disoit 
que  cette  démarche  delà  Porte rendoit la  cour 
de  Vienne  l'arbitre  des  conditions  de  paix 
qu'elle  voudroit  stipuler  entre  ces  deux  puis- 
sances. Le  ministre  reçut  ce  compliment  avec 
une  indifférence  affectée,  disant  qu'il  approu- 
voit  la  démarche  que  les  Turcs  venoient  de 
faire  ;  mais  dans  le  fond  jamais  médiation  ne 
fut  acceptée  avec  un  plus  vif  empressement. 


jusqu'à  1775.  chap.  I.       5i 

Pendantqu'ons'occupoit  à  pacifier  le  nord,' 
d'autres  querelles   et  de   nouveaux  différens 
présageoientdeprochaines  ruptures  vers  le  sud 
de  l'Europe  5  Mr   de  Choiseul ,  dont  l'esprit 
inquiet  se  plaisoit  à  répandre  le  trouble  dans 
toutes  les  cours ,  étoit  l'unique  auteur  de  ces 
dissentions  •  il  vouloit  à  toute  force  humilier 
les  Anglois,  et  n'osant  agir  ouvertement,  de 
crainte  de  choquer  Louis  XV,  il  mit  les  Espa- 
gnols en  avant,  qui  s'emparèrent   de  l'île  de 
Falkland,  où  les  Anglois  avoient  commencé  à 
former  quelques  établissemens;  des  vaisseaux 
de  la  flotte  marchande  des  Anglois  furent  pris 
par  ceux  des  Espagnols,  en  même-temps  que 
le  chantier  que  les  Anglois  ont  à  Portsmouth 
fut  consumé  par  un  incendie.  Tant  d'événe- 
mens  fâcheux  arrivés  coup  sur  coup  firent  une 
impression  d'autant  plus  vive  sur  la  cour  de 
Londres,  que  le  ministre  préposé  à  la  flotte 
avoit  eu  si  peu  de  soin  de  son  administration, 
qu'alors  à  peine  l'Angleterre  pouvoit-elle  met- 
tre Qo  vaisseaux  de   guerre   en  mer.  Cepen- 
dant les  Anglois  prirent  feu  ,  et  la  guerre  s'en 
seroit  ensuivie,  si  le  duc  de  Choiseul  fût  resté 
à  la  tête  des  affaires^  mais  ses  ennemis  le  cul- 

•      D   î3 


52  MÉMOIRES     DE     I763 

butèrent.  Mr  de  Maupeou,  qui  étoit  grand 
chancelier  de  France,  se  flatta  qu'en  dépla- 
çant ce  ministre ,  il  pourroit  réunir  tous  les 
emplois  que  Mr  de  Choiseul  avoit  possédés, 
et  qu'en  les  joignant  aux  sceaux  qu'il  àvoit 
actuellement,  il  seroit  réellement  premier 
ministre,  ainsi  qu'autrefois  l'avoient  été  Ri- 
chelieu et  Mazarin;  pour  former  un  parti  il 
s'associa  les  ducs  d'Aiguillon  et  de  Richelieu. 
Ceux-ci  captivèrent  leur  maître  en  lui  procu- 
rant la  connoissance  d'une  demoiselle  dont 
la  réputation  étoit  plus  qu'équivoque;  elle 
réussit  par  ses  charmes  à  devenir  bientôt  toute- 
puissante:  le  vieux  Louis  XV  l'idolâtroit;  Mr 
de  Choiseul,  trop  fier  pour  s'abaisser  vis-à-vis 
d'une  personne  pour  laquelle  il  avoit  un  sou- 
verain mépris,  lui  refusa  les  distinctions  que 
les  hommes  en  place  accordent  ordinairement 
aux  favorites  de  leurs  maîtres;  lemécontente- 
ment  qu'en  ressentit  la  nouvelle  maîtresse  se 
communiqua  promptement  à  son  amant:  les 
cabaleurs  en  profitèrent  sur  le  champ  :  ils  aigri- 
rent l'esprit  du  Roi  déjà  mal  disposé  à  l'égard 
de  Mr  de  Choiseul,  en  lui  dépeignant  ce  mi- 
nistre comme  un  prodigue,  qui  avoit  dissipé 


jusqu'à     1775.     CHAP.    I.        53 

mal  à  propos  et  en  folles  dépenses  les  revenus 
du  royaume,  et  qui  pour  se  rendre  nécessaire 
avoit  si  bien  embrouillé  les  affaires  de  laFran- 
ce  et  de  l'Angleterre,  que  les  querelles  qui  en 
naîtroient  nepouvoient  qu'entraîner  la  Fran- 
ce dans  une  guerre  pour  le  moins  aussi  rui- 
neuse que  la  précédente.  Ce  dernier  argument 
fut  celui  qui  fit  la  plus  forte  impression. 
Louis  XV  disgracia  tout  de  suite  son  ministre, 
et  avec  lui  tombèrent  tous  les  vastes  projets 
qu'il  avoit  fermés.  Le  roi  de  France  négocia 
lui-même  avec  l'Angleterre  et  l'Espagne,  pour 
pacifier  leurs  diflerens.  L'île  de  Falkland  fut 
restituée  aux  Angloisj  mais  le  roi  d'Espagne 
ayant  le  coeur  ulcéré  de  ce  que  la  France 
n'avoit  pas  dans  cette  occasion  soutenu  ses 
intérêts,  en  conserva  un  ressentiment  secret. 
Aucune  courue  regretta  plus  la  perte  de  Mr 
de  Choiseul  que  celle  de  Vienne:  elle  avoit 
placé  toute  sa  confiance  dans  ce  ministre, 
dont  le  dévouement  lui  étoit connu,  pendant 
que  Mr  d'Aiguillon,  auquel  le  Roi  avoit  don- 
né le  département  des  affaires  étrangères  ,  pas- 
soitpour  n'être  point  aussi  attaché  à  la  maison 
impériale.  Le  chancelier  fut  également  trompé 

n  3 


1771, 


MÉMOIRES    DE     1763 

dans  ses  projets  et  dans  ses  espérances.  Il  faut 
donc  dater  de  la  disgrâce  du  duc  de  Choiseul 
les  changemens  qui  depuis  arrivèrent  en 
France,  tant  la  chaîne  des  événemens  est  liée, 
et  tant  il  est  difficile  de  prévoir  les  suites  im- 
portantes qu'amènent  souvent  des  bagatelles. 
Mais  tout  ce  qui  se  passoit  alors  dans  cette 
partie  de  l'Europe  nous  intéresse  moins  que  ce 
qui  se  traitoit  en  orient  et  vers  le  septen- 
trion. Les  propositions  que  la  Porte  avoit 
faites  aux  cours  de  Berlin  et  de  Vienne  furent 
communiquées  à  celle  de  Péterbourg.  Sa 
Majesté  fit  en  même-temps  insinuer  en  Russie 
que  si  l'Impératrice  refusoit  la  médiation  de 
l'Autriche  et  des  Prussiens,  ilseroità  craindre 
que  le  grand  Seigneur  ne  s'adressât  àlaFrance, 
pour  implorer  son  secours.  Cette  réflexion 
pouvoit  seule  déterminer  la  cour  de  Péter- 
bourg à  ne  pas  refuser  la  médiation  autrichien- 
ne*, parce  que  l'éloignement  qu'elle  avoit  pour 
la  cour  de  Vienne  n'approchoit  pas  de  l'aver- 
sion qu'elle  avoit  pour  celle  de  Versailles. 
D'abord  les  Russes  répondirent  qu'ils  ne  pou- 
voient  accepter  la  médiation  que  leur  offroient 
ces   deux    puissances ,    sous  prétexte    qu'ils 


jusqu'à    1775.   CHAP.   L       55 

avoient  refusé  celle  des  Anglois.  Cependant 
par  politesse ,  et  par  les  bons  offices  des  deux 
cours,  ce  qui  au  nom  prés  revenoità  la  même 
chose,  les  Russes,  qui  craignoient  d'être  gênés 
par  l'intervention  d'autres  puissances  dans  les 
projets  qu'ils  avoient  arrangés  pour  la  paix  , 
tâchèrent  d'entamer  avec  les  Turcs  une  négo- 
ciation directe  par  le  canal  du  maréchal  Ro- 
manzow,  qui  pouvoit  traiter  immédiatement 
avec  le  grand  Vizir.  Cette  tentative  ne  leur 
ayant  pas  réussi,  ils  consentirent  aux  propo- 
sitions que  leur  avoient  faites  précédemment 
les  cours  de  Berlin  et  de  Vienne. 

Le  hasard  fit  que  dans  ce  temps-là  le  prince 
Henri,  frère  du  Roi,  rendit  visite  à  Stock- 
holm à  la  reine  de  Suéde  sa  soeur  j  l'impéra- 
trice de  Russie,  qui  dans  sa  jeunesse  avoit 
connu  ce  prince  à  Berlin,  demanda  qu'il  eût 
la  permission  de  se  rendre  à  Péterbourg,  c'é- 
toit  une  chose  qu'on  ne  pouvoit  refuser  hon- 
nêtement. Le  prince  passa  donc  en  Russie, 
et  avec  l'esprit  qu'il  a,  il  gagna  bientôt  de  9  Dec. 
l'ascendant  sur  celui  de  l'Impératrice  ,  et  lui 
persuada  de  s'ouvrir  au  Roi  son  frère.  La  lettre 
de  l'Impératrice  étoit  accompagnée  d'un  long 

D  4 


1770. 


56         MÉMOIRES    DE     1763 

mémoire  ,  lequel  contenoit  les  conditions  de 
paix  qui  dévoient  servir  de  base  à  la  négociar 
tion  qu'on  vouloit  entamer.  Après  un  préam- 
bule qui  annonçoit  la  plus  grande  modéra- 
tion, l'Impératrice  demando.it  aux  Turcs  la 
cession  des  deux  Cab'ardies ,  Asof  et  son  terri- 
toire 5  l'indépendance  du  Chan  de  la  Crimée, 
le  séquestre  pour  0,5  années  de  la  Valachie  et 
de  la  Moldavie ,  pour  l'indemniser  des  frais  de 
la  guerre,  la  libre  navigation  sur  la  mer  Noire, 
une  île  dans  l'Archipel,  pour  servir  d'entrepôt 
au  commerce  des  deux  nations,  une  amnistie 
générale  pour  les  Grecs  qui  avoient  embrassé 
le  parti  des  Russes,  et  avant  toutes  choses  l'élar- 
gissement du  Sr  Obreskow ,  qui  étoit  aux  Sept- 
tours.  Des  conditions  aussi  énormes  auroient 
achevé  de  cabrer  la  cour  de  Vienne  ,•  peut- 
être  mêmel'auroient-elles  portée  .aux  résolu- 
tions les  plus  violentes,  si  on  les  lui  avoit 
communiquées.  Cette  raison  empêcha  le  Roi 
de  lui  en  donner  la  m.oindre  connoissance. 
Ce  prince  préféra  les  voies  de  la  douceur,  les 
plus  sûres  pour  ne  choquer  personne.  Il  s'ex- 
pliqua amicalement  avec  l'impératrice  deRus- 
fiçjSEinsla  contredire  j  mais  pour  qu'elle  sentît 


jusqu'à    1775.     CHAP.    L  57 

elle-même  la  difficulté  qu'il  y  auroit  à  faire 
consentir  le  grand  Seigneur  à  l'indépendance 
des   Tartares ,   il  lui  représenta  les  obstacles 
presque   invincibles  que   la  cour  de  Vienne 
mettroit  à  ce  que  la  Russie,  en  possédant  la 
Valachie  et  la  Moldavie,  devînt  sa  voisine,  et 
que  l'île  dans  TArchipel  donneroit  de  la  jalou- 
sie et  de  l'envie  à  toutes  les  puissances  mariti- 
mes; et  il  conseilla  à  l'Impératrice  de  limiter 
ses  prétentions  aux  deux  Cabardies,  à  la  ville 
d'Asof  avec  son  territoire,  et  à  la  libre  navi- 
gation dans  la   mer  Noire;  il  ajouta  que  ce 
n'étoit  pas  aucun  sentiment  de  jalousie  de  l'a- 
grandissement de  l'Impératrice  qu'il  s'expli- 
quoit    ainsi ,    mais  dans  l'unique  vue    qu'au 
moyen  de  ces  adoucissemens  l'on  pût  parvenir 
à  éviter  que  d'autrespuissances  en  prenant  part 
à  cette  guerre  ne  la  rendissent  générale;  que 
d'ailleurs  les  Turcs  étoient  déjà   convenus  de 
deux  points,  celui  d'accorder  l'amnistie   aux 
Grecs  et  celui  de  relâcher  le  Sr  Obreskow.  Ces 
représentations,  quoique  fort  modérées,  pa- 
rurent faire  quelque  peine   à  l'Impératrice  ; 
elle  donna  à  connoître  qu'elle  ne  s'étoit  pas 
attendue  àrencontrer  des  oppositions  de  lapart 


58       MÉMO  m  ES    DE   1763 

de  son  meilleur  allié;  et  comme  elle  conti- 
nuoit  d'insister  sur  son  projet ,  à  quelques 
petites  restrictions  près,  le  Roi  se  vit  dans  la 
nécessité  de  le  communiquer  à  la  cour  de 
Vienne;  S.  M.  accompagna  cette  pièce  de  tous 
les  adoucissemens  dont  elle  étoit  susceptible, 
et  pour  ne  point  effaroucher  le  prince  KaunitZj 
il  lui  fit  insinuer  que  ce  n'étoit  pas  le  dernier 
mot  de  la  cour  de  Russie,  qui  sans  doute  étoit 
1771.  disposée  à  se  relâcher  sur  les  articles  qui  ren- 
contreroient  le  plus  de  difficulté. 

Les  précautionjs  que  le  Roi  prenoit,  étoient 
d'autant  plus  nécessaires,  que  la  cour  impé- 
riale ne  cachoit  plus  ses  projets,  et  que  tous 
les  mouvemens  qu'on  voyoit  en  Hongrie  an- 
nonçoient  une  prochaine  rupture  avec  la  Rus- 
sie. La  cour  de  Vienne  étoit  décidée  à  ne  pas 
souffrir  que  le  théâtre  de  la  guerre  s'établît  au 
delà  du  Danube  ;  elle  espéroit  même  qu'à  la 
faveur  d'une  médiation  armée,  elle  pourroit 
forcer  les  Russes  à  restituer  aux  Turcs  la  Mol- 
davie et  la  Valachie,  et  de  plus  à  les  faire  dé- 
sister de  l'indépendance  des  Tartares  qu'ils 
demandoient  Dans  cette  vue  des  troupes  d'I- 
talie, de  la  Flandre,  et  de  l'Autriche  avoient 


jusqu'à   1775.  CHAP.  I.       5g 

marché  en  Hongrie;  l'envoyé  de  l'Empereur 
s'étoit  même  expliqué  sur  ce  chapitre  assez 
positivement  avec  le  Roi;  il  étoit  allé  jusqu'à 
demander  qu'au  cas  que  les  Russes  fussent  atta- 
qués toute  autrepart  qu'en  Pologne,  la  Prusse 
demeurât  neutre,  ce  qui  lui  fut  nettement 
refusé.  Le  prince  Kaunitz  se  flattoit ,  à  la  fa- 
veur de  ce  plan,  d'agrandir  la  m.aison  d'Au- 
triche ,  sans  qu'elle  eût  la  peine  de  faire  des 
conquêtes;  ilcomptoit  bien  que  la  Porte  paye- 
roit  cette  assistance,  en  cédant  à  l'Impératrice- 
reine  les  provinces  qu'elle  a\'oit  perdues  par 
la  paix  de  Belgrad.  En  même  -  temps  que 
Vienne  étoit  remplie  de  projets  etlaHongrie 
de  troupes,  un  corps  autrichien  entra  en  Po- 
logne et  s'empara  de  la  seigneurie  de  Zips , 
sur  laquelle  la  cour  avoit  des  prétentions.  Une 
démarche  aussi  hardie  étonna  la  cour  de  Pé- 
terbourg,  et  ce  fut  ce  qui  achemina  le  plus 
le  traité  de  partage  qui  se  fit  dans  la  suite 
entre  les  trois  puissances.  La  principale  rai- 
son étoit  celle  d'éviter  une  guerre  générale  qui 
étoit  prés  d'éclore;  il  falloit  outre  cela  entre- 
tenir la  balance  des  pouvoirs  entre  de  si  pro- 
ches voisins  ;  et  comme  la  cour   de  Vienne 


6o  MÉMOIRES     DE    1763 

donnoit  suffisamment  à  connoître  qu'elle  vou- 
ioit  profiter  des  troubles  présens  pour  s'agran- 
dir, le  Roi  ne  pouvoit  se  dispenser  de  suivre 
son  exemple.  I/impératrice  de  Russie  ,  irritée 
de  ce  que  d'autres  troupes  que  les  siennes 
osoient  faire  la  loi  en  Pologne,  dit  au  prince 
Henri,  cjue  si  la  cour  de  Vienne  vouloit  dé- 
membrer la  Pologne,  les  autres  voisins  de  ce 
royaume  étoient  en  droit  d'en  faire  autant. 
Cette  ouverture  se  fit  à  propos  ;  car  après 
avoir  tout  examiné,  c'étoit  l'unique  voie  qui 
restât  d'éviter  de  nouveaux  troubles  et  de 
contenter  tout  le  monde.  La  Russie  loouvoit 
s'indemniser  de  ce  que  lui  avoit  coûté  la  guerre 
avec  les  Turcs ,  et  au  lieu  de  la  Valachie  et 
de  la  Moldavie  qu'elle  ne  pouvoit  posséder 
qu'après  avoir  remporté  autant  de  victoires 
sur  les  Aujiricliiens  q:ie  sur  les  Musulmans ,  elle 
n'avoit  qu'à  choisir  ure  province  de  la  Pologne 
à  sa  bienséance,  sans  avoir  de  nouveaux  ris- 
ques à  courir;  on  pouvoit  assigner  à  Flmpé- 
ratrice-reine  une  province  limitrophe  de  la 
Honrr'8,  et  au  Roi  ce  morceau  de  la  Prusse 
po'-:.i:.oise  qui  sépare  les  états  de  la  Prusse 
roy.Ac;  et  par  ce  nivellement  politique  la  ba- 


jusqu'à    1775.   cîîAip.  L       61 

îance  des  pouvoirs  entre  ces  troïs  puissance* 
demeuroit  à  peu  prés  la  même.  Néanmoins , 
pour  s'assurer  davantage  de  l'intention  de  la 
Russie,  le  comte  de  Solms  fut  chargé  d'exa- 
miner si  ces  paroles  échappées  à  l'Impératrice 
avoient  quelque  solidité,   ou  si  elles  avoient 
été  proférées  dans  un  moment  d'humeur,  et 
d'emportemient  passager.  Le  comte  de  Soims 
trouva  les  sentimens  partagés  sur  ce  sujet.  Le 
comte  Panin,  qui  avoit  fait  déclarer  au  com- 
mencement des  troubles  de  la  Polosnie  aue 
la  Russie  maintiendroit  l'indivisibilité  de  ce 
royaume,  sentoit  de  la  répugnance  pour  ce 
dém^embrement;  il  promit  néanmoins  de  ne 
s'y  point  opposer,  si  l'affaire  passoit  au  conseil; 
mais  l'Impératrice  étoit  flattée  de  l'idée  qu'elle 
pourroit  sans  danger  étendre  les  limites  de  son 
empire  -,  ses  favoris  et  quelques  ministres  qui 
s'en  apperçurent ,  se  rangèrent  de  son  senti- 
ment, de  sorte  que  le  projet  de  partage  passa 
à  la  pluralité   des  voix.  On  annonça  au  roi 
de  Prusse  la  résolution  qui  venoit  d'être  pri- 
se, comme  un  expédient  qu'on  avoit  imaginé 
pour  le  dédommager  des  subsides  qu'il  avoit 
payés  à  la  Russie. 


62  KÉMOIRES    DE     1763 

Le  comte  Panin  ,  en  communiquant  au 
comte  de  Solms  les  choses  que  nous  venons 
de  rapporter,  exigea  comme  un  préalable  que 
le  Roi  sondât  les  sentimens  de  la  cour  de 
Vienne  au  sujet  de  ce  partage.  Sur  cela  le 
Roi  en  fit  l'ouverture  au  baron  de  Svvieten ,  en 
l'assurant  que  la  Russie  ne  témoignoit  aucun 
mécontentement  de  ce  que  les  Autrichiens 
avoient  pris  possession  de  Zips  ,  et  que  sa 
Majesté  ,  pour  donner  des  preuves  de  son 
amitié  à  L.  M.  impériales,  leur  conseilloit  de 
s*étendre  dans  cette  partie  de  la  Pologne  selon 
leur  bienséance,  ce  qu'elles  pourroient  faire 
avec  d'autant  moins  de  risque  que  leur  exem- 
ple seroit  imité  par  les  autres  puissances  voi- 
sines de  ce  royaume.  Cette  ouverture  ,  toute 
cordiale  qu'elle  étoit,  ne  fut  point  accueillie 
par  la  cour  de  Vienne  comme  on  s'en  étoit 
flatté.  Le  prince  Kaunitz  étoit  trop  préoccupé 
du  projet  qu'il  se  préparoit  à  mettre  en  exé- 
cution ;  il  trouvoit  plus  d'avantage  dans  l'al- 
liance des  Turcs,  qu'il  ne  croyoit  en  pouvoir 
espérer  d'une  alliance  avec  la  Russie;  il  répon- 
dit donc  sèchement,  que  si  sa  cour  avoit  fait 
occuper  quelques  parcelles  de  la  Pologne  sur 


jusqu'à     1775.     CHAP.    I.         63 

les   confins  de   la  Hongrie  ,  ce  n'étoit  pas  à 
dessein  de  les  garder  ,  mais  uniquement  pour 
obtenir  justice  sur  quelques  sommes  que  la 
maison  d'Autriche  réclamoit  de  la  république , 
et  qu'il  n'avoit  pas  imaginé  qu'un  objet  d'aussi 
peu  de  valeur  pût  faire  naître  l'idée  d'un  plan 
de  partage  dont  l'exécution  seroit  hérissée  de 
difficultés  insurmontables  ,  à  cause  qu'il  étoit 
autant  qu'impossible  d'établir  une  égalité  par- 
faite  entre  les  différentes  portions  des  trois 
p'uissances;  qu'enfin  un  tel  projet  ne  pouvant 
servir  qu'à  rendre  la  situation  de  l'Europe  plus 
critique  encore  qu'elle  ne  l'étoit  ,    il  décon- 
seilloit  à  S.  M.  prussienne   d'entrer  dans  de 
telles  mesures^  il  ajouta  d'un  air  d'indifférence 
que  sa  cour  étoit  prête  à  évacuer  les  districts 
que  ses  troupes  avoient  occupés,  si  les  autres 
puissances  en  vouloient  faire  autant.  Ces  der- 
nières paroles   étoient   comme   un   reproche 
tacite  aux  Russes  qui  avoient  des  armées  en 
Pologne;  elles  regardoient  également  le  Roi, 
qui  avoit  tiré  un  cordon  de  troupes  depuis  le 
pays  de  Crossen  jusqu'au  delà  de  la  Vistule , 
pour  garantir  ses  états  de  la  peste  qui  faisoit 
alors  en  Pologne  de  grands  ravages. 


64  MÉMOIRES    DE     1763 

Dans  une  affaire  de  cette  nature  il  ne  falloit 
pas  se  laisser  décourager  par  des  bagatelles.  On 
pouvoit  prévoir  que  la  cour  de  Vienne  chan- 
geroit  de  sentimens,  sitôt  que  la  Russie  et  la 
Prusse  seroient  bien  d'accord  ,  parce  que  les 
Autrichiens  préféreroient  d'avoir  part  à  ce  par- 
tage à  tenter  les  hasards  de  la  guerre  contre 
aussi  forte  partie»  Ajoutez  à  cela  que  l'Impé- 
ratrice-reine  n'ayant  d'allié  que  la  France  y 
ne  pouvoit  nullement  alors  compter  sur  des 
secours.  Pour  profiter  de  combinaisons  aussi 
favorables,  le  Roi  résolut  de  pousser  l'affaire 
du  partage;  il  observa  le  silence  envers  la  cour 
de  Vienne,  pour  lui  laisser  le  temps  de  réflé- 
chir. En  même-temps  le  comte  de  Solms  fut 
chargé  d'avertir  la  cour  de  Russie  que  les  ou- 
vertures du  traité  de  partage  avoient  été  faites 
à  Vienne,  et  que  quoique  le  prince  Kaunitz  eût 
évité  jusqu'alors  de  s'expliquer  sur  ce  sujet,  on 
pouvoit  néanmoins  prévoir  qu'il  y  donneroit 
volontiers  les  mains,  aussitôt  que  les  deux  au- 
tres puissances  seroient  convenues  de  leurs  inté- 
rêts réciproques;  il  se  servit  de  ce  motif  pour 
accélérer  la  conclusion  de  cette  affaire,  parce 
qu'il  n'y  avoit  pas  un  moment  à  perdre.  Peut^ 

être 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.         65 

être  que  la  lenteur  et  la  paresse  habituelle  des 
Russes  auroit  encore  traîné  la  chose  en  lon- 
gueur, si  la  cour  de  Vienne  n'eût  servi  le  Roi 
sans  le  vouloir^  tous  lesjours  elle  faisoit  naître 
par  sa  médiation  de  nouvelles  difficultés  pour 
la  paix;  souvent  elle  chicanoit  avec  aio;reur  les 
Russes  sur  leurs  énormes  prétentions ,  ets'ex- 
pliquoit  d'un  ton  despotique  sur  les  articles 
de  la  paix  qu'elle  rejetoit,  favorisant  les  Turcs 
en  tout  ce  qui  dépendoit  d'elle.  Mais  les  mou- 
vemens  c[ui  se  faisoient  dans  l'armée  de  Hon- 
grie achevèrent  de  rendre  les  Autrichiens  sus- 
pects à  la  cour  de.Péterbourg.  Dans  ce  même 
temps  le  bruit  courut  que  les  Impériaux  négo- 
ciolent  un  traité  de  subsides  à  Constantinople  j 
cette  dernière    nouvelle    donna    l'alarme   au 
conseil  de  Péterbourg,  et   le  Roi,  qui  com- 
muniquoit  aux  Russes  tous  les  avis  propres  à 
découvrir  les  intrigues  des  Autrichiens,   par- 
vint enfin  à  tirer  la  cour  de  Péterbourg  de  la 
léthargie  dans  laquelle  elle  étoit  plongée.  L'im- 
pératrice  de  Russie   sentit   le  besoin  qu'elle 
a  voit  d'être  assistée  par  sa  Majesté  ;  elle  jugea 
que  pour  s'assurer  de  ce  prince,  il  falloit  lui 
procurer  des  avantages,  de  sorte  que  le  comte 
Tome  V.  E 


66         MÉMOIRES     DE     1763 

de  Panin  déclara  au  comte  de  Solms  qu'il 
n'attendoit  que  le  projet  de  partage,  pour  en- 
trer avec  lui  en  conférence  sur  ce  sujet. 
24  Juin.  Ce  projet  s'expédia  bien  vite  à  Péterbourg; 
il  donnoit  carte  blanche  à  la  Russie,  quipou- 
voit  choisir  en  Pologne  selon  sa  convenance 
telle  province  dont  elle  jugeroit  à  propos  de 
prendre  possession.  Le  Roi  demanda  pour  sa 
part  la  Pomerellie ,  le  district  de  la  grande  Po- 
logne en  deçà  de  la  Netze ,  l'évêché  de  Varmie, 
les  palatinats  de  Marienbourg  et  de  Culm , 
laissant  les  Autrichiens  maîtres  d'accéder  à  ce 
traité  s'ils  le  jugeoient  à  propos.  Tous  les 
arrangemens  qui  se  prenoient  à  Berlin  comme 
à  Péterbourg  n'empêchoient  point  le  prince 
Kaunitz  d'aller  son  train;  il  accrochoit ,  par 
mille  difficultés  que  sa  médiation  lui  fournis- 
soit,  la  négociation  de  la  paix  avec  les  Turcs; 
il  rejetoit  surtout  l'article  des  cessions  de  la 
Valachie  et  de  la  Moldavie,  que  les  Russes 
exigeoient  de  la  Porte  ;  fier  des  offres  que  lui 
faisoit  le  Sultan ,  et  croyant  que  le  nombre  des 
troupes  assemblées  en  Hongrie  pouvoit  en  im- 
poser autant  aux  Prussiens  qu'aux  Russes,  il 
fit  déclarer  au  Roi  que  les  conditions  de  paix 


jusqu'à      1775.    CHAP.    L        67 

proposées  par  la  Russie  étoient  diamétrale- 
ment opposées  aux  intérêts  de  la  monarchie 
autrichienne,  qu'elles  tendoient  à  renverser 
l'équilibre  de  l'orient,  et  que  si  la  cour  de  Pé^ 
terbourg  ne  vouloit  pas  les  modérer,  leurs 
majestés  impérialesseroient  forcées  de  prendre 
part  à  cette  guerre,  qu'elles  se  ilattoient  que 
dans  ce  cas  le  Roi  observeroit  une  parfaite 
neutralité,  d'autant  plus  que  ses  engagemens 
avec  la  Russie  se  bornoient  à  la  Pologne,  dont 
les  Autrichiens  respecteroient  le  territoire. 

On  voyoit  bien  que  la  cour  de  Vienne  ne 
vouloit  absolument  pas  que  les  Russes  devins^ 
sent  ses  voisins  •  d'une  part  elle  craignoit  que 
nombre  de  grecs  répandus  en  Hongrie  ne 
s'attachassent  à  cette  puissance  par  motif  de 
religion-  d'autre  part  elle  aimoit  mieux  être 
voisine  de  l'empire  affoibli  des  Turcs  que  de 
l'empire  formidable  de  la  Russie.  La  situation 
où  le  Roi  se  trouvoit  entre  ces  deux  cours  im- 
périales étoit  embarrassante  j  s'il  consultoit  ses 
intérêts ,  il  ne  devoit  ni  souhaiter  d'accroître 
la  puissance  des  Russes,  qui  n'étoit  que  trop 
formidable,  ni  employer  à  cela  ses  forces. 
Ces  raisons  étoient  contrebalancées  par  des  en- 

E  Q 


68  MEMOIRES     DE    I763 

gagemens  solennels,  qui  obligeoient  ce  prince 
d'assister  l'Impératrice  son  alliée  dans  toutes 
les  occasions  où  elle  seroit  attaquée  par  l'Im- 
pératrice-reine  ;  il  falloit ,  ou  remplir  ces  en- 
gagèmens,  ou  renoncer  aux  fruits  qu'on  espé- 
roit  d'en  recueillir.   De  .plus,    le  parti  de  la 
neutralité  étoit  plus  dangereux  pour  la  Prusse 
que  celui  de  soutenir  son  alliée^  les  Autrichiens 
et  les  Russes  se  seroient  battus,  puis  en  s'ac- 
commodant  ils  auroient  pu  faire  la  paix  aux 
dépens  du  Roi;  ce  prince  auroit  perdu  toute 
considération  ;  personne  ne  se  seroit  lié  à  sa 
bonne  foi,  et  après  la  paix  il  seroit  demeuré 
isolé  j*  ce  qui  seroit  indubitablement  arrivé,  si 
le  Roi  avoit  suivi  un  plan  aussi  défectueux. 
.    Sa    Majesté  ne    balança  point;    elle  se  dé- 
termina à  remplir  fidèlement  ses  engagemens 
avec  la  Russie,  et  pour  adoucir  en  même-temps 
la  cour  devienne,  elle  la  flatta  de  l'espérance 
qu'il  ne  seroit  pas  impossible  de  fléchir  l'impé- 
ratrice de  Russie,  et  de  faire  changer  les  vues 
qu'elle  avoit  sur  la  Valachie  et  sur  la  Moldavie; 
mais  en  ajoutant  que  si  l'on  en   venoit  à  une 
rupture  entre  les  deux  Impératrices,  sa  Ma- 
jesté ne  pouvoit  se  dispenser  d'assister  celle  de 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  69 

Russie  5  avec  laquelle  elle  étoit  en  alliance. 
Pour  donner  plus  de  poids  à  cette  déclara- 
tion 5  l'on  augmenta  et  remonta:  toirte  la  ca- 
valerie; les  ordres  donnés  pour  cet  effet  s'é- 
bruitèrent promptement  et  partout.  Ces  me- 
sures vigoureuses,  prises  si  à  propos,  firent 
impression  sur  la  cour  de  Péterbourg;  on  pro- 
fita de  son  contentement,  pour  l'engager  à 
sacrifier  une  partie  de  ses  prétentions  sur  la 
Valachie  au  bien  commun  de  la  paix. 

Il  étoit  difficile  de  traiter  avec  les  Russes. 
Le  contreprojet  du  traité  de  partage  de  la  cour 
de  Péterboura  arriva  alors   à  Berlin:  il  étoit 

o 

singulièrement  conçu  ;  tout  l'avantage  '  en 
étoit  pour  la  Russie ,  tous  les  risques  pour  la 
Prusse:  on  accordoit  à  la  vérité  la  plus  grande 
partie  du  terrain  de  la  Pologne  que  le  Roi  avoit 
demandé;  mais  l'acquisition  des  Russes  étoit 
au  moins  du  double  plus  étendue  :  on  avoit  in- 
séré surtout  dans  ce  traité  un  article  très-oné- 
reux pour  sa  Majesté;  on  demandoit  que  la 
Prusse  assistât  de  toutes  ses  forces  la  Russie  au 
Cas  qu'elle  fût  attaquée  par  les  Autrichiens; 
mais  supposé  que  l'Impératrice-reine  déclarât 
la  guerre  au  roi  de  Prusse ,  ce  prince  n'avoit 

E  3 


yO  MÉMOIRES    DE     1763 

aucun  secours  à  attendre  de  la  Russie  avant 
que  la  paix  avec  les  Turcs  fût  conclue.  Des 
conditions  aussi  peu  proportionnées  n'étant 
pas  acceptables,  elles  donnèrent  lieu  à  quel- 
ques explications  ;  on   fit  un  résumé  de  tous 
les  engagemens  de  la  Prusse  avec  la  Russie  j  il 
résultoit  de  cet  examen   que  tout  étoit  en  fa- 
veur de  l'Impératrice,  et  qu'il  n'y  avoit  rien  en 
faveur  du  Roi;  toutefois  on  ajouta  que  comme 
sa  Majesté  avoit  résolu  de  satisfaire  à  tout  ce 
qu'on  pouvait  prétendre  d'elle   raisonnable^ 
ment ,  elle  se  reposoit  aussi  sur  l'équité  comme 
sur  la  modération  de  l'impératrice  de  Russie, 
qui  voudroit  bien  sacrifier   quelques  parties 
de  ses  conquêtes,  pour  prévenir  une  guerre 
qui  menaçoit  dans  peu  de  devenir  générale , 
d'autant  plus  que  la  Moldavie  et  la  Valachie 
servoient  de  prétexte  aux  Autrichiens   pour 
embrouiller   de  plus  en  plus  les  affaires  ,  et 
que  dans  des  circonstances  aussi  critiques  que 
les  présentes,  il  étoit  de  la  dignité  d'une  aussi 
vaste  monarchie  que  celle  de  la  Russie ,  d'avoir 
moins  d'égard  à  ses  intérêts  qu'au  bien  public. 
On  proposa  en  mênie-temps  quepour  indem- 
niser  la  Prusse  de  tous   les  dangers  qu'elle 


jusqu'à   1775.  c  h  ap.   I.      71 

pouvoit  s'attirer  par  une  nouvelle  guerre, 
dont  on  ne  pouvoit  prévoir  quelles  seroient 
,les  suites,  la  Russie  voulût  bien  ajouter  la 
ville  de  Danzic,  située  au  milieu  de  la  Po- 
merellie,  au  partage  de  la  Pologne  dont  le 
Roi  devoit  se  mettre  en  possession. 

Ces  représentations  5  comme  il  arrive  d'or- 
dinaire, ne  firent  pas  tout  l'effet  qu'on  en  de- 
voit attendre:  cependant  à  force  de  réfléchir 
sur  les  raisons  qu'on  lui  avoit  exposées  si  clai- 
rement, l'impératrice  de  Russie  voulut  bien 
restreindre  les  propositions  de  paix  qui  ne  pou- 
voient  compatir  avec  les  intérêts  d'autres  puis- 
sances: elle  s'engagea  donc  en  conséquence  à 
restitue/  aux  Turcs,  après  la  paix,  les  con- 
quêtes qu'elle  venoit  de  faire  entre  le  Dniester 
et  le  Danube.  La  cour  de  Berlin  communiqua 
promptement  cette  heureuse  nouvelle  à  celle 
de  Vienne;  on  vit  pour  la  première  fois  pa- 
roître  le  prince  Kaunitz  avec  un  visage  serein; 
les  esprits  se  calmèrent,  et  l'inquiétude  et  la 
jalousie  que  les  grands^succes  des  Russes  avoîent 
données  à  la  cour  impériale,  disparurent  du 
moment  qu'elle  n'eut  plus  à  craindre  d'avoir 
cette  puissance  pour  voisine  de  ses  états. 

E  4 


74  M  É  31  O  I  R  E  s     DE     I763 

d'être  importantes,  pour  conclure  un  traité 
avantageux,  et  l'on  promit  aux  Russes  les  se- 
cours dont  dès-lors  il  ne  pouvoit  plus  être 
question. 

Après  que  tant  d'obstacles  eurent  été  levés, 
cette  convention  secrète  fut  enfin  signée  àPé- 
terbourg  :  les  acquisitions  prussiennes  furent 
telles  que  nous  les  avons  rapportées,  à  l'excep- 
tion des  villes  de  Danzic  ,  de  Thorn,  et  de 
leur  territoire  :  par  ce  partage  la  cour  de  Pé- 
terbourg  acquit  en  Pologne  une  lisière  consi- 
dérable le  long  de  ses  anciennes  frontières  de- 

o 

puis  la  Dvvina  jusqu'au  Dniester  ;  on  fixa  le 
temps  de  la  prise  de  possession  au  mois  de 
Juin:  on  convint  d'inviter  l'Impératrice-reine 
à  se  joindre  aux  deux  puissances  contractan- 
tes 5  afin  de  participer  à  ce  partage  :  la  Russie  et 
la  Prusse  se  garantirent  leurs  acquisitions ,  et 
promirent  d'agir  de  concert  à  la  diète  de  Var- 
sovie ,  pour  obtenir  pour  tant  de  cessions  le 
consentement  de  la  république  :  le  Roipromit 
encore  par  un  article  secret  d'envoyer  20,000 
hommes  de  son  armée  en  Pologne,  pour  se 
joindre  aux  Russes  au  cas  que  la  guerre  devînt 
générale:  de  plus  sa  Majesté  s'engageoit  à  se 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  75 

déclarer  ouvertement  contre  la  maison  d'Au^ 
triche,  supposé  que  ce  secours  ne  fût  pas  suffis 
sant  :  on  convint  aussi  que  les  subsides  prus- 
siens cesscroient  d'être  payés  aussitôt  que  leur 
corps  auxiliaire  auroit  joint  l'armée  russe:  on 
ajoutoit  par  un  autre  article,  que  sa  Majesté 
seroit  autorisée  à  retirer  ses  troupes  auxiliaires, 
si  au  sujet  de  ces  secours  elle  étoit  attaquée  par 
les  Autrichiens  dans  ses  propres  états;  et  dans 
ce  cas  la  Russie  promettoit  de  lui  envoyer  6000 
hommes  d'infanterie  et  4000  cosaques,  et  même 
de  doubler  ce  nombre  aussitôt  que  les  circon- 
stances le  permettroient  j  aussi  bien  que  d'en- 
tretenir une  armée  de  5o,ooo  hommes  en  Po- 
logne ,  afin  de  pouvoir  assister  le  Roi  de  toutes 
ses  forces ,  après  que  la  guerre  avec  les  Turcs 
seroit  terminée  ;  et  enfin  de  continuer  cette 
assistance  jusqu'au  moment  où  elle  pourroit 
par  une  pacification  générale  procurer  aux 
Prussiens  un  dédommagement  convenable  : 
on  joignit  à  tous  ces  articles  une  convention 
séparée,  pour  régler  l'entretien  réciproque 
des  corps  auxiliaires.  Cet  ouvrage,  qui  ser- 
voit  de  base  aux  projets  qui  dévoient  s'en- 
suivre,  étant  terminé,  il  restoit  à  persuader 


74  MÉMOIRES     DE     1^63 

d'être  importantes,  pour  conclure  un  traité 
avantageux 5  et  l'on  promit  aux  Russes  les  se- 
cours dont  dès-lors  il  ne  pouvoit  plus  être 
question. 

Après  que  tant  d'obstacles  eurent  été  levés, 
cette  convention  secrète  fut  enfin  signée  àPé- 
terbourg:  les  acquisitions  prussiennes  furent 
telles  que  nous  les  avons  rapportées,  à  l'excep- 
tion des  villes  de  Danzic  ,  de  Thorn ,  et  de 
leur  territoire  :  par  ce  partage  la  cour  de  Pé- 
terbourg  acquit  en  Pologne  une  lisière  consi- 
dérable le  long  de  ses  anciennes  frontières  de- 

o 

puis  la  Dwina  jusqu'au  Dniester  :  on  fixa  le 
temps  de  la  prise  de  possession  au  mois  de 
Juin:  on  convint  d'inviter  l'Impératrice-reine 
à  se  joindre  aux  deux  puissances  contractan- 
tes 5  afin  de  participer  à  ce  partage  :  la  Russie  et 
la  Prusse  se  garantirent  leurs  acquisitions  ,  et 
promirent  d'agir  de  concert  à  la  diète  de  Var- 
sovie 5  pour  obtenir  pour  tant  de  cessions  le 
consentement  de  la  république:  le  Roi  promit 
encore  par  un  article  secret  d'envoyer  20,000 
hommes  de  son  armée  en  Pologne,  pour  se 
joindre  aux  Russes  au  cas  que  la  guerre  devînt 
générale:  de  plus  sa  Majesté  s'engageoit  à  se 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.         75 

déclarer  ouvertement  contre  la  maison  d'Au^ 
triche,  supposé  que  ce  secours  ne  fût  pas  suffis 
sant  :  on  convint  aussi  que  les  subsides  prus- 
siens cesseroient  d'être  payés  aussitôt  que  leur 
corps  auxiliaire  auroit  joint  l'armée  russe:  on 
ajoutoit  par  un  autre  article,  que  sa  Majesté 
seroit  autorisée  à  retirer  ses  troupes  auxiliaires, 
si  au  sujet  de  ces  secours  elle  étoit  attaquée  par 
les  Autrichiens  dans  ses  propres  états;  et  dans 
ce  caslaRussiepromettoit  de  lui  envoyer  6000 
hommes  d'infanterie  et  4000  cosaques,  et  même 
de  doubler  ce  nombre  aussitôt  que  les  circon- 
stances le  permettroientj  aussi  bien  que  d'en- 
tretenir une  armée  de  5o,ooo  hommes  en  Po- 
logne, afin  depouvoir  assister  le  Roi  de  toutes 
ses  forces ,  après  que  la  guerre  avec  les  Turcs 
seroit  terminée  ;  et  enfin  de  continuer  cette 
assistance  jusqu'au  moment  où  elle  pourroit 
par  une  pacification  générale  procurer  aux 
Prussiens  un  dédommagement  convenable  : 
on  joignit  à  tous  ces  articles  une  convention 
séparée,  pour    régler  l'entretien   réciproque 
des  corps  auxiliaires.   Cet  ouvrage,  qui  ser- 
voit  de  base  aux   projets  qui  dévoient  s'en- 
suivre,  étant  terminé,  il  restoit  à  persuader 


76  MEMOIRES    DE     1763 

la  cour  de  Vienne  de  se  j  oindre  aux  deux  puis- 
sances contractantes.  Trois  partis  se  formoient 
dans  cette  cour,  dont  chacun  pensoit  diffé- 
remment :  l'Empereur  auroit  voulu  regagner 
en  Hongrie  les  provinces  que  sa  maison  avoit 
perdues  par  la  paix  de  Belgrad  :  l'Impératrice 
sa  mère  5  qui  n'avoit  plus  cette  énergie  et  cette 
fermeté  dont  elle  avoit  tant  donné  de  mar- 
ques dans  sa  jeunesse,  et  qui  commençoit  à 
s'adonner  à  une  dévotion  mystique,  se  repro- 
choit  le  sang  que  ses  guerres  passées  avoient 
4fait  répandre  ;  elle  détestoit  la  guerre  et  vou- 
loit  conserver  la  paix  à  quelque  prix  que  ce 
fût:  le  prince  Kaunitz  ,  doué  d'un  jugement 
droit,  qui  vouloit  accorder  les  intérêts  de  la 
monarchie  avec  les  penchansde  sa  souveraine, 
se  trouvoit  par  conséquent  dans  l'embarras 
d'opter  entre  la  guerre,  ou  le  partage  de  la 
Pologne,  et  craignoit  de  plus  que  s'il  prenoit 
ce  dçrnier  parti,  l'union  de  la  maison  de 
Bourbon  avec  celle  d'Autriche*qu'il  regardoit 
comme  son  chef-d'oeuvre,  n'en  fût  rompue; 
d'un  côté' la  cavalerie  prussienne  remontée  si 
promptement  lui  donnoit  à  connoître  que  le 
Roi  avoit  prit  un  parti  décisif^  d'un  autre  il 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  77 

voyoit  que  ce  prince  désiroit  une  pacification 
générale,  et  qu'il  y   travailloit  avec  ardeur. 
Enfin  le  Roi  dit   à    l'envoyé  d'Autriche  dans 
une  conférence  qu'il  eut  avec  lui  :  que  sa  Ma- 
jesté félicitoit  l'Impératrice- reine  d'avoir  en 
ce  moment  ]e  sort  de  l'Europe  en  ses  mains, 
parce  que  réellement  la  paix  ou  la  guerre  dé- 
pendoit  dans  ces  circonstances  du  parti  qu'elle 
alloit  prendre.  Le  Roi  ajouta  qu'il  avoit  une  si 
grande  confiance  dans  la  sagesse  reconnue  de 
cette  grande  princesse,  qu'il  ne  doutoitpoirit 
qu'elle  ne  préférât  Lt  tranquillité  générale  de 
l'Europe    aux  troubles  qui  pouvoient  surve- 
nir, et  dont  il  étoit  impossible  de  prévoir  les 
suites.  Cet  entretien,   dont  van  Swieten  ren- 
dit compte  à   sa  cour,   produisit  tout  l'effet 
c|u'on  en  pouvoit  espérer  ;  le  prince  Kaunitz 
fut  convaincu  qu'il  falloit  renoncer  à  l'alliance 
des  Turcs,  comme  à  tous  les  projets  qui  étôieiit 
fondés  sur  ce  préalable:  il  comprit  égalenient 
qu'il  ne  pouvoit  pJus  empêcher  le  partage  de 
la  Pologne ,  à  moins  d'attaquer  sans  l'assistance 
d'aucun  allié  la  Prusse  et  la  Russie  en  même- 
temps.  Cette  chance  étoit  trop  désavantageuse 
pour  qu'un  homme,  pour  peu  qu'il  fût  pru- 
dent, voulût  en  courir  les  risques:  il  ne  lui 


4 


78  MÉMOIRES    DE     lyÔS 

restoit  donc  d'autre  parti  raisonnable  que  ce- 
lui de  se  joindre  aux  deux  cours  alliées,  afin 
de  participer  au  partage  de  la  Pologne,  et  de 
maintenir  par  ce  moyen  ^équilibre  entre  ces 
trois  puissances.  Par  une  suite  de   cette  réso- 
lution, le  baron  de  Swieten  fut  chargé  de  pro- 
poser au  nom  de  sa  cour  la  signature  d'un  acte 
par  lequel  les  trois  cours  promettoient  d'obser- 
ver une  égalité  parfaite  dans  le  partage  qui  se 
feroit  de  la  Pologne.  Cette  proposition,   qui 
etoit  juste,  fut  reçue  sans  empêchement,  par- 
ce qu'elle  devoit  aplanir  toutes  les  difhcultés 
qui  avoientjusqu'alors  causé  tant  d'embarras, 
et  que  c'étoit  l'unique  moyen  d'éviter  la  cruerre 
générale ,  qu'on  avoit  eu  de  si  fortes  raisons 
Mars,  ^'appréhender.  Cet  acte  fut  signé  sans  délai , 
et  l'échange  s'en  fit  tout  de  suite. 

Ce  traité  entre  les  cours  de  Berlin  et  de 
Vienne  fut  incessamment  communiqué  à  celle 
de  Péterbourg;  l'Impératrice  reçut  avec  plai- 
sir cette  nouvelle  importante;  elle  se  voyoit 
par  cette  accession  de  l'Autriche  dégagée  du 
fardeau  d'une  nouvelle  guerre  qu'elle  auroit 
peut-être  eu  de  la  peine  à  soutenir:  elle  suivit 
les  conseils  du  Roi,  qui  l'exhortoit  à  diminuer 
autant  qu'il  se  pourroit  le  nombre  de  ses  en- 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  79 

nemis:  aussi,  peu  après,  la  même  convention 
fut  signée  à  Péterbourg  par  les  deux  cours  im- 
périales. On  se  pressa  ensuite  d'égaliser  le  par- 
tage des  trois  cours,*  ce  qui  avoit  été  réglé  en- 
tre la  Prusse  et  la  Russie  fut  aussitôt  communi- 
qué à  rimpératrice-reine  -,  la  cour  de  Vienne 
ne  s'oublia  pas  dans  son  contreprojet  :  son  avi- 
dité étendit  ses  vues  sur  quantité  de  palatinats 
quiremplissoient  l'espace  depuis  laprincipauté 
de  Teschen  jusqu'aux  confins  de  la  Valachie, 
et  qui  poussoient  une  pointe  par  Belcz  à  une 
petite  distance  de  Varsovie.  Les  pays  encla- 
vés dans  cette  démarcation,  et  qui faisoient  à 
peu  près  le  tiers  de  la  Pologne  ,  étoient  évi- 
demment opposés  à  la  convention  que  cette 
cour  venoit  à  peine  de  signer  avec  les  autres 
puissances.  On  trouva  cette  portion  que  les 
Autrichiens  vouloient  s'approprier  aussi  énor- 
me à  Péterbourg  qu'on  l'avoit  trouvée  exorbi- 
tante à  Berlin.  Choqué  de  procédés  aussi  indé- 
cens  le  comte  Panin  remit  un  mémoire  rai- 
sonné au  prince  Lobkovvitz,  qui  résidoit  à 
Péterbourg  en  qualité  de  ministre  d'Autriche, 
dans  lequel  il  évaluoit  avec  précision  les  parta- 
ges des  trois  cours,  et  conçluoit  que  pour  éta- 


8o  MÉMOIRES    DE     lyÔS 

blir  une  égalité  parfaite,  il  convenoit  que  la. 
cour  devienne  voulût  bien  renoncer  à  la  pos- 
session de  Léopol  et  des  salines  importantes 
de  Wilizcka,  afin  que  personne  ne  pût  se 
plaindre  d'être  lésé. 

'La  cour  de  Vienne  continua  d'insister  sur 
îa  ville  de  Léopol  et  sur  les  salines  de  Wilicz- 
ka,  qu'elle  vouioit  posséder  à  toute  force,  en 
même-temps  que  pour  faciliter  cette  conven- 
tionnelle se  désista  des  palatinats  de  Lublin, 
de  Chelm ,  et  de  Belcz.  Les  choses  étant  dans 
ces  termes,  il  falloit  se  hâter   de  conclure,  si 
l'on  ne  vouioit  pas  renoncer  à  tout  partage;, 
dans  cette  occasion  trop   d'exactitude  à  éva- 
luer les  différentes  portions  au-roit  fait  naître 
des  disputes  interminables  :  d'autres  puisssan- 
ces  auroient    immanquablement    profité  de 
cette  mésintelligence,  et  toutesles  peines  qu'on 
s'étoit   données'jiisqu'alors  auroient  été  per- 
dues. Dans  cette rpersuasion,  le  Roi  conseilla 
à  l'impératrice :de  Russie  d'açc-epter  les  condi- 
tions que  îa  cour  de  Viennetannpnçoit  être  son 
ultimatum;  elle  comprit  combien Jes  momens 
étoientprécieuxi,  et  rien  n'y  m'ettantplusd'em-r 
pêcliementy  la  triple   convention  des    cours 

contractantes 


JUSQUA     1775.     CHAP.    I.         Si 

contractantes  fut  signée  par  leurs  ministres  à  5  août 
Péterbourg.   Les   acquisitions  prussiennes   et 
celles  des  Russes  furent  articulées  dans  ce  traité 
telles  que  nous  les  avons  annoncées  ;  ce  qui 
devoit  tomber  en  partage  aux  Autrichiens  fut 
marqué  depuis  la  principauté  de  Teschenj4is- 
qu'au  delà  de  Sendomir  et  du  confluent  du  San, 
en  tirant  une  ligne  droite  au  Bug  et  de  cette 
rivière  à  celle  du  Dniester  aux  frontières  de  la 
Podolie  et  de  la  Moldavie.  Les  trois  cours  se 
garantirent  leurs  possessions  respectives  :  elles 
promirent  d'agir  dé  concert  pour  engager  la 
république  de  Pologne  à  donner  son  consen- 
tement aux  cessions  qu'on  lui  demandoit.  La 
cour  de  Vienne ,  radoucie  par  tant  d'acquisi- 
tions, promit  d'employer  ses  bons  offices  con- 
jointement avec  le  roi  de  Prusse,  alm  de  dispo- 
ser la  Porte  à  recevoir  les  conditions  de  paix  que 
la  Russie  lui  avoit  proposées.  Les  trois  cours 
fixèrent  la  prise  de  possession  au  premier  jour 
du  moisde Septembre.  On  convint  de  remettre 
vers  ce  temps  au  roi  de  Pologne  une  déclaration 
concertée  entre  les  trois  cours,  pour  instruire 
la  république  des  arrangemens  qu'on  venoit  de 
prendre ,  et  pour  l'exhorter  à  la  convocation 

Tome  V,  F 


82  MÉMOIRES     DE     I763 

d'une  diète  extraordinaire ,  afin  qu'elle  travail- 
lât à  l'entière  pacification  du  royaume;  c'étoit 
à  cette  diète  que  la  Russie,  l'Autriche  et  la 
Prusse  se  proposoient  de  présenter  une  déduc- 
tion qui  devoit,  contenir  les  prétentions  de 
chaque  puissance  ,  avec  les  droits  qu'elles 
croyoient  avoir  sur  ce  dont  elles  avoient  pris 
possession. 

Le  Roi  fondoit  ses  prétentions  sur  la  Pome- 
rellie,  et  sur  une  partie  de  la  grande  Pologne 
située  en  deçà  de  la  Netze  ,    sur  ce  que  ces 
provinces,  autrefois  annexées  à  la  Poméranie 
et  au  Brandebourg ,  en  avoient  été  démem- 
brées par  les  Polonois:  il  revendiquoit  la  ville 
d'Elbing  en  vertu  d'une  prétention  liquide,  et 
de  l'argent  que  ses  ancêtres  avoient  avancé  sur 
cette  ville  à  la  république  ;  on  faisoit  des  évê- 
chés  de  Varmie  et  des  palatinats  de  Marien- 
bourg  et  de  Culm  un  équivalent  de  la  ville  de 
Danzic  capitale  de  la  Pomerellie,  laquelle  de- 
meuroit  libre.  Nous  ne  voulons  pas  détailler 
ici  les  droits  de  ces  trois  puissances;  il  falloit 
des  conjonctures  singulières  pour  amener  les 
esprits  à  ce  point  et  les  réunir  pour  ce  partage, 
par  lequel  seulement  on  pouvoit  éviter  une 
guerre  générale. 


jusqu'à    1775.    ciiAP.  I.       8.3 

Telle  fut  la  fin  de  tant  de  né2:ociations  oui 
demandoient  de  la  patience,  de  la  fermeté  et 
de  l'adresse.  L'on  parvint  cette  fois  à  préserver  ' 
l'Europe  d'une  guerre  générale  qui  étbit  près 
d'éclater.  Des  intérêts  aussi  contraires  que  ceux 
des  Russes  et  des  Autrichiens  étoient  clifTiciles 
à  concilier.  Pour  dédommager  les  Russes  des 
conquêtes  que  les  Autrichiens  vouloient  qu'ils 
restituassent  à  la  Porte,  il  n'y  avoit  d'autie 
moyen  que  de  leur  assigner  des  possessions  en 
Pologne.  L'împératrice-reine  en  avoit  donné 
l'exemple,  en  faisant  occuper  par  ses  troupes 
la  seigneurie  de  Zips;  et  pour  que  la  balance 
se  soutînt  en  quelque  m.anière  entre  les  puis- 
sances du  nord,  il  falloit  de  nécessité  que  le 
Roi  eût  part  à  ce  partage.  C'est  là  le  premier 
exemple  que  l'histoire  fournisse  d'un  partage 
réglé  et  terminé  paisiblement  entre  trois  puis- 
sances; sans  les  conjonctures  où  l'Europe  se 
trouvoit  alors  ,  les  plus  habiles  politiques  y 
auroient  échoué;  tout  dépend  des  occasions 
et  du  moment  où  les  choses  se  font. 

Le  soin  d'accorder  ces  dive-s  intérêts  n'ab- 
sorboit  pas  toute  l'attention  des  trois  puissan- 
ces; on  n'en  prcssoit  pas  moins  les  Turcs  de 

F   -2 


84  M  É  M  O  I  ïl  E  s     DE     1763 

consentir  àla  tenue  d'un  congrès;  l'internonce 
d'Autriche,  qui  résidoit  à  Constantinople,  né 
parloitplus  des  subsides  qu'il  avoit  si  vivement 
sollicités  5  ni  des  diversions  que  sa  cour  alloit 
faire  en  faveur  de  la  Porte;  et  loin  d'encoura- 
ger les  Turcs  à  la  continuation  de  la  guerre  , 
il  s'étoit  joint  au  ministre  prussien,  pour  en- 
gager le  divan  à  choisir  ceux  que  le  grand 
Seigneur  enverroit  au  congrès  de  la  pacifica- 
tion. Les  plénipotentiaires  furent  nommés  de 
la  part  des  deux  puissances  belligérantes;  les 
Prc-  ministres  prussien  et  autrichien  les  joignirent 

ni  ers  .  , 

jours  à  Foxsiani,  lieu  ou  se  tnirent  les  conférences. 
Le  comte  Oriow  ,  favori  de  l'Impératrice ,  y 
présidoit  de  la  part  de  la  Russie  ,  et  Osman 
EiTendi  de  la  part  des  Turcs.  Ces  deux  minis- 
tres paroissoient  d'accord  sur  les  articles  essen- 
tiels du  traité,  et  même  sur  l'indépendance 
des  Tartares;  mais  lorsqu'on  en  vint  au  projet, 
article  par  article,  Osman  Efïendi  en  présenta 
un  autre,  par  lequel  le  droit  de  confirmer  le 
chan  des Tar tares  élu,  et  le  droit  d'administrer 
la  justice  en  Crimée,  étoit  réservés  au  grand 
Seigneur.  Cetteproposition  fut  rejetée;  Osman 
en  présenta  une  plus  modérée,  mais  qui  fut 
aussi  peu  admise  que  la  première  :  sur  o^uoi  il 


m;  ers 

jour: 

d  "ho  lit 


jusqu'à     1775.     CHAP.    I.         85 

déclara  qu'après  avoir  épuisé  tous  les  moyens 
qui  lui  étoient  permis  par  ses  instructions  , 
qu'après  avoir  modifié  par  des  adoucissemens 
les  articles  qui  faisoient  le  plus  de  peine  aux 
Russes ,  voyant  néanmoins  que  ,  sans  égard 
pour  la  modération  du  grand  Seigneur,  on 
rejetoit  toutes  ses  propositions,  il  ne  lui  res- 
toit  qu'à  demander  des  chevaux  pour  s'en 
retourner  à  Constantinople.  Mr  Orlow  le  prit 
au  mot;  ses  intérêts  personnels  le  rappeloient 
à  Péterbourg,  où  ses  ennemis  profitant  de  son 
absence ,  étoient  parvenus  à  le  supplanter  ; 
ainsi  ce  congrès,  qu'on  avoit  eu  tant  de  peine 
à  faire  assembler  ,  n'atteignit  pas  la  tin  du 
même  mois. 

Plus  les  affaires  prenoient  vers  le  nord  et 
l'orient  une  tournure  avantao-euse  à  la  Russie, 
plus  la  France,  mécontente  du  peu  de  consi- 
dération dont  elle  jouissoit  ,  essayoit  de  se 
dédommager  par  ses  iiitrigues  de  l'ascendant 
qu'elle  avoit  perdu;  elle  se  flattoit  de  pouvoir 
le  re^Ta^ner  en  mettant  la  Suède  en  jeu.  Le 
prince  royal  de  Suède,  qui  voyageoit  alors  en 
France,  se  trouva  précisément  à  Paris  lorsqu  il 
apprit  la  mort  du  Roi  son  père.  Les  ministres 

F  3 


86  MÉMOIRES      DE     Î763 

de  Louis XV,  pour  profiter  de  la  conjoncture, 
prirent  des  engageniens  secrets  avec  ce  jeune 
prince;  ils  lui  promirent  d'acquitter  les  arré- 
rages de  la  dernière  guerre  ,  que  la  France 
devoit  à  la  Suède  ;  la  somme  en  montolt  à 
i,3oo,ooo  écus;  une  partie  lui  en  fut  remise  à 
Paris,  et  on  lui  fit  espérer  le  reste  au  cas  qu'il 
voulût  l'employer  à  changer  la  forme  du  gou- 
vernement en  Suéde ,  en  s'y  rendant  souverain. 
Dès-lors  ce  jeune  prince  vif,  ambitieux,  mais 
léger,  se  livra  sans  réserve  à  l'exécution  de  ce 
projet,  à  laquelle  la  diète  qui  alloit  s'assembler 
pour  son  couronnement,  lui  fournissoit  une 
occasion  favorable.  De  retour  à  Stockliolm  on 
envoya  des  émissaires,  munis  d'argent,  dans 
toutes  les  province?  duroyatuTie,  pour  corrom- 
pre les  députés,  et  une  partie  des  troupes,-  son 
frère,  le  prince  Charles,  se  niit  à  la  tète  d'un 
de  ces  corps,  pour  le  conduire  à  la  capitale 
.au  secours  du  Roi.  Mais  le  jeune  monarque 
n'attendit  pas  son  arrivée  ;  il  avoit  gagné  le 
régiment  des  gardes  et  cehii  de  l'artillerie;  il 
s'empara  par  leur  moyen  de  l'arsenal,  fit  bra- 
quer les  canons  sur  les  places  et  dans  les  rues, 
assembla  le  sénat  intimidé  par  un  appareil  qui 


jusqu'à      1775.      cil  A  p.    I.  87 

lui  étoit  si  nouvezui ,  et  se  fit  dtclarer  souverain^g  ^^q^^^ 
par  ce  corps,  qui  représentoit  toute  la  nation. 
Cet  événement  inattendu  causa  quelques 
inquiétudes  à  la  -cour  de  Berlin;  le  Roi  s'étoit 
engagé  par  son  traité  avec  la  Russie  à  soutenir 
la  forme  de  gouvernement  établie  en  Suéde 

o 

l'année  i/ao.  Ce  prince  n'ignoroit  pas  la  vive 
impression  qu'une  révolution  aussi  subite  fe- 
roit  sur  l'impératrice  de  Russie.  Le  congrès  de 
Foxsiani  venoit  à  la  vérité  d'être  rompu  ;  mais 
les  Russes  et  les  Turcs  étoient  de  nouveau  en 
pourparlers  pour  en  assembler  un  autre  à 
Bucharest  :  si  la  paix  venoit  à  se  conclure  entré 
ces  deux  puissances,  il  falloit  s'attendre  cju'in- 
cessamment  la  Russie  travailleroit  à  remettre 
le  gouvernement  suédois  sur  l'ancien  pied;  le 
jeune  roi  de  Suède,  qui  comptoit  sur  l'appui 
de  la  France,  ne  se  seroit  jamais  désisté  de  bon 
gré  de  la  souveraineté  à  laquelle  il  venoit  de 
pirvenir;  c'étoient  là  des  matériaux  pour  luie 
nouvelle  guerre,  dans  laquelle  le  Roi  auroit  été 
obligé  de  combattre  contre  son  propre  neveu  ; 
et  la  nature,  qui  parle  aux  coeurs  des  rois  tout 
comme  à  ceux  des  particuliers ,  se  révoltoit 
contre  ce  parti.  D'autre  part  la  politique  et  la 

F  4 


88         MÉMOIRES     DE     1 763 

foi  des  traités  exigeoient  qu'on  le  prît  :  dans  cet 
embarras  le  Roi  se  servit  de  la  cour  de  Vienne, 
afin  que  par  ses  représentations  à  celle  de  Péter- 
bourg  on  pût  parvenir  à  calmer  la  première 
effervescence  de  la  Russie.  Les  mouvemens  de 
colère  et  de  vengeance  l'auroient  cependant 
emporté  dans  l'esprit  de  l'impératrice  de  Rus- 
sie ,  si  les  Turcs  n'avoient  pas  résisté  avec 
beaucoup  de  fermeté  aux  conditions  dures  et 
fâcheuses  qu'on  vouloit  leur  faire  accepter;  en 
même-temps  que  du  côté  de  la  Suède,  le  Roi 
concevant  le  danc;er  dont  il  étoit  menacé  de 
la  part  de  la  Russie,  se  proposoit  de  mettre 
d'avance  le  Danemarck  hors  de  jeu  ,  pour 
n'avoir  qu'un  ennemi  à  combattre  à  la  fois. 

Ceci  nous  engage  à  reprendre  les  choses 
de  plus  haut,  pour  exposer  avec  précision  les 
raisons  qu'avoit  le  roi  de  Suéde  d'agir  ainsi. 
Le  roi  de  Danemarck  étoit  monté  trop  jeune 
sur  le  trône  pour  que  son  expérience  pût  être 
formée  :  il  étoit  entouré  d'anciens  ministres 
rompus  dans  les  intrigues  de  cour ,  qui  plus 
intéressés  que  citoyens  n'ambitionn oient  que 
de  gouverner  leur  maître;  et  comme  ces  rivaux 
luttoient  pour  se  supplanter  mutuellement , 


jusqu'à   1775.    CHAP.   L       8g 

cela  donnoit  lieu  à  de  fréquentes  disgrâces  ; 
chaque  jour  produisoit  de  nouveaux  ministres 
et  de  nouveaux  projets  de  gouvernement.  Le 
Sr  de  Saldern  ,  qui  se  trouvoit  alors  à  cette 
cour  en  qualité  de  ministre  de  Russ'.e,  avoit, 
comme  nous  l'avons  dit,  moyenne  l'échange 
du  duché  de  Gottorp  contre  ceux  d'Olden- 
bourg et  de  Delmenhorst  ;  ce  ministre  d'une 
cour  étrangère,  mais  trop  puissant  à  Coppen- 
hague  persuada  au  Roi  de  faire  un  tour  dans 
les  pays  étrangers,  voulant  le  détourner  de 
visiter  ,   comme    il  en   avoit   l'intention ,    le 
royaume  de  Norwége,  où  l'on  craignoit  qu'il 
n'introduisît  des  nouveautés  préjudiciables  à 
ses  intérêts.    Peu  après  son  mariage   avec   la 
princesse  Mathilde ,  soeur  du  roi  d'Angleterre, 
il  partit  de  Coppenhague,  se  rendit  à  Londres, 
et  de  là  à  Paris  :  ses  courtisans  et  ceux  qui 
Tenvironnoient,  fortifioient  son  penchant  à  la 
volupté  et  à  la  débauche  ;  de  retour  de   ses 
voyages,  il  en  rapporta  une  maladie  dont  il 
n'avoit  pris  aucun  soin  ;  la  Reine  son  épouse^ 
sous  prétexte  du  rétablissement  de  sa  santé, 
s'empara  de  son  esprit,  et  lui  proposa  un  méde- 
cin nommé  Struensée,  comme  l'homme  le  plus 


go  MÉMOIRES     DE    lyoS 

capable  de  le  guérir.  L'accès  que  ce  médecin 
eut  à  la  cour,  lui  fit  gagner  imperceptiblement 
plus  d'ascendant  sur  l'esprit  de  la  Reiue  qu'il 
n'étoit  convenable  k  un  liomm.e  de  cette  extrac- 
tion. Cette  liaison,  qui  de  jour  en  jour  deve- 
noit  plus  intime,  obligeoit  la  Reine  à  prendre 
les  plus  grandes  précautions  pour  que  le  Roi 
ne  pût  pas  s'appercevoir  de  ce  qui  se  passoit  ; 
onprétendoit  cjuepour  en  être  sûr ,, la  Reine  et 
le  médecin  avoient  imaginé,  sous  prétexte  de 
donner  des  remèdes  au  F.oi,  de  lui  foife  pren- 
dre de  Topium.  L'usage  trop  fréquent  de  ceiî 
soporifiques  altéra  considérablement  l'esprit 
de  ce  jeune  prince:  il  eut  des  absences  et  si 
fortes  et  si  longues,  que  la  E.eine  et  le  méde- 
cin s'emparèrent  des  rênes  du  gouvernement: 
Struensée  fut  créé  premier  miinistre  ,  et  fut 
réellement  roi  de  Danemarck  durant  quelc^ues 
mois.    La   nation   danoise    fut  indignée.    On 
découvrit  enfin  que  le  projet  du  ministre  étoit 
de  faire  déclarer  le  Roi  incapable  de  régner,  ^ 
et  sous  ce  prétexte  apparent  de  s'emparer  de 
la   tutelle  du   royaume  -,    ce    qui   acheva    de 
révolter  les  esprits.  On  auroit  cru  se  couvrir 
dopprobre,  en  exposant  le  royaume  à  tomber 


jusqu'à     1775.     CHAP.     I.         gi 

sous  une  semblnble  domination.  Des  gardes 
de  la  marine  qu'on  avoit  voulu  casser  parce 
que  la  cabale  se  défioit  de  leur  fidélité  ]  don- 
nèrent le  premier  branle  à  la  révolution.  Les 
deux  généraux  d'Eickstaedt  et  de  Coeller.tous 
cleuxpoméraniens  de  naissance,  et  le  ministre 
d'état  d'Osten  se  rendirent  en  secret  chez  la 
reine  Julie,  belle-mère  du  Roi  5  ils  kii  peigni- 
rent, de  couleurs  les  plus  vives,  les  périls  aux- 
quels sa  personne,  celle  de  son  beau-fils,  et 
tout  le  royaume  étoient  exposés,  et  la  conju- 
rèrent de  prendre  dans  un  moment  aussi  criti- 
que un  parti  décisif;  ils  la  déterminèrent  à  se 
rendre ,  après  un  bal  qui  devoit  durer  avant 
dans  la  nuit,  par  un  escalier  dérobé  dans  la 
chambre  du  Roi ,  pour  l'avertir  du  péril  immi- 
nent qui  le  menaçoit,  et  l'obliger  à  signer  in- 
cessamment un  ordre  par  lequel  les  généraux 
étoient  autorisés ,  l'un  à  arrêter  la  reine  Ma- 
thilde  ,  et  l'autre  à  s'assurer  du  médecin  pre- 
mier ministre.  Ce  projet  s'exécuta  comme  il 
avoit  été  ml^dité  :  on  enferma  la  Reine  dans 
une  forteresse  ,  et  le  médecin  ainsi  que  ses 
adhérens  furent  traduits  devant  les  juges  :  la 
crainte  des  supplices  leur  fit  avouer  tous  les 


92  MÉMOIRES    BE     1763 

attentats  dont  on  les  accusoit  ;  le  mariage  de 
la  reine  Mathilde  fut  cassé;   le  roi  d'Anele- 
terre  obtint  qu'on  permît  à  cette  princesse  de 
sortir    du  Danemarck  ,  pour  se  retirer  dans 
l'ékctorat  de  Hanovre:  elle  s'établit  à  Zell, 
où  elle  fut  traitée  par  son  frère  avec  distinc- 
tion. Le  médecin,  et  lebaron  deBrand,  après 
qu'on  leur  eut  fait  le  procès,  furent  décapités: 
la  reine  Julie  ,  belle-mère   du  Roi,    prit  le 
maniement  des  affaires.  Tout  fut  foible  dans 
les   commencemens   d'une   telle   administra- 
tion ,    qui    en    effet    n'étoit    qu'une    tutelle. 
L'aliénation  d'esprit  du  Roi  équivaloit  à  une 
minorité.  Les  Norwégiens ,  qu'on  avoit  acca- 
blés  d'impôts  pour  soutenir   la  banque  qui 
étoit  sur  le  point  de  faire  faillite  ,  les  Norwé- 
giens, dis-je,  commencèrent  à  différentes  re- 
prises à  manifester  leur  mécontentement.  Les 
révolutions  que  subit  presque  en  même-temps 
le  gouvernement  suédois,  donnèrent  de  vives 
alarmes  à  la  cour  de  Coppenhague,  qui  crai- 
gnoit  les  entreprises  d'un  jeune  prince  voisin , 
ennemi  né  des  Danois  j  la  reine  Julie  envoya 
le  général  Huth   avec   quelques  troupes   en 
Norwège ,  afin  de  garantir  ce  royaume  contre 
toute  invasion  étrangère. 


jusqu'à     1775.     CHAP.   I.         93 

Ce  mécontentement  des  Norvvégiens ,  leurs 
dispositions  peu  favorables  à  la  cour,  voilà  sur 
quoi  le  roi  de  Suède  fondoit  ses  espérances. 
Quelques  députés  des  paysans  de  ce  royaume , 
qui  se  rendi^rent  auprès  de  lui  dans  le  bourg 
d'Eckholmsund,  l'assurèrent  qu'il  n'avoitqu'à 
se  montrer  avec  quelques  troupes  sur  leurs 
frontières ,  pour  animer  les  paysans  norvvé- 
giens, et  pour  leur  faire  à  tous  embrasser  son 
parti.  Sans  examiner  si  c'étoit  la  nation  qui 
s'expiiquoit  par  la  bouche  de  ces  députés,  ou 
s'ils  n'étoient  que  les  organes  de  quelques 
mécontens  obscurs ,  le  Roi  partit  brusque- 
ment, sous  prétexte  de  faire  ce  qu'on  appelle 
en  Suéde  l'Eric  Gatta  :  il  fit  la  tournée  de  ses 
provinces  méridionales  en  Scanie  et  vers  les 
frontières  de  la  Norwège  ;  de  là  il  envoya  un 
mémoire  à  la  cour  de  Danemarck ,  conçu  en  qNov. 
termes  menaçans  ,  par  lequel  il  demandoit 
raison  des  arméniens  extraordinaires  que  cette 
cour  faisoit  en  Norwège  5  en  même-temps  il 
préparoit  tout  de  son  côté  pour  entreprendre 
la  guerre  ;  des  troupes  suédoises  ,  munies 
d'artillerie,  s'approchoient  de  la  Norwège  :  ses 
émissaires  en  foule  rôdoient  dans  ce  royaume. 


g4  MÉMOIRES     DE     lyÔS 

pour  exciter  le  peuple  à  la  sédition  ;  il  fit  des 
tentatives  infructueuses  pour  brûler  le  chan- 
tier de  Coppenhague;  enfin  tout  se  préparoit 
à  une  rupture  entre  ces  deux  royaumes  ,  et 
peut-être  s'en  seroit-elle  ensuivie,  si  la  cour  de 
Berlin,  par  les  représentations  les  plus  fortes, 
n'avoit  engagé  ces  deux  puissances  à  s'éciair-- 
cir  mutuellement  sur  leurs  soupçons,  et  à  se 
réconcilier  ;  sur  ces  représentations  le  roi  de 
Suède  s'en  retourna  dans  sa  capitale  ,  et  les 
Danois  se  rassurèrent. 

Si  le  changement  du  gouvernement  en 
Suède  avoit  déplu  à  l'impératrice  de  Russie, 
ces  mouvemens  du  Roi  sur  les  frontières  de 
la  Norwège  la  choquèrent  encore  davantage  ; 
elle  craignoit  qu'un  jeune  prince  aussi  re- 
muant ,  aussi  inquiet  que  le  roi  de  Suède  , 
n'entreprît  avec  la  même  légèreté  de  l'atta- 
quer sur  les  frontières  de  l'Estonie  et  de  la 
Finlande.  Ces  deux  provinces  étoient  alors 
déorarnies  de  troupes  :  les  armées  russes  étoient 
dans  la  Bessarabie,  dans  la  Crimée,  et  plus  de 
3o,ooo  hommes  inondoient  la  Pologne;  1  Im- 
pératrice jugea  qu.e  dans  ces  circonstances, 
en   faisant   des   conquêtes    en    orient .  et   en 


jusqu'à     1773.     CHAP.    I.  95 

subjuguant  les  Sar mates  ,  elle  ne  clevoit 
pas  négliger  d'assurer  ses  anciennes  posses- 
ijions.  Elle  rappela  dans  cette  intention  qo,ooo 
hommes  des  troupes  qui  étoient  en  Po- 
logne 5  pour  les  employer  à  garnir  et  à 
défendre  la  Livonie  et  les  provinces  qu'elle 
croyoit  exposées  aux  insultes  des  Suédois; 
d'autre  part  elle  se  montra  plus  disposée  à 
un  nouveau  congres  pour  la  paix  avec  les 
Turcs. 

Ce    congrès    s'ouvrit   à  Bucharest  ;    le   reisaSOct. 
ElîencU  étoit  le  plénipotentiaire  de  la  Porte 
et    le   Sr    Obréskow    celui    des   Russes  :    les 
deux  ministres  plénipotentiaires  de  la  Prusse 
et  de   l'Autriche   ne   s'y   trouvèrent    point  , 
parce  que  les  Russes  avoient  été  mécontens 
du  Sr  Thugut  ,  qui  avoit  assisté  au  premier 
congrès    comme    ministre    de    l'Impératrice- 
reine.  Les  Russes  commencèrent  par  renou- 
veler leurs  prétentions  exorbitantes  -,  ensuite 
ils  se  relâchèrent  sur  plusieurs  articles*  mais 
la  cession  des  places  de  la  Crimée- Kersch  et 
Jenikala  ,    dont    la    possession    ouvroit     aux 
Russes  le   passage  de   la  m^er  Noire  ,   fut  un 
obstacle  invincible  à  la  conclusion  de  la  paix; 


96  MÉMOIRES    DE     1^63 

le  corps  des  Uiemas ,  ou  gens  de  la  loi  , 
déclara  au  grand  Seigneur  qu'il  ne  consen- 
tiroit  jamais  que  par  cette  cession  on  mît  la 
Russie  en  état  d'équipper  une  flotte  qui  me- 
naceroit  Constantinople  même  du  plus  immi- 
nent danger  ;  la  Russie  déclara  de  son  côté 
que  la  possession  de  ces  deux  places  étoit  une 
condition  dont  elle  ne  se  départiroit  jamais- 
Sur  cela  chacune  des  deux  cours  envoya  son 
ultimatum  à  ses  plénipotentiaires  :  les-  Russes 
ofirirent  de  se  relâcher  sur  ce  qu'ils  avoient 
demandé  en  argent,  à  condition  que  les  Turcs 
consentissent  au  reste ,  et  les  Turcs  offrirent 
Qi  millions  de  roubles  aux  Russes,  s'ils  vou- 
loient  remettre  les  choses  sur  le  pied  où  elles 
étoient  avant  le  commencement  de  cette 
guerre.  Après  que  les  conditions  eurent  été 
refusées  de  part  et  d'autre  vers  la  fin  du  mois 
Mars,  de  Mars,  ce  second  congrès  fat  rompu  comme 
le  premier. 

Deux  raisons  contribuèrent  à  rendre  ce  con- 
grès infructueux  :  la  première,  les  conditions 
onéreuses  ,  humiliantes  et  dures  auxquelles 
Catherine  vouloit  soumettre  Mustapha;  l'au- 
tre, les  intrigues  de  la  f^rance,  qui  non  con- 
tente 


jusqu'à    1775.    CHAP.   I.         97 

tente  d'employer  les  corruptions  pour  gagner 
les  principaux  visirs  et  seigneurs  de  Li  Porte , 
lelevoit  leur  courage  par  l'espérance  que  le 
roi  de  Suède  porteroit  la  guerre  en  Finlande, 
pour  faire  une  diversion  en  leur  faveur ,  et  ils 
ajoutoient  que  la  France  armoit  actuellement 
à  Toulon  une  nombreuse  escadre,  qu'on  en- 
verroitaux  échelles  du  Levant ,  pour  s'établir 
en  croisière  dans  l'Archipel.  La  cour  de  Ver- 
sailles ne  se  borna  point  n  ces  petites  intrigues  : 
elle  désapprouvoitla  condu'te  de  l'Impératrice 
reine  ,  qui  étant  son  alliée  s'étoit  unie  avec  la 
Russie  et  la  Prusse  ,  et  avoit  pris  le  parti  des 
Jouissances  que  la  France  regardoit  comme  ses 
ennemies.  Pour  se  venger  des  Autrichiens,  on 
projetai  Versailles  une  quadruple  alliance  en- 
tre les  cours  de  Versailles,  de  Madrid,  deTurin 
et  de  Londres.  On  commença  par  mettre  en 
jeu  toutes  sortes  d'intrigues  ,  afin  d'indisposer 
l'Angleterre  contre  la  Prusse  et  contre  la  Rus- 
sie. Les  émissaires  François  répandoient  nom- 
bre de  pamflets;  dans  les  uns  ils  démontroient 
aux  Anglois  le  tort  considérable  que  soufiroit 
leur  commerce,  depuis  que  le  roi  de  Prusse 
étoit  en  possession  du  port  de  Danzic;  dans 
Tome  V.  G 


g8  •       M  É  M  O  I  p.  E  s     DE      1  763  , 

d'autres  ils  exagéroient  les  pertes  que  le  com- 
merce d'Angleterre  feroit,  si  les  Russes  obte- 
noiePxt  la  libre  navigation  sur  la  mer  Noire.  Ces 

o 

écrits  tirent  enfin  (Quelque  impression:  la  fougue 
angloise  fat  promptement  excitée,  et  sans  sa- 
voir pourquoi,  la  nation  jeta  les  liants  cris,  en 
disant  que    le  port  de  Danzic  alloit  ruiner  le 
commerce  de  la  Grande  Bretagne.  Il  n'est  pas 
nécessaire  de  rapporter  ici  tous  les  désagrémens 
auxquels  ces  clameurs  donnèrent  lieu;  mais  il 
est  indispensable  de  rapporter  que  les  Anglois 
s'adressèrentaux  Russes  ,  et  qu'ils  exigèrent  de 
rim^pératrice  que  son  ministre  conjointement 
avec  celui  d'Angleterre  donnassent  la  loi  au  roi 
de  Prusse  dans  ses  propres  états  ,  qui  lui  ap- 
partenoient  à  aussi  bon  droit  que  les  provinces 
que  les  deux  autres  puissances  venoient  d'en- 
vahir, pour  qu'il  sacrifiât  son  intérêt  à  leurs  ca- 
prices. Les  Russes  n'entrèrent  pas  entièrement 
dans  ces  idées   extravagantes  des  Anglois  :  la 
guerre  avec  les  Turcs  duroit  encore  :  le  roi 
payoit  des  subsides;  ils  dévoient  donc  le  mé- 
nager. Il  y  eut  quelques  négociations  vagues 
avec  la  cour  de  Péterbourg  touchant  les  doua- 
nes et  les  péages  de  la  Vistule  et  touchant  le 


jusqu'à  17/5.  ciiAP.  T.      99 

port  de  Danzic;  après  quelques  explications 
de  part  et  d'autre,  après  qu'on  eut  remontré 
à  cette  cour  que  chacun  étant  maître  chez  soi  , 
on  ne  devoit  point  être  inquiété  dans  l'admi-» 
nistration  de  ses  finances,  les  Russes  trouvè- 
rent ces  raisons  valables ,  et  les  choses  restèrent 
sur  le  pied  où  eUes  étoient. 

Le  projet  des  François  et  des  Anglois  étoit 
plus  artificieux  que  nousnel'avonsreprésenté; 
leur  vue  étoit  de  brouiller  la  Prusse  et  la  Russie 
au  sujet  du  port  de  Danzic;  et  quoique  l'évé- 
nement n'eût  pas  répondu  à  leur  attente  ,  les 
Angiois  ne  laissèrent  pas  de  témoigner  a  la 
cour  de  Péterbourg  à  quel  point  ils  étoient 
jaloux  et  envieux  du  commerce  de  la  mer 
Noire  que  les  Russes  avoient  intention  d'exer- 
cer; mais  la  rupture  du  congrès  de  Bucharest 
les  délivra  pour  lors  de  leurs  appréhensions. 

Les  troubles  intestins  de  la  cour  de  Péter- 
bourg, et  les  difFérens  partis  qui  travailloient 
à'perdre  leurs  antagonistes,  infiuoient  dans  les 
affaires,  etoccasionnoient  de  nouvelles  conte- 
stations,  tantôt  pour  le  port  de  Danzlc,  tantôt 
sur  les  péages,  enfin  sur  les  limites  des  nou- 
velles acquisitions  :  on  poussa  la  mauvaise  hu- 

G    2 


100        M  É  M  O   1  II  E  s     DE      1/63 

meur  j  usqu'à  chicaner  le  Roi  sur  une  banlieue 
Située  au  delà  de  la  Netze,  qu'il  avoit  insérée 
dans  sa  démarcation  :  on  lui  fit  d'autres  diffi- 
cultés sur  le  territoire  de  Thorn,  qu'on  préten- 
doit  qu'il  avoit  trop  rétréci,  quoiqu'on  l'eût 
réglé  sur  les  cartes  géographiques  les  plus  exa- 
ctes qu'on  avoit  pu  se  procurer.  Les  Russes 
firent  des  querelles  semblables  aux  Autrichiens 
sur  un  terrain  qu'ils  s'étoient  approprié  au  de- 
là du  San  ,  et  qui  étoit  assez  considérable.  Le 
Roi  promit  d'avoir  la  complaisance  pour  l'im- 
pératrice de  Russie  de  s'accommoder  à  quel- 
ques égards  à  ses  désirs,  à  condition  toutefois 
que  les  Autrichiens  fissent  de  même  ;  mais  la 
cour  de  Vienne  affichant  la  hauteur  ,  et  étalant 
toute  sa  dignité,  déclara  qu'elle  ne  céderoitpas 
un  pouce  de  ses  possessions;  cette  déclaration 
fière  et  déterminée  des  Autrichiens  fit  que  les 
Russesgardèrentle silence;  et  qu'alors  les  cho- 
ses restèrent  sur  le  pied  où  elles  étoient.  Tou- 
tes ces  petites  tracasseries  tiroient  leur  origine 
de  la  haine  que  le  comte  OrloWjdevenu  prince, 
avoit  contre  le  comte  Panin  :  il  l'accusoit  d'a- 
voir réglé  trop  avantageusementles  partages  des 
alliés  de  la  Russie,  et  le  ministre   qui  voyoit 


jusqu'à    Î775.    CHAP.    I.       101 

son  crédit  chanceler  ,  n'avoit  pas  le  courage 
de  soutenir  avec  fermeté  les  points  dont  on 
étoit  tombé  d'accord  dans  la  convention  signée 
par  l'impératrice  de  Russie  et  le  roi  de  Prusse. 
Dans  ces  temps-là  les  noces  du  grand  Duc  se 
célébrèrent  à  Péterbourg  ;  le  comte  Panin  ,  l'^^'^'^^^- 
qui  avoit  été  son  gouverneur ,  le  quitta  alors  ; 
et  non  seulement  l'Impératrice  le  récompensa 
généreusement,  mais  détrompée  des  calomnies 
par  lesquelles  on  avoit  voulu  le  noircir  dans 
son  esprit,  elle  lui  rendit  sa  confiance. 

Ce  fut  le  Roi  qui  parvint  à  fixer  sur  la  prin- 
cesse de  Darmstadt,  propre  soeur  de  la  prin- 
cesse de  Prusse,  le  choix  que  l'Impératrice 
fit  d'une  belle  -  fille;  pour  avoir  du  crédit  en 
Russie,  il  falloit  y  placer  des  personnes  qui 
tinssent  à  la  Prusse.  On  devoit  espérer  que  le 
prince  de  Prusse  ,  lorsqu'il  parviendroit  au 
trône  ,  en  pourroit  tirer  de  grands  avantages. 
Mrd'Assebourg,  sujet  du  Roi  et  qui  avoit  passé 
au  service  de  l'Impératrice,  fut  chargé  de  par- 
courir toutes  les  cours  d'Allemagne  où  il  y  avoit 
des  princesses  nubiles,  et  d'en  faire  son  rap- 
port. Il  choisit  la  princesse  de  Darmstadt,  qui 
fut  désignée  pour  épouser  e  grand  Duc. 

G  3 


1Ô2        MÉMOIRES     t)  E     I  ySS 

Tandis  que  la  ville  de  Péterbourg  célébrolt 
par  des  fêtes  ce  mariage,  la  diète  de  Pologne 
s'assembloit  à  Varsovie  ;  les  trois  cours  v  pu- 
blièrent un  manifeste  avec  une  déduction  de 
leurs  droits;  on  demanda  au  Roi  et  à  la  répu- 
blique de  signer  i)  le  traité  de  cession  pour 
les  trois  cours .  Q  )  la  pacification  de  Pologne  , 

3)  une  somme  fixe  pour  l'entretien  du  P..oi, 

4)  l'établissement  du  conseil  permanent,  5) 
un  fonds  assuré  pour  que  la  république  pût  en- 
tretenir 3o,ooo  hommes.  En  même-temps  cha- 
que puissance  fit  entrer  en  Pologne  un  corps 
de  10,000  hommes.  Toutes  envoyèrent  égale- 
ment un  général  à  Varsovie;  les  Autrichiens, 
Kichecourt;  lesRusses , Bibikow ;  lesPrussiens , 
Lentulus.  Ils  avoient  ordre  d'agir  de  concert 
et  de  sévir  contre  les  seigneurs  qui  voudroient 
cabaler,ou  mettre  des  obstacles  aux  nouveau- 
tés qu'on  vouloit  introduire  dans  leur  patrie. 

Au  commencement  les  Polonois  firent  les  re- 
vèclies;  ils  répugnoient  à  tout  ce  qu'on  leur 
proposoit;  les  nonces  despalatinatsn'arrivoient 
point  à  Varsovie.  Fatig-uée  de  ces  longueurs 
et  de  cette  obstination,  la  cour  de  Vienne  pro- 
posa de  fixer  un  jour  pour  l'assemblée  de  la 


jusiou'a   1775.  chap.  I.      io3 

diète,  avec  menace  que  si  les  nonces  nian-^ 
quoient  de  s'y  trouver,  les  trois  cours  sans  dif- 
férer partageroiententr  elles  tout  le  royaume  ; 
mais  on  ajoutoit  aussi,  que  par  égard  pour 
eux,  et  s'ils  donnoient  des  marques  de  leur  do- 
cilité, aussitôt  après  que  l'acte  de  cession  auroit 
été  signé  ,  les  trois  puissances  retireroient  leurs 
troupes  du  territoire  de  la  république.  A  peine 
cette  déclaration  fut-elle  publiée  que  tout  s'ar- 
rangea comme  de  soi-mêm.e.  La  diète  s'assem- 
bla le  ig  Avril:  le  traité  de  cession  fut  approu- 
vé etsigné  premièrement  avec  les  Autrichiens, 
ensuite  avec  les  Russes ,  et  celui  des  Prussiens 
le  18  Septembre.  On  convint  que  des  com- 
missaires seroient  envoyés  pour  rép-ler  les 
frontières.  La  républic{ue  renonça  en  faveur 
de  sa  Majesté  à  la  réversibilité  du  royaum^e  de 
Prusse  et  des  fiefs  de  Lauenbourg,  de  Butow 
et  de  Dralieim  :  on  abolit  plusieurs  articles  du 
traité  de  Wélau:on  garantit  à  la  Pologne  tou- 
tes  les  provinces  qui  lui  restoient.  Le  Roi  pro- 
mit de  plus  de  conserver  dans  sa  portion  la 
religion  catholique  sur  le  pied  où  il  l'avoit 
trouvée,  et  l'on  renvoya  à  des  actes  séparés 
les  articles  dont  on  conviendroitpour  le  com- 

G4 


I04         MÉMOIRES     BE      1/63 

nierce.  Ce  traité,  ainsi  que  ceux  des  autres 
cours ,  ne  fut  signé  d'abord  que  par  les  deux 
maréchaux  de  la  confédération  et  par  le  pré- 
sident delà  délégation,  ainsi  que  par  les  mini- 
stres des  trois  cours.  Ces  ministres  commencè- 
rent ensuite  à  traiter  avec  les  membres  de  la 
délégation.  On  convint  de  la  création  d'un 
conseil  permanent,  et  l'on  en  renvoya  la  dis- 
cussion, qui  devoit  être  longue  et  détaillée, 
aux  assemblées  suivantes. 

Les  Polonois,  qu'il  faut  considérer  comme 
la  nation  la  plus  légère  et  la  plus  frivole  de 
l'Europe,  se  flattoient,sans  le  moindre  fonde- 
ment, d'anéantir  dans  peu  l'ouvrage  des  trois 
puissances  voisines;  voici  comme  raisonnoient 
ces  têtes  sans  dialectique.  La  campagne  des 
Russes  n'apas  été  heureuse  cette  année-ci  ;  ils 
seront  donc  accablés  l'année  prochaine;  les 
zélateurs  de  l'ancien  gouvernement  anarchique 
ajoutoient,  en  exagérant  les  choses,  que  le 
grand  Seigneur  à  la  tête  de  ses  braves  janis- 
saires pénétreroit  bientôt  en  Russie  ,  brûle- 
loit  Moscau  et  Péterbourg  ,  détrôneroit  l'Im- 
pératrice, et  partageroit  entre  lui  et  les  Po- 
lonois les  débris  de  ce  vaste  empire. 


jusqu'à    1773.    CHAP.   I.        io5 

Pour  juger  combien  leur  mauvaise  volonté 
outroit  les  mauvais  succès  des  Russes  ,  il  sera 
nécessaire  de  rapporter  ce  qui  se  passa  entre 
les  armées  dans  cette  campagne,  et  même  de 
remonter  un  peu  plus  haut.  Depuis  la  rupture 
du  congrès  de  Bucharest  l'Impératrice  de  Rus- 
sie ,  accoutumée  aux  exploits   inconoevables 
de  ses  troupes  ,  crut  qu'au  moyen  d'une  nou- 
velle victoire  ellepourroit  fléchir  l'obstination 
du  Sultan,  et  le  faire  consentir  aux  conditions, 
de  paix  dont  elle    ne  vouloit  pas  se  désister. 
Elle  manda  donc  au  maréchal  de  passer  le  Da- 
nube avec  son  armée,  et  d'attaquer  l'ennemi 
partout  où  il  le  trouveroit  :  le  maréchal  avoic 
quelque  répugnance  à  commettre  sa  réputation 
dans  une  entreprise  aussi  hasardeuse;  il  en  re- 
présenta les  difficultés,  le  Danube  large  d'un 
mille  dans  ces  contrées ,  l'impossibilité  d'y  faire 
des  ponts  ,  le  danger  de   débarquer  à  l'autre 
bord  sous  le  feu  de  l'ennemi  ;  il  ajouta  qu'on 
ne  trouveroit  aucun  établissement  dans  la  Ro- 
mélie  et  qu'on  devoit  craindre  d'exposer  l'ar- 
mée dans  des  circonstances  pareilles  à  celles 
où  Pierre  I  s'étoit  trouvé  au  bord  du  Pruth.  Ces 
représentations  furent  vaines  :  les  raisons  de 


105       MÉMOIRES      DE      1763 

guerre  cédèrent  à  l'impatience  de  l'împ  ératrice; 
Mr  de  Romanzow  fut  contraint  de  passer  le  Da- 
i3Juin.nubeavec  son  armée  forte  de35,ooohomn1es  : 
il  repoussa  et  défit  un  corps  d'observation  que 
les  Turcs  avoient  avancé  vers  les  bords  du  fleu- 
ve: il  marcha  ensuite  sur  Sillstria  ,  qu'il  avoit 
intention  de  prendre  ;  cette  ville  est  située  dans 
une  gorge;  elle  n"a  point  d'ouvrages  qui  la  dé- 
fendent 5  mais  les  montagnes  qui  l'environnent 
de  deux  côtés  étoient  bien  fortifiées;  3o.ooo 
turcs  y  campoient,  et  l'armée  du  grand  Vizir, 
postée  sur  le  mont  Hémus,  étoità  portée  delà 
secourir.  Le  maréchal  Romanzow  approchant 
de  Silistria,  résolut  de  prendre  cette  ville  d'em- 
blée: il  partagea  son  armée  en  difîérens  corps  , 
les  uns  pour  soutenir  les  batteries  qui  tiroient 
sur  le  camp  des  ennemis ,  d  autres  pour  atta- 
quer la  ville  par  l'endroit  où  la  gorge  des  mon- 
tacrnes  s'ouvroitle  plus,  et  le  reste  demeura 
comme  en  réserve,  soit  pour  soutenir  les  atta- 
ques, soit  pour  protéger  la  retraite.  Les  Turcs 
attaquèrent  avec  leurs  spaliis  cette  réserve,  et 
les  corps  qui  couvroient  les  batteries,  en  même 
temps  qu'ils  prirent  à  dos  les  détachemensqui 
étoient  à  la  vérité  entrés  dans  Silistria ,  mais  qui 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.  107 

furent  obligés  ensuite  de  s'en  retirer  avec  une 

o 

perte  assez  considérable.  Le  grand  Vizir,  infor- 
mé de  ce  qui  sepassoit,  détachapromptement 
un  gros  corps  de  troupes  à  dos  de  l'armée  rus- 
se, pour  garnir  un  défilé  par  lequel  il  falloit 
qu'elle  repassât  pour  pouvoir  regagner  lesbords 
du  Danube.  Si  le  grand  Vizir  avoit  su  profiter 
de  l'occasion,  il  auroit  engagé  sans  perdre  de 
temps  une  affaire  d'arrière-garde  avec  l'armée 
de  Mr  de  Ptomanzow  qui  se  retiroit,  et  il  y  a 
toute  apparence  qu'il  auroit  détruit  cette  ar- 
méerussienne  quiavoitpassé  le  Danube.  Mais 
les  destinées  n'avoient  pas  résolu  que  les  cho- 
ses tournassent  ainsi  ;  le  grand  Visir  demeura 
tranquillement  dans  son  camp  ,  et  le  maréchal 
Romanzow  ayant  été  averti  qu'un  corps  de 
Turcs  s'étoit  posté  sur  ses  derrières,  envoya 
le  général  W^eissmann  à  la  tête  d'un  détache- 
ment, pour  déloger  les  troupes  ennemies  de 
leur  embuscade  :  ce  brave  général,  après  des 
efforts  de  valeur  incroyables,  réussit,  mais  en 
y  perdantlavie.  Cetimportantavantage  donna 
à  l'armée  russe  la  facilité  de  regagner  leDanu- 

O     CD 

be  :  il  n'y  avoitpas  assez  débarques  pour  trans- 
porter ces  troupes  tout  à  la  fois  3  il  fallut  y  em- 


loS        MÉMOIRES     DE      lySS 

ployer  trois  jours,  sans  qu'il  vînt  en  pensée 
aux  Turcs  d'attaquer  les  portions  de  l'armée 
qui  attendoient  le  retour  de  leurs  bateaux,  ou 
d'apporter  le  moindre  obstacle  à  leur  passage. 
L'impératrice  de  Russie  fut  très-mécontente 
de  cette  expédition;  il  fallut  tirer  des  troupes 
del'Ingrie ,  de  l'Estonie  et  de  la  Pologne, pour 
renforcer  l'armée  de  la  Valachie;  cependant 
on  ne  se  découragea  point.  On  forma  de  nou- 
veaux projets,  et  Ton  résolut  à  Péterbourcr  de 
les  exécuter  sur  la  fin  de  Tautomiie  de  la  même 
année.  Il  faut  savoir  que  chez  les   Turcs  c'est 
l'usage  que  les  troupes  asiaticjues  retournent 
chez  elles  au  commencement  de  l'arriàre-sai- 
son.  Les  Russes,  qui  en  étoient  instruits,  vou- 
lurent profiter  de  l'afïoiblissement  de  Tarmée 
du  grand  Vizir  après  le  départ  d'une  aussi  gran- 
de multitude  de  combattans  ;  par  ordre  de  l'Im- 
pératrice Mr  de  Romanzow  envoya  dilïérens 
détachemens  de  ses  troupes  au  delà  du  Danube 
et  le  maréchal  avec  le  gros  de  l'armée,  consis- 
tant en  20.000  hommes  à  peu  près  couvrit  der- 
rière les  fleuves  les  provinces  conquises  delà 
Valachie  et  delà  Moldavie.  Il  détacha  le  rené- 

o 

rai  Ungern ,  le  prince  Dolgorûuhi  et  le  général 


jusqu'à    1775.    CHAP    L        10g 

Soitikow,  chacun  à  la  tête  de   3ooo  hommes. 
Ungern  etDolgorouki  donnèrent  sur  une  trou- 
pe de  Turcs  qu'ils  mirent  en  fuite:  ils  prirent 
le  serasquier  qui  les  commandoit  et  quelques 
canons  ;  leur  ordre  portoit  de  marcher  de  là 
sur  Warna,  pour  s'emparer  de  ce  poste  impor- 
tant et  du  port,  par  lequel  les  troupes  du  Vizir 
tiroient  leurs  magasins   sur  la  mer  Noire.  Le 
malheur  voulut  que  ces   deux    généraux    se 
brouillèrent;  Ungern  s'avança  seul  vers  Warna  ; 
il  trouva  la  ville  bien  fortifiée  ,  entourée  d'un 
fosséprofond rempli  d'eau;  une  forte  garnison 
la  défendoit,  et  le  port  étoit  rempli  de  fréga- 
tes turques,  dont  l'artillerie  fouettant  tout  le 
rivage,  incommodoit  beaucoup  les  troupes  rus- 
ses. Mr  d'Ungern  comprit  qu'il  lui  étoit  im- 
possible   de  forcer  cette  place  ;   ayant  aban- 
donné ce  dessein,  il  fut  dans  sa  retraite  vive- 
ment harcelé  par  les  Turcs;  il  y  perdit  son  ca- 
non, sans  compter  une  partie  assez  considéra- 
ble de  son  monde.    Il  regagna  cependant   le 
Danube,  tandis  que  deleur  côté  lesTurcs  s'em- 
parèrent du  m^agasin  que  les   Russes  avoient 
rassemblé  pour  cette  expédition  ;  ce  qui  les 
obligea  tous  à  repasser  le  Danube,  et  ils  rejoi- 


110       MÉMOIRES      DE      lyGS 

gnirent  leur  armée  harassés ,  affamés ,  et  con- 
sidérablement fondus. 

Il   sembloit  alors    que  la  fortune  ,   par  un 
effet  de  ses  caprices,  lasse  d'avoir  si  constam- 
ment favorisé  les  Russes ,  alloit  passer  dans  le 
parti  contraire  ;  déjà  deux  expéditions  consé- 
cutives en  Romélie  avoient  manqué  ;  et  com- 
me si  cen'étoitpas  assez,  les  Cosaques  du  Don 
et  ceux  qui  sont  sur  le  Jayck  dans  le  voisinage 
d'Orenbourg  se  révoltèrent:  ils  se  plaignoient 
principalement  de  ce  que  la  cour  avoit  violé 
leurs  privilèges  en  les  enrégimentant  comme 
des  troupes  régulières  •  de  ce  qu'on  avoit  tiré 
Qoooo  hommesd'entre leurs  compatriotes  pour 
les  envoyer  contre  les  Turcs ,  et  de  ce  qu'on 
épuisoitleur  province,  en  luifliifant  livrer  plus 
d'hommes  et  de  chevaux  qu'elle  n'en  pouvoit 
fournir.  Un  vagabond  se  mit  à  leur  tête:  il  leur 
persuada   qu'il   menoit  avec   lui  l'Empereur 
Pierre  III ,  qui  vouloit  détrôner  sa  femme  l'Im- 
pératrice, pour  placer  sur  le  trône  son  hls  le 
grand  Duc.  Quelques  provinces   voisines    se 
joignirent  à  ces  rebelles:  leur  nombre,  quiaug- 
mentoit  chaque  jour,  contraignit  l'Impératri- 
ce à  retirer  ce   qu'elle  put  de  troupes  de  TE- 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.        111 

stonie,  de  llngrie  et  de  la  Pologne,  pour  les 
opposer  aux  mutins;  le  général  Bibikow  fut 
mis  à  la  tête  de  ce  corps  qu'on  avoit  ainsi  as- 
semblé à  la  hâte  ;  mais  quelque  diligent  qu'il 
fût  5  il  ne  put  arriver  au  royaume  de  Casan 
qu'au  mois  de  Mars  de  l'année  1774. 

Tous  ces  contretemps,  qui  étonnoient  une 
cour  accoutumée  à  des  prospérités  continuel- 
les ,  inspirèrent  à  l'Impératrice  des  sentiraens 
plus  pacifiques;  elle  craignit  avec  raison  cnie 
le  grand   nombre  des  recrues  qu'on  exigeoit 
des  provinces,  et  qui   occasionnoit  déjà   des 
murmures,  ne  fît  passer  les  Russes  de  la  mau- 
vaise volonté  à  une  révolte  ouverte.  Ajoutez 
à  ces  considérations  que  les  succès  qui  avoient 
pour  ainsi  dire  ébloui  les  yeux  de  l'Europe  au 
commencement  de  cette  guerre ,  avoient  beau- 
coup perdu  de  leur  éclat  dans  le  cours  de  cette 
dernière  campagne.  Comme  la  cour  avoit  une 
envie  sincère  de  rétablir  la  paix,  le  comte  Pa- 
nin  requit  le  com.te   de  Solms  de  mander  au 
Sr  de  Zegelin,   ministre    du  Roi  à  la  Porte  , 
qu'on  le  prioit  de  faire  en  son  propre  nom  les 
propositions  suivantes  au  Cadilesker  cpii  gé- 
rojtles  emplois  du  grand  V^izir  pendant  son 
absence:  1  )  que  la  Porte  se  désistât  delaposseè- 


112       MÉMOIRES     DE      1763 

s'ion  de  Kersch  et  de  Jenikala  :  q  )  que  la-  Cri- 
mée fût  gouvernée  par  son  Chan,  sans  que  la 
Russie  ni  les  Turcs  s'en  mêlassent  :  3  )  que  la  li- 
bre navigation  de  la  mer  Noire  se  bornât  aux 
vaisseauxmarchands ,  dont  aucun  nepourroit 
avoir  plus  de  4  à  5  canons  ,  et  qu'on  interdît 
aux  vaisseaux  russes  armés  en  guerre  l'entrée 
de  tous  les  ports  qui  sont  sous  la  domination 
du  grand  Seigneur  :  4)  qu'Oczakow  au  lieu  de 
Kinburn  demeurât  aux  Russes,  pour  qu'ils  eus- 
sent au  moins  une  place  forte  avec  un  port  sur 
la  mer  Noire  ;  et  qu'en  considération  de  cet  ac- 
cord les  Russes  rendissent  aux  Turcs  Bender 
et  toutes  les  autres  conquêtes  qu'ils  avoient 
faites  sur  eux. 

Pour  ménager  la  délicatesse  de  l'impératrice 
Catherine,  qui  répugnoit  à  faire  la  première 
des  propositions  de  paix  à  ses  ennemis,  le  Roi 
se  chargea  d'autant  plus  volontiers  de  les  faire 
passer  à  Constantinople ,  qu'il  étoit  intéressé 
lui-même  à  mettre  fni  à  cette  guerre,  qui  pou- 
voit  produire  par  sa  continuation  des  événe- 
mcns  désagréables  et  fâcheux.  Cette  nouvelle 
tentative  de  pacification  ne  réussit  pas  mieux 
que  les    précédentes.    Ces    deux    puissances 

t       étoient 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.        Il3 

étoient  trop  hautes  et  trop  fières  pour  qu'on 
pût  les  accommoder.  Sur  ces  entrefaites  mou-  ^jy^. 
rut  à  Constantinople  Mustapha  ,  qui  avoit  ré- 
i^né  durant  le  cours  de  cette  ^uerre.  Son  frère 
Achmet  occupa  le  trône  après  lui.  Ce  prince 
ne  connoissoit  que  la  prison  du  sérail,  dans 
laquelle  il  avoit  été  élevé;  ignorant,  d'un  es- 
prit aussi  borné  que  foible ,  il  remit  les  soins  du 
gouvernement  entre  les  mainsdesasoeur  etde 
son  grand  Vizir,  et  l'on  ne  s'apperçut  pas  d'un 
changement  de  régne.  Cependant,  malgré  la 
fierté  qu'affectoient  ces  deux  cours ,  sentant 
également  le  besoin  de  rétablir  la  paix  ,  et  dé- 
goûtées de  tant  de  congrès  inutilement  assem- 
blés, elles  tentèrent  lui  nouveau  moyen  de 
conciliation;  elles  renouèrent  une  nécrociatiort 
directe  entre  le  grand  Visir  et  le  maréchal  Ro- 
manzow.  Mais  elle  fut  accrochée  de  même  et 
par  l'indépendance  de  la  Crim^ée  et  par  la 
cession  des  places  que  la  Russie  demandoit: 
cette  affaire  languit  ainsi  jusques  au  mois  de 
Juin,  où  la  campagne  s'ouvrit. 

Pour  éviter  un  engagement  général,  le 
grand  Visir  avoit  choisi  son  camp  sur  les  mon- 
tagnes de  la  Bulgarie,  et  il  n'opposoit  à  Mr  de 

Tome  V.  H 


114        MÉMOIRES     DE     I763 

Romanzow  que  de  gros  détachemens.  Celui- 
ci  désirant  de  rétablir  sa  réputation  ,  qui  avoit 
souffert  par  les  opérations  malheureuses  de  sa 
dernière  campagne,  après  avoir  passé  le  Danu- 
be avec  son  armée,  trouva  le  moyen  de  tour- 
ner celle  du  grand  Visir  avec  des  corps  déta- 
chés qui  battirent  toutes  les  troupes  qu'ils  ren- 
contrèrent ;  alors  Mr  de  Romanzow  fortifia  ces 
corps,  dont  l'un  futassez  heureux  pour  défaire 
et  pour  enlever  un  convoi  considérable,  de- 
stiné pour  la  grande  armée  turque:  bientôt  le 
Vizir  se  vit  comme  affamié  dans  son  propre 
cam.p.  Le  général  Kamenski  lui  coupa  la  com- 
munication avec  Adrianople.  Si  ce  turc  avoit 
eu  delà  hardiesse,ilseseroitrouvert  cette  com- 
munication l'épée  à  la  main,  d'autant  plus  que 
la  plus  grande  partie  de  ses  troupes  manquant 
de  nourriture,  l'abandonnèrent  après  avoir 
pillé  son  propre  camp.  Cela  fit  tourner  la  tête 
à  ce  malheureux  grand  Vizir ,  et  il  se  crut  obli- 
gé designer  toutes  les  propositions  de  paix  que 
le  maréchal  Romanzow  voulut  lui  prescrire. 

Cette  paix  produisit  l'indépendance  de  la 
Crimée;  elle  valut  aux  Russes  la  cession  des 
places  d'Asof ,  de  Kinburn,   et  de  Jenikala  ; 


JUSgu'A    1775.    CHAP.    I.        Il5 

les  Turcs  leur  accordèrent  encore  la  libre  na- 
vigation dans  l'Hellespont,  dans  la  Proponti- 
de  5  et  dans  l'Archipel,  et  une  somme  de  4  mil- 
lions et  demi  de  roubles  en  forme  d'indemni- 
sation pour  les  frais  de  la  guerre.  Ces  prélimi- 
naires si  glorieux  pour  l'impératrice  Catherine 
furent  signés  le  10  Juillet  1774  dans  le  camp 
du  maréchal  Romanzow.  Legrand  Vizir  rame- 
na sans  différer  le  peu  de  troupes  qui  lui  res- 
toient  à  Adrianople ,  où  il  mourut  de  douleur. 
La  prospérité  dont  jouissoit  l'empire  de  Russie 
par  les  avantagesqu'ilacquéroit  sur  les  Turcs, 
étoit  contrebalancée  par  l'inquiétude  que  la 
révolte  des  Cosaques  lui  causoit.  CePugatchef 
qui  étoit  à  la  tête  des  rebelles  eut  l'adresse  d'at- 
tirer dans  son  parti  les  peuples  qui  habitent 
les  bords  du  Jayck  jusqu'à  ceux  qui  habitent 
les  environs  de  Moscau;  la  noblesse  même 
commençoit  à  se  laisser  séduire ,  et  il  ne  man- 
quoit  à  ce  chef  de  parti,  que  l'assistance  de  la 
fortune  pour  consommer  la  révolution  qu'il 
se  proposoit  de  faire  dans  cet  empire.  Mais  la 
paix  qui  venoit  d'être  conclue  avec  les  Turcs 
fit  avorter  toute?  ses  entreprises;  les  troupes 
que  l'Impératrice  retiroit  de  la  Romélie,  furent 


Il6  MÉMOIRES    DE    1763 

employées  contre  le  rebelle  ;  elles  l'entourè- 
rent de  tous  côtés,  dissipèrent  son  parti ,  et  lui 
coupèrent  la  retraite  ;  enfin  trahi  par  un  de 
ses  adhérens,  il  fut  livré  aux  Russes  et  con- 
damné au  supplice  qu'il  avoit  mérité. 

Pendant  tout  ce  temps-là  la  diète  de  Polo- 
gne et  la  délégation  travailloient  à  ce  qu'on 
nommoit  la  réforme  du  gouvernement  Tout 
ce  qui  concernoitle  conseil  permanent  fut  ré- 
glé :  on  assigna  des  fonds  pour  l'entretien  du 
Roi,  que  l'on  fixa  à  la  somme  de  1,200,000 
écus.On  destina  d'autres  fonds  pour  l'entretien 
de  l'armée.  L'article  qui  regardait  les  dissidens 
étant  regardé  comme  le  plus  délicat  à  cause  de 
la  fermentation  qu'il  pouvoit  causer  dans  les 
esprits, fut  réservé  pour  la  fin  de  la  diète.  Une 
nouvelle  rumeur  se  répandit  alors  en  Pologne  : 
la  nation  se  plaignoit  hautement  sur  ce  qu'on 
disoit  que  les  Autrichiens  et  les  Prussiens  ne 
mettoient  point  de  bornes  à  l'extension  de 
leurs  limites.  Ces  plaintes  n'étoient  pas  tout- 
à-fait  dépourvues  de  fondement;  car  les  Au- 
trichiens en  abusant  d'une  carte  peu  exacte 
de  la  Pologne,  comme  elles  l'étoient  toutes, 
ayant  confondu  le  nom  de  deux  rivières ,  la 


jusqu'à     1775.     CHAP.    I.        117 

Sbruze  etla  Podhorze,  avoient  sous  ce  pré- 
texte étendu  leurs  limites  bien  au  delà  de  ce 
qui  leur  étoit  assigné  par  le  traité  de  partage. 
Or  on  étoit  convenu  que  les  différens  partages 
se  feroientavec  une  si  parfaite  égalité,  que  les 
portions  échues  aux  trois  puissances  ne  seroient 
pas  plus  considérables  les  unes  que  les  autres. 
Comme  donc  les  Autricliiens  avoient  enfreint 
cette  condition,  leRoi  se  crut  autorisé  à  faire 
de  même  :  il  étendit  en  conséquence  ses  limi- 
tes et  enferma  la  vieille  et  la  nouvelle  Netze 
dans  la  partie  de  laPomerellie  qu'il  possédoit 
déjà,  La  cour  de  Péterbourg  intervint  dans 
cette  affaire,  et  le  Roi  s'engagea  de  resserrer 
les  limites  de  son  cordon,  à  condition  que  la 
cour  de  Vienne  en  feroit  autant.  LesPolonois 
informés  de  ces  altercations  entre  les  trois 
cours,  crurent  que  c'étoit  le  morjient,  par  le 
moyen  de  leurs  intrigues,  de  parvenir  à  semer 
la  division,  l'aigreur  et  l'envie  entre  ces  puis- 
sances. Dans  cette  intention  le  comte  Bra- 
nicky  ,  grand  général  de  la  Pologne,  fut  en- 
voyé à  Péterbourg  ,  sous  prétexte  de  plaider 
la  cause  de  la  république,  mais  plus  encore 
pour  aigrir  l'esprit  de  l'Impératrice  contre  la 

H  3 


Il8       MÉMOIRES     DE     lyGS 

Prusse  et  l'Autriche.  Avant  que  d'être  grand 
général  il  avoit  accompagné  à  Péterbourg 
Poniatowsky,  qui  n'étoit  pas  roi  encore.  Quoi- 
que cet  envoyé  ne  remplît  pas  le  grand  but  de 
la  république ,  qui  étoit  d'annuller  tout  ce  c[ui 
s'étoit  fait,  il  parvint  pourtant  à  irriter  la  va- 
nité russienne ,  enreprésentantàTImpératrice 
que  son  honneur  étoit  engagé  à  ne  pas  souffrir 
que  les  Prussiens  et  les  Autrichiens  étalassent 
leur  despotisme  en  Pologne  :  on  expédia  d'a- 
bord des  lettres  déhortatoires  au  Roi  ,  ainsi 
qu'à  rimpératrice-reine,  pour  les  engager  à 
ne  point  abuser  des  complaisances  que  l'Im- 
pératrice avoit  eues  à  l'égard  de  leurs  intérêts. 
Le  Roi  répondit  avec  politesse  à  cette  exhor- 
tation 5  en  priant  l'impératrice  Catherine  de  se 
rappeler  l'article  fondamental  du  traité  de  par- 
tage, qui  portoit  sur  l'égalité  des  portions,  et 
il  ajouta  que  pourvu  que  les  Autrichiens  vou- 
lussent prescrire  de  j  us  tes  bornes  à  leurs  acqui- 
sitions ,  il  se  désisteroit  volontiers  de  l'étendue 
des  limites  qu'on  trouvoit  équivoque,  n'ayant 
point  d'intérêt  qu'il  ne  sacrifiât  à  l'avantage  de 
conserver  l'amitié  de  l'Impératrice.  La  réponse 
de  rimpératrice-reine  étoit  toute  différente 


jusqu'à    1775.    CHAP.    I.        119 

de  celle-là:  elle  se  ressentoit  du  style  de  celui 
qui  l'avoit  dictée;  sèche  et  fière,  elle  annon- 
çolt  la  ferme  résolution  des  Autrichiens  de 
conserver  ce  dont  ils  étoient  en  possession. 

Tous  ces  détails  dans  lesquels  nous  sommes 
entrés  ne  doivent  pas  nous  occuper  assez  pour 
que  nous  ne  jetions  pas  les  yeux  sur  le  reste  de 
l'Europe  :  toutes  les  puissances  tiennent  à  la 
chaîne  générale  qui  lie  les  intérêts  politiques, 
et  l'on  ne  doit  omettre  aucun  des  événemens 
qui  peuvent  influer  plus  ou  moins  sur  ce  qui 
arrive  dans  le  monde.  Louis  XV  venoit  de  ter-  Mai. 
miner  sa  carrière  au  commencement  de  cette 
année  :  il  mourut  de  la  petite  vérole.  Les  évê- 
ques  qui  l'assistèrent  dans  ses  derniers  momens 
agirent  avec  une  cagoterie  révoltante;  ils  l'o- 
bligèrent à  demander  publiquement  pardon 
au  public  de  ses  foiblesses.  Ceprince  étoit  bon 
mais  sans  fermeté:  il  n'avoitde  défaut  que  ce- 
lui d'être  roi.  La  nation  françoise,  insatiable 
de  nouveautés,  ennuyée  de  son  long  règne,dé- 
chira  impitoyablement  sa  mémoire.  Enfm  ce 
successeur  impatiemm.ent  attendu  prit  la  pla- 
ce de  son  grand  père.  Louis  XVI,  parce  qu'il 
nefaisoitque  de  devenir  roi,  fut  d'abord  ap- 

H4 


o3 


120         M  É  M  O  I  E.  E  s    B  E    ï  76 

plaudi  :  son  régne  étoit  l'âge  d'or ,  personne  ne 
se  o  t  me' content  sous  son  gouvernement  ;  il 
rameno  t  les  temps  de  Saturne  et  de  Rhéa. 
C'étoit  1 .  le  lan^'age  de  l'enthousiasme:  la  vé- 

•o    i^ 

rite  se  bj'ne  à  dire  que  ce  jeune  prince  choi- 
sît pou:  son  mentor  Mr  de  Maurepas,  ancien 
ministre  disgracié  sous  leré^ne  de  Louis  XV. 
L'âge  avancé  de  ce  premier  ministre  ne  per- 
mettoit  pas  d'espérer  que  sous  son  administra- 
tion la  France  pût  regagner  la  considération 
qu'elle  avoit  perdue  ;  sa  politique  devoit  se 
borner  à  maintenir  les  choses  dans  l'état  où  il 
les  trpiivoit;  comment  se  seroit-il  engagé  dans 
<Ie  grandes  entreprises  ?  Un  octogénaire  n'eu 
pouvoitvoir  lafni.  Il  devoit  sans  doute  travail- 
ler au  rétablissement  des  hnances ,  mais  par 
quels  moyens?  en  modérant  les  dépenses?  il 
s'attiroit  la  haine  de  tous  les  grands  du  royau- 
me ;  en  trouvant  de  nouveaux  fonds  ?  tous  les 
moyens  étoient  épuisés  :  il  ne  restoit  d'expé- 
dient sage  que  celui  défaire  une  banqueroute 
raisonnée,  pour  prévenir  une  banqueroute  to- 
tale 5  et  il  craignoit  que  si  cela  arrivoit  de  son 
temps,  ce  ne  fût  une  tache  pour  son  adminis- 
tration. La  seule  chose  qui  signala  sa  rentrée 


jusqu'à    1773.     CHAP.     L       121 

dans  le  ministère,  fut  qu'il  rétablit  l'ancien 
parlement,  et  qu'il  contribua  à  l'exil  de  Mr  de 
Meaupeou,  de  quoi  il  fut  loué  par  les  gens  de 
robe,  et  dé=?approuvé  par  les  politiques,  La 
France  craignoit  alors  que  les  brouilleries  en» 
tre  l'Espagne  et  le  Portugal  au  sujet  du  fort 
St  Sacrement  en  Amérique  n'occasionnassent 
une  rupture  entre  ces  deux  puissances  :  l'An- 
gleterre ne  le  craignoit  pas  moins,  parce qu'el- 
le-mêm.e  avoit  envoyé  des  troupes  en  Ainéri- 
que  à  Boston  et  dans  d'autres  colonies,  pour 
appaiser  le  mécontentement  que  ces  provin- 
ces essuyoient  de  la  part  du  gouvernement  de 
la  mère-patrie.  Si  la  guerre  s'allumoit  entre 
le  Portugal  et  l'Espagne  ,  le  roi  d'Angleterre 
étoit  obligé  de  secourir  celui  de  Portugal;  ce 
qui  ne  pou  voit  mancpier  de  le  commettre  avec 
les  Espagnols  ,  qui  pour  se  venger,  auroient 
assisté  les  colonies  angloises,  et  auroient  par 
conséquentmisla  nation  en  danger  de  perdre 
les  possessions  importantes  de  l'Amérique. 
Afin  de  se  tirer  de  ce  pas  embarrassant ,  la  cour 
de  Londres  gagna  l'Empereur  de  Maroc  ,  et  le 
disposa  tout  de  suite  à  déclarer  la  guerre  à 
l'Espagne;  en  fournissant  une  occupation  aussi 


122       MÉMOIRES    DE      I763 

sérieuse  à  la  cour  de  Madrid,  les  Anglois  se 
flattèrent  de  différerles  hostilités ,  entre  l'Espa- 
gne et  le  Portugal,  et  de  gagner  également  le 
temps  de  soumetti'e  leurs  propres  colonies. 
Tant  d'intérêts  importans  firent  alors  perdre 
l'Europe  de  vue  aux  Anglois. 

Ces  conjonctures  favorisoient  les  intérêts  du 
Roi  ;  pendant  que  les  Anglois  et  les  autres  puis- 
sances se  trouvoient  dans  une  situation  embar- 
rassante ,  et  que  songeant  à  leurs  propres  in- 
térêts ils  donnoient  moins  d'attention  à  ce  qui 
se  passoitdansle  reste  de  l'Europe,  leRoiavoit 
moins  à  craindre  de  la  jalousie  importune  des 
Anglois  ,  qui  se  seroient  à  coup  sûr  mêlés  de 
ce  qui  regardoit  le  traité  de  partage.  On  es-. 
saya  donc,  à  l'aide  de  la  cour  de  Russie,  de 
terminer  les  différens  qu'on  avoit  avec  les  Dan- 
zicois  :  les  ministres  de  Prusse  et  de  Russie  né- 
gocièrent avec  les  maires  et  les  syndics  de  cette 
ville,  mais  infructueusem.ent ,•  ceux-ci  étoient 
si  entêtés  d'une  espèce  de  despotisme  en  fait 
de  commerce  qu'ils  s'étoient  arrogé  sur  les  au- 
tres villes  situées  le  long  de  la  Vistule,  qu'ils 
auroient  cru  flétrir  leur  dignité  en  cédant  sur 

la  moindre  bagatelle.  Le  ministre  de  Russie 

o 


jusqu'à    1775.       CHAP.    T.       123 

s'apperçut  que  par  les  voies  de  la  douceur  Une 
feroit  pas  avancer  sa  négociation  :  il  leur  dé- 
clara donc  que  puisqu'ils  n'avoient  aucurl 
égard  aux  remontrances  de  l'Impératrice  ,  il 
les  abandonnoità  leur  sort;  sur  quoi  il  s'en  re- 
tournatout  de  suite  à  Péterbourg  rendre  com- 
pte de  sa  mission.  Le  ministre  de  Prusse  partit 
également  pour  Berlin.  Si  la  déclaration  des 
Russes  avoit  été  plus  vigoureuse, lesDanzicois 
se  seroient  sans  doute  accommodés  5  mais  Ca- 
therine aimoit  mieux  laisser  cette  épine  au  pied 
de  son  allié,  que  de  l'arracher,  parce  que  les 
différens  de  la  Prusse  avec  cette  ville  fournis- 
soientun  sujet  de  chicane  tout  préparé,  dont 
la  Russie  pouvoit  se  servir  au  moment  où  la 
bonne  intelligence  entre  ces  deux  puissances 
s'altéreroit.  L'harmonie  entre  les  deux  Impéra- 
trices étoit  bien  plus  dérangée  encore  qu'entre 
la  Prusse  et  la  Russie.  Les  difficultés  delà couf 
de  Russie  au  sujet  des  lisières  des  acquisitions 
autrichiennes  commençoient  à  choquer  la 
hauteur  de  l'Impératrice  -  reine ,  et  dans  le 
temps  que  les  esprits  s'aigrissoient,  on  reçut 
la  copie  d'un  traité  signé  de  la  cour  de  Vienne 
et  de  celle  de  Constantinople3  la  date  en  étoit 


124       ^^  É  M   O  I  Pc  E  S       DE      1763 

de  l'année  1771.  Quoique  la  pièce  ait  été  im- 
primée ,  nous  croyons  pourtant  devoir  en  rap- 
porter le  sommaire.  L'impératrice-reine  s'en- 
gage (voici  les  termes)  d'obliger laRussie  ,  soit 
par  la  négociation  ,  soit  par  les  armes ,  à  resti- 
tuer toutes  les  conquêtes  qu'elle  a  faites  sur  la 
Porte ,  à  raison  de  quoi  le  grand  Seigneur  lui  • 
paiera  un  subside  de  10  millions  de  piastres, 
pour  l'indemniser  des  frais  de  la  guerre;  de 
plus  il  lui  cédera  une  partie  delà  Valachie  et 
quelques  districts  du  territoire  de  la  Moldavie. 
Quoique  ce  traité  n'eût  pas  été  ratifié,  le  prince 
Kaunitz  fut  assez  habile  pour  faire  payer  d'a- 
vance à  sa  cour  une  somme  considérable;  et 
bien  que  depuis  il  signât  le  traité  de  partage 
des  trois  couronnes,  il  n'en  suivit  pas  moins 
son  plan  :  il  ne  voyoitque  l'intérêt  de  sa  cour , 
peu  délicat  sur  les  moyens  qu'il  employoit  : 
aussi  s'apperçut-on  c[ue  le  ministre  impérial  le 
Sr  de  ïhugut,  qui  assista  aux  differens  congrès 
cpii  se  tinrent  entre  les  puissances  belligéran- 
tes, traversoit  autant  qu'il  le  pouvoit  les  inté- 
rêts de  la  Russie,  mais  non  assez  adroitement 
pour  que  les  cours  de  Péterbourg  et  de  Ber- 
lin ne  s'en  apperçuss,ent  point  et  ne  découvris- 


JUSQU'A    1775.    CHAP.    I.       125 

eentpas  ses  manoeuvres.  Cette  conduite  de  la 
cour  de  Vienne  lui  fit  perdre  le  peu  de  con- 
fiance qu'on  avoit  encore  en  elle.  L'impéra- 
trice Catherine  et  le  roi  de  Prusse  y  furent  sen- 
sibles •  l'on  s'appercevoità  Péterbourgque  les 
Russes  n'avoient  gagné  tant  de  batailles,  n'a- 
voient  fait  tant  de  conquêtes  c[ue  pour  l'avan- 
tage de  la  cour  de  Vienne,  qui  n'avoit  obligé 
les  Russes  à  rendre  aux  Turcs  la  Moldavie  et 
la  Valachie ,  que  pour  en  saisir  ensuite  elle- 
même  une  partie;  on  sentoit  que  ces  usurpa- 
tions 5  qui  touchoientpresque  à  Choczim  ,  ren- 
droientlacourimpérifile,  à  la  première  guerre 
que  les  Russes  auroient  avec  les  Turcs ,  arbi- 
tre des  événemens  5  parce  que  ses  possessions 
nouvelles  lui  donnoient  le  moyen  de  couper 
parle  Dniester  les  Russes  de  la  Pologne,  d*ôù 
ils  doivent  tirer  leurs  mao-asins.  Le  Roi  avoit 

o 

aussi  des  sujets  de  plainte  contre  la  cour  de 
Vienne  ,  parce  cpi'elle  étoit  cause  qu'il  avoit 
fait  désister  les  Russes  de  leurs  conciuêtes.  Ces 
menées  découvroient  l'avidité  de  s'agrandir 
des  Autrichiens,  leur  ambition  dem.esurée,  et 
dévoient  avertir  les  autres  puissances  d'être  en 
garde  contre  ce  qu'ils  pourroient  vouloir  en- 


125  MÉMOIRES    DE     1/63 

treprendreâ l'avenir.  L*on  savoit  que  le  jeune 
Empereur  désiroit  la  conquête  du  Frioul  vé- 
nitien, qu'il  avoit  formé  des  projets  sur  la 
Bavière ,  qu'il  méditoit  de  s'emparer  de  la  Bos- 
nie, sans  compter  la  Silésie,  l'Alsace  et  la  Lor- 
raine, dont  il  n'avoit  pas  oublié  la  perte.  Ce 
prince  étant  ainsi  disposé,  il  falloit  par  prin- 
cipe s'opposer  à  son  agrandissem.ent.  Les  Rus- 
ses auroient  voulu  que  le  Roi  se  chargeât  de 
tout,  et  que  comme  un  vaillant  cham.pion  il 
provoquât  l'Autriche  au  combat.  Mais  les 
Turcs,  qui  étoient lésés,  gardoient  un  morne 
silence;  comment  assistei;qui  ne  se  plaint  pas? 
Les  Russes  étoient  épuisés  par  la  guerre  dont 
ils  sortoient,  sans  avoir  les  moyens  ni  la  vo- 
lonté de  sejoindreauRoi.  LaFrancenes'étoit 
point  expliquée  sur  le  sujetde  ces  événemens, 
et  l'Angleterre  étoit  engagée  dans  une  guerre 
civile  avec  ses  colonies,  entreprise  par  esprit 
de  despotisme  ,  conduite  avec  maladresse;  et 
l'on  pouvoit  s'attendre  qu'elle  ne  se  termine- 
roit  pas  dans  les  premières  années.  Ces  consi- 
dérations réunies  firent  que  la  cour  de  Berlin 
demeura  dans  l'inaction,  et  le  Roi  écrivit  à 
Péterbourg  qu'il  ne  lui  convenoitpas  de  faire 
le  Don  Quichotte  des  Turcs. 


jusqu'à    1773.    CHAP.    I.       127 

Dans  le  temps  que  l'animosité  étoit  la  plus  1-75. 
vive  entre  ces  trois  cours  ,  la  délégation  devoit 
envoyer  des  députés  pour  régler  avec  ceux  des 
trois  puissances  les  limites  de  leurs  possessions. 
Ceux  des  Autrichiens  et  des  Prussiens  ne  pu- 
rent convenir  de  rien  ,  pas  même  des  lieux 
qui  dévoient  fixer  les  limites  des  frontières. 
Le  prince  Kaunitz  demanda  la  médiation  de  la 
Russie  et  de  la  Prusse  ;  mais  les  esprits  dans 
ces  cours  étoient  trop  aigris  pour  qu'elle  pût 
lui  être  accordée,  et  quoique  l'impératrice 
Thérèse  et  le  Roi  gardassent  leurs  extensions , 
ils  n'en  purent  obtenir  de  la  république  la 
cession  légale. 

Il  résulte  donc  de  tout  ce  que  nous  venons 
d'exposer,  que  l'Europe  n'étoit  pas  dans  une 
situation  stable  et  ne  jouissoientpas  d'unepaix 
assurée;  partout  le  feu  couvoit sousla  cendre. 
Au  sud  de  l'Europe  on  pouvoit  prévoir  que 
la  guerre  civile  des  Anglois  avec  leurs  colonies 
deviendroit  générale ,  pour  peu  que  la  France 
et  l'Espagne  y  prissent  part.  Il  en  étoit  de 
même  du  traité  de  partage,  qui  pouvoit  oc- 
casionner de  nouveaux  troubles ,  sila  sanction 
de  la  république  de  Pologne  ne  le  confirmoit. 
A  l'égard  de  la  paix  entre  les  Russes  et  les 


128       MÉMOIRES    DE    lyÔS 

Turcs,  les  conditions  en  avoient  paru  si  révol- 
tantes àConstantinople,  que  l'intérêt  du  bien 
public  sembloit  devoir  rompre  ce  que  la  né- 
cessité avoit  fait  conclure.  La  révolution  en. 
Suède  laissoit  également  des  germes  de  mé- 
contentement dans  le  nord.  Mais  surtout  que 
ne  devoit-on  pas  attendre  de  l'ambition  d'un 
jeune  Empereur,  secondée  par  les  artifices 
d'un  ministre  habile  et  adroit?  Toutes  ces 
considérations  obligeoient  les  souverains  pru- 
dens  à  demeurer  sur  leurs  gardes  ,  à  rester 
bien  armés,  et  à  ne  pas  détourner  les  yeux 
d'affaires  qui  pouvoient  s'embrouiller  au  mo- 
ment où  l'on  s'y  attendoit  le  moins.  Il  semble 
en  parcourant  l'histoire  ,  que  les  vicissitudes 
et  les  révolutions  soient  une  des  lois  perma^ 
nentes  de  la  nature:  tout  dans  ce  monde  est 
sujet  au  changement,  et  cependant  des  fous 
s'attachent  aux  objets  de  leur  ambition  et  les 
idolâtrent,  et  ils  ne  se  détrompent  point  des 
illusions  de  cette  lanterne  magique,  qui  sans 
cesse  se  reproduit  à  leurs  yeux.  Mais  il  est  des 
hochets  pour  tout  âge;  l'amour  pour  les  ado- 
lescens,  lambition  pour  l'âge  mûr,  les  calculs 
de  la  politique  pour  les  vieillards. 

CHAPITRE 


jusqu'à    1775.    CHAP.    IL       129 

CHAPITRE     IL 

Des  Finances. 


Xjes  princes  doivent   être   comme  la  lance 
d'Achille ,  qui  faisoit  le  mal  et  qui  le  guérissoit; 
s'ils  causent  des  maux  aux  peuples ,  leur  devoir 
est  de  les  réparer.  Sept  années  de  guerre  con- 
tre presque  toutes  les  puissances  de  l'Europe 
avoient  à  peu  près  épuisé  les  finances  de  l'étatj 
la  Prusse,  les  provinces  du  Rhin,  et  celles  de 
la  Westphalie,  de  même  que  l'Ostfrise  n'ayant 
pu  être  défendues,  étoient  tombées  au  pou- 
voir des  ennemis.  Leur  perte  causoit  un  défi- 
cit de  trois  millions  400  mille  écus  dans  les 
caisses  royales ,    tandis    que    la    Poméranie , 
i'électorat,  et  les  confins  de  la  Silésie  étoient 
occupés  pendant  une  partie  de  la  campagne 
par  les  Russes  ,  les  Autrichiens  et  les  Suédois^ 
ce  qui  les  mettoit  hors  d'état  d'acquitter  leurs 
contributions.  Cette  situation  embarrassante 
obligea  le  Roi  d'avoir  recours  pendant  cette 
guerre  à  l'économie  la  plus  exacte ,  et  à  ce 
que  la  valeur  la  plus  déterminée  peut  suggérex' 
Tome  V.  1 


l30  MÉMOIRES    DE    1/63 

pour  parvenir  à  une  fin  heureuse.  Les  ressour- 
ces  dont  on  avoit  un  besoin  urgent,  se  trou- 
voient  dans  les  contributions  de  la  Saxe,  dans 
les  subsides  de  l'Angleterre,  et  dans  l'altération 
desmonnoies,  remède  aussi  violent  que  préju- 
diciable, mais  unique  dans  ces  conjonctures 
pour  soutenir  l'état.  Ces  moyens  bien  ména- 
gés fournirent  tous  les  ans  aux  caisses  royales 
les  avances  des  frais  de  la  campagne  et  de  la 
j.53^  paye  de  l'armée.  Tel  étoit  l'état  des  finances 5 
lorsque  la  paix  de  Hubertsbourg  fut  conclue; 
les  caisses  étoient  en  fonds,  les  magasins  for- 
més pour  la  campagne  étoient  remplis ,  et  les 
chevaux  pour  l'armée,  l'artillerie  et  le  train 
des  vivres,  tout  étoit  complet  et  en  bon  état. 
Ces  ressources  destinées  pour  la  continuation 
de  la  guerre,  devinrent  encore  plus  utiles  pour 
le  rétablissement  des  provinces. 

Afin  de  se  faire  une  idée  de  la  subversion 
générale  du  pays,  et  de  se  représenter  la  déso- 
lation et  le  découragement  des  sujets,  il  faut 
se  figurer  des  contrées  entièrement  ravagées, 
où  l'on  découvroit  à  peine  les  traces  des  ancien- 
nes habitations ,  des  villes  ruinées  de  fond  en 
comble ,  d'autres  à  demi  consumées  par  les 


jusqu'à    1775.    CHAP.    IL       l3l 

flammes  ,  treize  mille  maisons  dont  il  ne 
paroissoit  plus  de  vestiges ,  les  terres  non  en- 
semencées 5  les  habitans  dépourvus  de  grains 
♦pour  leur  nourriture ,  les  cultivateurs  man- 
quant de  60  mille  chevaux  pour  le  labourage, 
et  dans  les  provinces  une  diminution  de 
5oo,ooo  âmes  en  comparaison  de  l'année  1756; 
ce  qui  est  considérable  sur  une  population  de 
4,500,000  âmes.  La  noblesse  et  le  paysan 
avoient  été  pillés  ,  rançonnés  ,  fourrages  par 
tant  de  différentes  armées,  qu'il  ne  leurrestoit 
que  la  vie  et  de  misérables  haillons  pour  cou- 
vrir leur  nudité-  point  de  crédit  pour  satis- 
faire seulement  aux  besoins  journaliers  que  la 
nature  exige  •  plus  de  police  dans  les  villes  ;  à 
l'esprit  d'équité  et  d'ordre  'ivoit  succédé  un 
vil  intérêt  et  un  désordre  anarchique  ;  les 
collèges  de  justice  et  de  finances  avoient  été 
réduits  à  l'inactivité  par  les  fréquentes  inva- 
sions de  tant  d'ennemis  j  le  silence  des  lois 
produisit  dans  le  public  le  goût  du  libertinage, 
et  de  là  naquit  une  avidité  du  gain  désordon- 
i^iée  ;  le  noble  ,  le  marchand ,  le  fermier  ,  le 
laboureur,  le  manufacturier,  tous  rehaussoient 
à  i'envi  le  prix  de  leurs  denrées  et  marchan- 

1  ^ 


l32  MÉMOIRES    DE     I763 

dises ,  et  ne  sembloient  travailler  que  pour 
leur  ruine  mutuelle.  Tel  étoit  le  spectacle 
funeste  que  tant  de  provinces  naguères  floris- 
santes présentoient  après  la  guerre;  quelque 
pathétique  qu'en  pût  être  la  description,  elle 
n'approcheroit  jamais  de  l'impression  tou- 
chante et  douloureuse  qu'en  produisoit  la  vue 
même.  ' 

Dans  une  situation  aussi  déplorable  ilfalloit 
opposer  le  courage  à  l'adversité,  ne  point  déses- 
pérer de  l'Etat,  mais  se  proposer  de  l'amélio- 
rer plus  que  de  le  rétablir  ;  c'étoit  une  création 
nouvelle  qu'il  falloit  entreprendre.  On  trouva 
dans  les  caisses  les  fonds  pour  rebâtir  les  villes 
et  les  villages  :  on  tira  des  magasins  d'abon- 
dance les  grains  qu'il  falloit  pour  la  nourriture 
du  peuple  et  pour  l'ensemencement  des  terres  : 
les  chevaux  destinés  pour  l'artillerie ,  le  bagage 
et  les  vivres  furent  employés  au  labourage. 
LaSilésie  fut  déchargée  de  contributions  pour 
six  mois,  la  Poméranie  et  la  nouvelle  Marche 
pour  deux  ans.  Une  somme  de  2  millions 
33g,ooo  écus  soulagea  les  provinces ,  et  acquitta 
les  contributions  qu'elles  avoient  empruntées , 
pour  satisfaire  aux  impositions  que  les  ennemis 


jusqu'à    1775.    CHAP.  IL       l33 

en  avoient  exigées.  Quelque  grande  que  fût 
cette  dépense,  elle  étoit  nécessaire,  ou  plutôt 
indispensable.  La  situation   de  ces  provinces 
après  la  paix  de  Hubertsbourg  rappeloit  celle 
où  se  trouva  le  Brandebourg  après  la  fameuse 
guerre  de  trente  ans.  L'Etat  alors  manqua  de 
secours  par  l'impuissance   où  étoit  le  grand 
Electeur  d'assister  ses  peuples;  et  qu'en  arriva- 
t-il?  qu'un  siècle  entier  s'écoula  avant  que  ses 
successeurs  parvinssent  à  rétablir  les  villes  et 
les   campagnes  dévastées.    Un   exemple  aussi 
frappant  détermina  le  Roi  à  ne  pas  perdre  un 
moment  dans  des  conjonctures  aussi  fâcheuses, 
et  à  réparer  par  des  secours  prompts  et  suffi- 
sans  les  calamités  publiques.  Des  largesses  mul- 
tipliées rendirent  le  courage  aux  pauvres  habi- 
tans,  qui  commençoient  à  désespérer  de  leur 
sort  ;  avec  les  moyens  qu'on  leur  fournit  l'es- 
pérance se  réveilla;  les  citoyens  reprirent  une 
nouvelle  vie  ;  le   travail  encouragé  produisit 
l'activité;  l'amour  de  la  patrie  se  réchauffa; 
et  dés-lors  toutes  les  terres  furent  de  nouveau 
cultivées,  les  manufactures  se  ranimèrent,  et 
la  police  rétablie  corrigea  successivement  les 
vices  qui  s'étoient  enracinés  durant  l'anarchie^ 

I  3 


l34  MÉMOIRES    DE     lyôS 

Pendant  cette  guerre  les  conseillers  les  plus 
âaés  et  tous  les  ministres  du  2:rand  directoire 

O  CD 

étoient  morts  successivement  ;  et  dans  ce  temps 
de  troubles  il  avoit  été  impossible  de  les 
remplacer.  L'embarras  étoit  de  trouver  des 
sujets  capables  de  gérer  ces  différens  emplois  : 
on  chercha  dans  les  provinces  ,  où  les  bons 
sujets  étoient  aussi  rares  que  dans  la  capitale; 
enfm  Mr  de  Blumenthal,  Mr  de  Massow,  Mr 
de  Hagen  et  le  général  de  Wédel  furent  choi- 
sis pour  remplir  ces  postes  importans;  quelque 
temps  après  Mr  de  Horst  eut  le  cinquième 
département. 

Les  premiers  temps  de  l'administration  fu- 
rent durs  et  fâcheux  ;  toutes  les  recettes  avoient 
des  non-valeurs ,  et  néanmoins  il  falloit  acquit- 
ter exactement  es  charges  de  l'Etat.  Quoiqu'a- 
près  la  réduction  l'armée  eût  été  fixée  pendant 
la  paix  à  i5o,ooo  hommes,  on  étoit  embarrassé 
à  fournir  l'argent  nécessaire  pour  les  payer. 
Pendant  la  guerre  on  avoit  payé  en  billets  tout 
ce  qui  n'étoit  pas  militaire  •  c'étoit  encore  une 
dette  qu'il  falloit  acquitter ,  et  qui  outre  les 
autres  paiemens  nécessaires  incommodoit 
beaucoup.  Cependant,  le  Roi  parvint,  dès  la 


jusqu'à  1773.  CHAP.  ir.     l35 

première  année  après  la  paix ,  à  contenter  tous        ^ 
les  créanciers  de  l'Etat,  et  à  ne  pas  devoir  un  sou 
de  ce  que  lui  avoit  coûté  la  guerre.  On  auroit 
dit  que  les  dévastations  causées  par  la  guerre 
n'étoient  pas  suffisantes  pour  ruiner  et  abymer 
l'Etat*  elle  fut  à  peine  terminée  que  de  fré- 
quens  incendies  firent  presque  autant  de  mal 
que  ceux  que  les  ennemis  avoient  causés.  La^^^7f>,^ 
ville  de  Koenigsberg  fut  deux  fois  réduite  en  ^769- 
cendres;  en  Silésie  un  même  sort  détruisit  les 
villes  de  Freystaedtel,  Ober-Glogau,  Parcli- 
witz,  Haynau,  Naumbourg-am-Oueis  etGold- 
berg;  dans  l'électorat,  Nauenj  dans  la  nouvelle 
Marche,  Calies  et  une  partie  de  Landsberg;  en 
Poméranie,  Belgard  etTempelbourg.  Ces  mal- 
heurs exigeoient  sans  cesse  de  nouvelles  dépen- 
ses pour  les  réparer.  Afin  de  suffire  à  tant  de 
besoins  extraordinaires,  il  fallut  imaginer  de 
nouvelles  ressources;  car  outre  ce  qu'exigeoit 
le  rétablissement  des  provinces,  les  fortifica- 
tions nouvelles  et  la  refonte  des  canons  empor- 
toient  des  sommes  considérables  ;  ce  dont  nous 
parlerons  en  son  temps.    On  usa  d'industrie. 
Les  revenus  des  péages  et  des  accises  n'étoient 
pas  exactement  administrés,  à  cause  que  les 

14 


l36  MÉMOIRES    DE    1763 

commis  manquoientde  surveillansj  afin  d'éta- 
blir sur  un  pied  solide  cette  partie  importante 
des  revenus  de  la  couronne ,  et  ceux  qui  a  voient 
été  à  la  tête  de  cette  branche  d'administration 
étant  morts  pendant  la  guerre ,  le  Roi  se  trouva 
obligé  d'avoir  recours  à  des  étrangers,  et  prit 
àson  service  quelques  François  routines  de  lon- 
gue main  à  cette  partie.  On  n'établit  point  des 
baux  à  forfait,  mais  une  régie,  comme  le  parti 
le  plus  convenable,  moyennant  lequel  on  pou- 
voit  empêcher  les  commis  de  fouler  lespeuples, 
ainsi  qu'on  ne  voit  que  trop  de  pareils  abus  en 
France.  Les  impôts  sur  les  grains  furent  rabais- 
sés ,  et  le  prix  de  la  bière  tant  soit  peu  rehaussé , 
pour  qu'il  y  eût  une  compensation.  Par  ce  nou-- 
vel  arrangement  les  produits  augmentèrent , 
surtout  ceux  des  péages  ,  qui  faisoient  entrer 
dans  le  rovaume  de  l'argent  étranger  ;  mais  le 
plus  grand  bien  qui  en  résulta,  fut  celui  de 
diminuer  la  contrebande,  si  préjudiciable  aux 
pays  où  il  y  a  des  manufactures.  Lorsqu'un 
pays  a  peu  de  productions  à  exporter ,  et  qu'il 
est  dans  la  nécessité  d'avoir  recours  àl'industrie 
de  ses  voisins,  la  balance  du   commerce  lui 
doit  être  défavorable  :  il  paye  plus  d'argent  à 


jusqu'à  1775.  CHAP.  IL     iSy 

l'étranger  qu'il  n'en  reçoit  j  et  si  cela  continue, 
après  un  certain  nombre  d'années  il  doit  se 
trouver  dépourvu  d'espèces:  ôtez  tous  lesjours 
de  l'argent  d'une  bourse  ,  et  n'en  remettez 
point,  elle  sera  bientôt  vide.  Voilà  de  quoi  la 
Suède  peut  servir  d'exemple.  Pour  obvier  à 
cet  inconvénient,  il  n'y  a  d'autre  moyen  que 
celui  d'augmenter  les  manufactures;  on  gagne 
tout  sur  ses  propres  productions,  et  on  gagne 
au  moins  la  main-d'oeuvre  sur  les  étrangères. 
Ces  assertions  aussi  vraies  que  palpables  servi- 
rent de  principes  au  gouvernement  ;  ce  fut 
d'après  elles  qu'il  dirigea  toutes  ses  opérations 
de  commerce.  Aussi  dès  l'année  1773  il  y  eut 
Q64  fabriques  nouvelles  dans  les  provinces. 
Entre  autres  on  établit  une  fabrique  de  porce- 
laine à  Berlin,  qui,  faisant  subsister  5oo person- 
nes, surpassa  bientôt  celle  de  Saxe.  On  établit 
une  fabrication  de  tabac ,  dont  une  compagnie 
se  chargea  :  elle  avoit  des  établissemens  dans 
toutes  les  provinces  qui  fournissoient  à  la  con- 
sommation de  ces  provinces,  et  gagnoitpar  ce 
qu'elle  vendoit  à  l'étranger  l'achat  des  feuilles 
de  la  Virginie.  Les  revenus  de  la  couronne  en 
furent  augmentés,  et  les  actionnaires  retirèrent 


l38  MÉMOIP^ES    DE    1763 

10  pour  100  de  leurs  capitaux.  La  guerre  avoit 
rendu  le  change  désavantageux  au  commerce 
des  Prussiens,  quoique  d'abord  après  la  paix 
la  mauvaise  monnoie  eût  été  refondue,  être- 
mise  sur  l'ancien  pied  :  il  n'y  avoit  que  l'éta- 
blissement d'une  banque  qui  pût  obvier  à  cet 
inconvénient.  Des  personnes  remplies  de  pré- 
jugés, pour  n'avoir  pas  assez  approfondi  cette 
matière ,  soutenoient  qu'une  banque  ne  pou- 
voit  se  soutenir  que  dans  un  état  républicain, 
mais  que  jamais  personne  n'auroit  de  confiance 
en  une  banque  établie  dans  une  monarchie; 
Cela  étoit  faux  ;  car  il  y  a  une  banque  à  Cop- 
penhague,  il  y  en  a  une  à  Rome,  et  une  autre 
à  Vienne.  On  laissa  donc  au  public  la  liberté 
de  raisonner  à  sa  guise,  et  l'on  procéda  à  l'exé- 
cution. Des  différens  genres  de  ces  comptoirs, 
après  les  avoir  bien  comparés,  pour  juger  de 
celui  qui  s'aclapteroit  le  mieux  à  la  nature  du 
pays ,  on  trouva  que  la  banque  de  giro,  en  y 
ajoutant  un  lombard,  seroit  la  plus  convenable. 
Pour  l'établir  la  c"bur  déboursa  800,000  écus, 
comme  devant  servir  de  fonds  à  ses  opérations. 
Au  commencement  la  banque  fit  quelques 
pertes,  et  soufirit ,  soit  par  l'ignorance,  soit 


jusqu'à    1775.    CHAP.    IL       139 

par  la  friponnerie  de  ceux  qui  en  avoient  Tad- 
ministration.  Mais  depuis  que  Mr  de  Hagen  la 
dirigea,  l'exactitude  et  l'ordre  s'y  établirent. 
On  ne  créa  de  billets  qu'autant  qu'il  y  avoit 
de  fonds  pour  les  réaliser.  Outre  l'avantage 
que  cet  établissement  procuroit  pour  la  facilité 
du  commerce,  il  en  résulta  encore  un  autre 
bien  pour  le  public.  Dans  les  temps  précédens, 
c'étoit  l'usage  que  l'argent  des  pupilles  fût 
déposé  à  la  justice,  et  ces  pupilles,  qui  ne 
tiroient  pendant  la  durée  des  procès  aucun 
revenu  de  leurs  capitaux,  dévoient  encore  en 
payerunpour  cent  par  année;  depuis,  ces  som- 
mes furent  déposées  à  la  banque ,  qui  en  donna 
trois  pour  cent  aux  pupilles  ,  de  sorte  qu'ef- 
fectivement ,  en  comptant  ce  qu'ils  payoient 
autrefois  à  la  justice,  ils  en  gagnoient  quatre. 
Ensuite  la  banqueroute  de  Neuville  et  d'autres 
marchands  étrangers  occasionna  la  faillite  de 
quelques  marchands  prussiens:  le  crédit  auroit 
souffert ,  si  par  l'intervention  de  la  banque  il 
n'avoit  été  soutenu  et  relevé.  Bientôt  le  chan2;e 
se  mit  au  pair;  les  marchands  furent  alors  con- 
vaincus par  les  effets  ,  que  cet  établissement 
étoit  utile  et  nécessaire  à  leur  commerce.  Déjà 


140  MEMOIRES    DE    1763 

la  banque  avoit  des  comptoirs  dans  toutes  les 
grandes  villes  du  royaume;  mais  elle  avoit  de 
plus  des  maisons  dans  toutes  les  places  com- 
merçantes de  l'Europe;  cela  facilitoit  la  circu- 
lation des  espèces,  les  paiemens  des  provinces, 
en  même-temps  que  le  lombard  empêchoit  les 
usuriers  de  ruiner  les  manufacturiers  pauvres, 
qui  ne  pouvoient  pas  assez  promptement 
débiter  leur  ouvrage.  Outre  le  bien  qui  en 
revenoit  au  public,  la  cour  se  préparoit  par  le 
crédit  de  la  banque  des  ressources  pour  les 
grands  besoins  de  l'Etat. 

Les  princes  sont  comme  les  particuliers  dans 
le  cas  d'amasser  d'un  côté  s'ils  ont  d'un  autre 
des  dépenses  à  faire.  Les  bons  agriculteurs 
conduisent  des  ruisseaux,  et  s'en  servent  pour 
arroser  les  terroirs  arides,  qui  faute  d'humidité 
ne  seroient  d'aucun  rapport  ;  par  le  même 
principe  le  gouvernement  augmentoit  ses 
revenus  ,  pour  les  employer  aux  dépenses 
nécessaires  au  bien  public.  Il  ne  se  borna  point 
à  rétablir  ce  que  la  guerre  avoit  détruit  ;  il 
voulut  perfectionner  tout  ce  qui  étoit  suscep- 
tible de  perfection.  Il  se  proposa  donc  de  tirer 
parti  de  toute  sorte  de  terrain  ,  en  défrichant 


jusqu'à    1775.    CHAP.    IL       141 

les  marais  5  en  améliorant  les  terres  par  l'aug- 
mentation des  bestiaux,  et  même  en  rendant 
le  sable  utile  par  les  bois  qu'on  y  pouvoit  plan- 
ter. Quoique  nous  entrions  dans  de  petits 
détails ,  nous  nous  flattons  néanmoins  qu'ils 
pourront  intéresser  la  postérité.  La  première 
entreprise  de  cette  espèce  regarde  la  Netze  et 
la  Warthe,  dont  on  défricha  les  bords,  après 
avoir  saigné  les  eaux  croupissantes  par  difïérens 
canaux  qui  menoient  diversement  ces  eaux 
vers  l'Oder  j  il  en  coûta  750,000  écus,  et  35oo 
familles  furent  établies  dans  ces  contrées.  La 
noblesse  et  les  villes  dans  le  voisinage  de  ces 
rivières  augmentèrent  considérablement  leurs 
revenus.  L'ouvrage  fut  achevé  en  1 7 yS ,  et  dès- 
lors  la  population  y  montoit  à  15,000  âmes.  On 
saigna  ensuite  les  marais  qui  vont  à  Friedberg, 
où  l'on  établit  400  familles  étrangères.  En 
Poméranie  on  saigna  les  lacs  de  la  Madue  et 
de  Leba,  au  moyen  de  quoi  la  noblesse  gagna 
trente  mille  arpens  en  prairies.  De  pareils 
établissemens  eurent  également  lieu  aux  envi- 
rons deStargard,  de  Cammin ,  deTreptow, 
de  Rugenwalde ,  et  de  Colberg.  Dans  la  Marche 
on  saigna  les  marais  de  la  Havel,  ceux  du  Rhin 


142  MÉMpiRES    DE    1763 

vers  Fehrbellin,  ceux  du  Finow  entre  Ratenow 
et  Ziesar ,  sans  compter  l'argent   employé   à 
l'amélioration  des  terres  de  la  noblesse  ,  qui 
montoit  à  des  sommes  considérables.  En  même- 
temps  on  élevoit  en  Frise  dans  le  Dollart  des 
digues  par  le  moyen  desquelles  on  regagnoit 
pied  à  pied  le  terrain  que  la  mer  avoit  sub- 
mergé en  17Q4.   On  établit  dans  le  pays  de 
Magdebourg    ciooo   familles  nouvelles  j    leurs 
bras  y  étoient  d'autant  plus  nécessaires,  qu'au- 
paravant les  paysans  de  laThuringey  venoient 
aider  à  faire  la  récolte  ;   depuis  on  se  passa 
d'eux.  La  couronne  possédoit  trop  de  métai- 
ries; plus  de  i5o  furent  changées  en  villages  ; 
et  ce  qu'elle  y  perdit  de  revenus,  se  trouva 
richement  compensé  par  l'augmentation  de  la 
population.  Une  métairie  ne  contient  guère 
plus  de  6  personnes ,  et  dès  qu'elles   furent 
converties  en  villages,  elles  eurent  3o  habitans 
chacune  pour  le  moins.  Quelque  soin  que  se  fût 
donné  le  feu  Roi  pour  repeupler  laPrusse,  qui 
en  l'année  1  7  og  avoit  été  désolée  par  la  peste ,  il 
n'étoit  point  parvenu  à  la  remettre  dans  l'état 
florissant  où  elle  étoit  avant  c^ue  ce  fléau  l'eût 
abymée  j  mais  le  Roi  ne  voulut  pas  que  cette 


jusqu'à    1775.    CHAP.  II.       143 

province  le  cédât  à  d'autres,  et  depuis  la  mort 
de  son  père  il  y  avoit  placé  13,000  familles 
nouvelles;  et  si  dans  la  suite  on  ne  la  néglige 
point,  sa  population  pourra  s'accroître  de  plus 
de  100,000  âmes.  La  Silésie  ne  méritoit  pas 
moins  d'attention  et  de  soin  pour  son  rétablis- 
sement que  les  autres  provinces  :  on  ne  se  con- 
terita  pas  de  remettre  les  choses  sur  l'ancien 
pied,  on  voulut  les  perfectionner;  on  rendit 
les  prêtres  utiles,  en  obligeant  tous  les  riches 
abbés  d'établir  d^s  manufactures;  ici  c'étoient 
des  ouvriers  qui  faisoient  du  linge  de  table  ; 
là  des  moulins  à  huile  ;  en  d'autres  lieux  des 
tanneurs,  ou  des  ouvriers  en  cuivre  ou  en  fer 
d'archal,  selon  que  cela  convenoit  aux  lieux, 
ainsi  qu'aux  productions  du  pays.  De  plus 
on  augmenta  le  nombre  des  cultivateurs  de  la 
basse  Silésie  de  4000  farfiilles.  On  sera  surpris 
sans  doute  qu'o.n  ait  pu  multiplier  à  ce  point 
ceux  qui  vivoient  de  l'agriculture  ,  dans  un 
pays  où  aucim  champ  ne  demeure  inculte. 
La  raison  en  est  que  bien  des  seigneurs,  pour 
augmenter  leurs  domaines,  s'étoient  impeixep- 
tiblement  approprié  les  terres  de  leurs  sujets; 
si  l'on  avoit  toléré  cet  abus  ,  avec  le  temps 
plusieurs  censés  seroient  demeurées  vacantes , 


144  MÉMOIRES   BE    lyGS 

et  la  terre  manquant  de  bras  pour  la  travailler , 
auroit  diminué  de  rapport:  à  la  fin  chaque  vil- 
lage auroit  eu  son  seigneur,  sans  avoir  de  cen- 
siers  :  or  les  possessions  font  des  citoyens  atta- 
chés à  leur  patrie  ,  ceux  qui  n'ont  aucune 
propriété  ne  pouvant  s'attacher  à  un  pays  où 
ils  n'ont  rien  à  perdre.  Toutes  ces  choses  ayant 
été  représentées  aux  seigneurs ,   leur  propre 
avantage  les  fit  consentir  à  remettre  leurs  pay- 
sans sur  l'ancien  pied.  En  revanche  le  Roi  se- 
courut la  noblesse  par  des  sommes  considéra- 
bles, pour  rétablir  son  crédit  entièrement  tom- 
bé ;  bien  des  familles  endettées  avant  ou  par  la 
guerre  étoientsur  le  point  de  faire  faillite;  la 
justice  leur  accorda  des  lettres  de  répit  pour 
deux  ans,  afin  qu'ayant  le  temps  de  remettre 
leurs  terres  en  valeur ,  ils  se  trouvassent  en 
situation  de  payer  au  moins  les  intérêts.  Ces 
lettres  de  répit  achevèrent  de  perdre  le  crédit 
de  la  noblesse.  Le  Roi,  qui  se  faisoit  un  plaisir 
et  un  devoir  d'assister  le  premier  et  le  plus 
brillant  ordre  de  l'Etat,  paya  300,000  écus  de 
dettes  de  la  noblesse;  mais  la  somme  dont  les 
terres  étoient  chargées  montoit  à  23  millions 
d'écus,  et  il  fallut  recourir  à  des  remèdes  plus 

efficaces* 


JUSÔu'a    1775.    C  H  A  p.    II.       145 

efficaces.  On  assembla  la  noblesse,  qui  sous  la 
forme    d'états    s'engagea  solidairement  poui* 
les  dettes  contractées.  On  créa  pour  -20  millions 
des  billets,  qui   mis  en  circulation,  avec  200 
mille  écus  que  le  Roi  y  ajouta  pour  réaliser 
les  paiemens  les  plus  pressés,  rétablirent  dans 
peu  le  crédit,  et  400  des  familles  les  plus  dis- 
tinguées durent  leur  conservation  à  ces  mesu- 
tes  salutaires.  En  Poméranie  et  darts  la  nou- 
velle  Marche  la   noblesse  étoit  aussi   ruinée 
qu'en   Silésie.  Le    gouvernement  paya  poui* 
elle  5oo,ooo  écus  de  dettes,  en  aj outant  autres 
5oo,ooo  écus  pour  remettre  leurs  terres  en  va- 
leur. Les  villes  cj^ui  avoient  le  plus  souffert  de 
.la  guerre  furent  également  soulagées  :  Lands- 
but  reçut  qoo,ooo  écus  ,  Strigau  40,000,  Halle 
4^,000,  Crossen  24,000,  Reppen  6000,  Hal- 
berstadt    40,000  ,  Minden    QO5OOO  ,  Bielefeld 
1 5,000,  et    celles  du    comté    de    Hohenstein 
33,000  écus.  Toutes  ces  dépenses  étoient  né- 
cessaires j    il  falloit    se  hâter  de  répandre  de 
l'argent  dans  les  provinces,  pour  les  rétablir 
d'autant  plus  vite.  Si   dans  ces  conjonctures 
on  avoit  usé  d'une  économie  rigide,   il  se  se- 
roit  peut-être  écoulé  cent  années  avant  que 
Tome  V.  K 


146         MÉMOIRES      DE     1763 

le  pa.ys  fût  redevenu  florissant  ;  mais  par  la 
célérité  dont  on  usa ,  plus  de  cent  mille  per- 
sonnes revinrent  dans  leur  patrie.  Aussi,  dès 
l'année  1773,  la  population ,  comparée  à  ce 
qu'elle  étoit  en  1736,  avoit  augmenté  de 
plus  de  Qoo,ooo  âmes.  On  ne  s'en  tint  pas 
làj  considérant  que  le  nombre  des  habitans 
fait  la  richesse  des  souverains,  on  trouva  moyen 
d'établir  dans  la  haute  Silésie  QiS  nouveaux 
villages,  dont  les  habitans  montoient  à  qq, 000; 
et  l'on  forma  le  plan  d'augmenter  le  nombre 
des  cultivateurs  en  Poméranie  de  5o,ooo  et  de 
iQ,ooo  dans  la  Marche  électorale  j  ce  qui  fut 
exécuté  vers  l'année  1780.  Pour  connoître  le 
résultat  de  ces  opérations,  il  n'y  a  qu'à  com- 
parer la  population  de  l'année  1740  avec 
celle  de  17795  en  voici  l'exposé  : 


Prusse 

.     .     .     .     1740    ,    . 

.    .        370^000 

habitans 

en  1779     .     . 

.    j        780,000 

Electorat 

.      .      .      .      174Q      .      . 

.     .       480,000 
.     .        710,000 

♦           •           •           •            */"*■■'           ■           ■ 

en  1779     .     . 

Magdebourg 

et 

Halberstadt  1 740     .     . 
en  1779     .     . 

.     .        220,000 
.     .        2^0,000 

Silésie 

• 

.     .     .     .     1740     .     . 
en  1779     .     . 

»    .     1,100,000 

.      .      1,520,000 

Augmentation. 

.     .     1,120,000 

jusqu'à    1775.     CHAP.    IL        147 

On  croiroit  que  d'aussi  énormes  largesses 
dévoient  épuiser  les  fonds  et  les  revenus  delà 
couronne;  cependantilfaut ajouter  encore  les 
dépenses  qu'occasionnèrent  les  forteresses,  tant 
celles  qu'on  perfectionnoit  que  les  nouvelles 
que  Ton  construisit,  et  l'argent  qu'il  fciiloitpour 
rérablir  l'artillerie;  le  total  de  cette  somme 
montoit  à  5.goo,ooo  écus.  Toutefois  le  gou- 
vernement fit  face  à  tout.  Le  Roi  ne  faisoit  point 
de  ces  dépenses  d'ostentation  si  communes 
dans  les  grandes  cours  :  il  vivoit  com.mie  un 
particulier,  pour  ne  pas  manquer  à  ses  prin- 
cipaux devoirs.  Au  moyen  d'une  économie 
rigide,  le  grand  et  le  petit  trésor  furent  rem- 
plis; le  premier ,  pour  fournir  aux  dépenses 
de  la  guerre;  le  second,  pour  acheter  les  che- 
vaux et  tout  ce  qu'il  faut  pour  mettre  l'armiée 
en  mouvement.  De  plus  ,  goo,ooo  écus  furent 
déposés  à  Magdebourg  et  4,200,000  écus  à 
Breslau  pour  l'achat  des  fourrages.  Cet  argent 
étoit  en  caisse  lorsque  la  guerre  s'alluma  entre 
l'impératrice  Catherine  et  Mustapha.  Selon 
les  traités  il  fallut  tous  les  ans  fournir  3oo,ooo 
écus  de  subsides  aux  Russes,  tant  que  durè- 
rent les  troubles  de    la  Pologne   et  ceux  de 

K   Q 


148  MÉMOIRES    DE    I763 

1769.  la  Turquie.  Le  bien  de  l'état  et  la  foi  des 
traités  exigeoient  cette  dépense,  qui  d'ailleurs 
venoit  mal  à  propos,  surtout  à  cause  des  gran- 
des entreprises  de  finance  dont  on  étoit  occupé, 
et  qui  absorboient  seules  des  sommes  considé- 
rables. Il  convenoit  donc  à  la  politique  d'in- 
demniser l'état  de  ces  sommes  qu'on  envoyoit 
en  Russie,  et  qui  sans  les  circonstances  où  l'on 
setrouvoit,  auroient  pu  s'employer  d'une  ma- 
nière plus  utile  pour  les  provinces  delà  domi- 

'^11^'  nation  prussienne.  Il  survint  l'année  suivante 
une  stérilité  générale  dans   tout  le    nord  de 

o 

l'Europe,  causée  par  des  gelées  tardives  qui 
firent  périr  toutes  les  productions  delà  terre; 
nouvelle  misère  à  craindre  pour  le  peuple  , 
nouvelle  nécessité  de  lui  donner  des  secours. 
On  donna  aux  pauvres  du  blé  gratis^  mais 
comme  la  consommation  des  denrées  dimi- 
nuoit ,  il  y  eut  dans  les  produits  des  accises 
une  non-valeur  de  500,000  écus.  Le  Roi  avioit 
formé  de  grands  magasins  d'abondance  tant 
en  Silésie  que  dans  ses  pays  héréditaires; 
76,000  winspels  pour  nourrir  l'armée  pendant 
douze  mois  ,  gooo  winspels  destinés  unique- 
1771.  ment  aux  besoins  de  la  capitale.  D'aussi  sages 


jusqu'à    1775.     CHAP.    IL       14g 

arrangemens  préservèrent  le  peuple  de  la 
disette  dont  il  étoit  menacé:  l'armée  fut  nour- 
rie des  ma£[asins:  outre  les  arains  donnés  au 
peuple,  on  en  fournit  pour  les  semailles.  La  1772 
récolte  manqua  encore  l'année  d'après;  mais  si 
le  boisseau  de  seiole  se  vendoit  dans,  les  états  du 

o 

Roi  deuxécus  et  quelques  gros,  chez  les  voisins 
la  misère  étoit  encore  plus  grande.  En  Saxe  et 
en  Bohème  le  boisseau  se  vendoit  5  écus.  La 
Saxe  perdit  plus  de  100,000  habitans  que  la 
famine  emporta ,  ou  qui  s'expatrièrent.  La 
Bohème  perdit  180,000  âmes  au  moins;  plus 
de  QOjOoo  paysans  de  Bohème  et  autant  de 
Saxe  cherchèrent  un  asyle  contre  la  misère 
dans  les  états  du  Roi;  ils  furent  reçus  à  bras 
ouverts,  et  furent  employés  à  peupler  les 
nouveaux  établissemens  qu'on  avoit  formés. 
Les  malheurs  que  ressentoient  les  sujets  des 
autres  puissances,  venoient  de  ce  que  dans  au- 
cun pays  excepté  ceux  de  la  Prusse  il  n'y  avoit 
desmagasins  d'établis.  Cependantces  calamités, 
auxquelles  on  avoit  pourvu  et  que  l'on  pou- 
voit  détourner  par  les  précautions  que  la  pru- 
dence avoit  suggérées,  n'empêchèrent  pas  le 
gouvernement   de  continuer  avec    la  même 

o 

K  3 


t5o      mémoikes   de    1763 

activité  les  améliorations    dxi  pays  ,     dont  il 
avoit  arrêté  le  projet.  L'expérience  démontroit 
c|ue   la   mortalité  des  bestiaux  etoit  plus  fré- 
quente dans  le  Braiïdebourg  que  dans  la  Silé- 
sie  ;  on  en  trouva  deux  raisons,  savoir  que  dans 
les  Marches  et   les  autres  provinces  on  ne  se 
servoit  pas  comme  en  Silésie  de  ce  sel  pétrifié 
qu'on  tire  des  salines  de  Wiliczkaj  et  que  les 
Iiabitans  des  Marches  et  de  la  Poméranie  ne 
3iourrissoient   pas  leurs  bestiaux  dans  les  éta- 
bles,  mais  les  menoient  paître  dans  des  temps 
où   quelquefois  la  nielle  avoit  envenimé   les 
herbes.  Depuis  cju'on  eut  introduit  cette  nou- 
velle façon  de  nourrir  les  bestiaux,  la  morta- 
lité devint  visiblement  moins  fréquente,  et  les 
possesseurs  des  terres  eurent  moins  de  malheurs 
à  réparer  qu'autrefois.  Par  l'attention  qu'on 
mettoit  à  savoir  tous  les  produits  étrangers  qui 
entroient  dans  le  pays,  on  trouva,  en  dépouil- 
lant les  registres  de  la  douane,  qu'il  entroit 
pour  q8o,ooo  écus  de  beurre  étranger;  ahn  de 
fournir  soi-mêm.e  une  denrée  aussi  nécessaire, 
on  calcula  tout  ce  que  les  nouvelles  améliora- 
tions pourroient produire;  une  vache  en  con- 
vertissant son  lait  en  bc  urre  rapporte  commu- 


JUOOu'a    1775.    CHAP.    IL       l5l 

nément  3  écus,  et  par  les  défrichemens  nou- 
veaux auxquels  on  travailloit,  on  calcula  que 
l'entretien  alloit  à  48,000  vaches,  ce  qui  répond 
a  un  produit  de  240,000  écus.  Mais  il  faut  dé- 
compter la  consommation  des  propriétaires, 
et  en  ajoutant  ce  cju'il  falloit,  le  nombre  des 
vacJies  devoit  monter  à  62,000.  Il  restoit  encore 
cette  difficulté  à  lever;  toutefois  il  étoit  possible 
d'y  parvenir,  parce  qu'il  restoit  après  tout  ce 
c|ui  s'étoit  entrepris  des  terrains  moins  étendus 
à  défricher,  et  quipouvoient  suppléer  au  reste. 
Le  gouvernement,  qui  se  proposoit  de  per- 
fectionner tout  ce  qu'il  y  avoit  de  défectueux 
dans  les  anciens  usages  ,  examinant  avec  atten- 
tionles  différentes  parties  del'économieriu'ale, 
trouva  qu'en  général  tout  ce  cju'on  appelle 
communes  portoit  préjudice  au  [)ien  public; 
ce  ne  fut  qu'après  la  séparation  des  communes 
que  l'agriculture  des  Anglois  cmmença  à  pros- 
pérer. Tout  gouvernement  monarchique  qui 
imite  les  usages  introduits  dans  les  républiques, 
ne  mérite  pas  d'être  accusé  de  despotisme.  On 
imita  donc  un  aussi  louable  exemple;  on  en- 
voya des  commissaires  de  justice  et  d'écono- 
mie pour  séparer  et  les  pâturages  et  les  arpcns 

K  4 


l52  MÉMOIRES    DE     lyGS 

qui  étoient  ou  mêlés  ou  en  commun.  Dans  les 
commencemens  cela  rencontra  degrandes  dif- 
ficultés, parce  que  la  coutume,  reine  de  ce 
monde,  règne  impérieusement  sur  des  esprits 
bornés  ]  mais  quelques  exemples  de  pareils  par^ 
tages  exécutés  à  la  satisfaction  des  propriétaires 
firent  impression  sur  le  public  ,  et  bientôt  cela 
fut  introduit  généralement  dans  toutes  les  pro^ 
vinces.  Dans  une  partie  du  Brandebourg  et  de 
la  Poméranie  se  trouvent  des  terrains  élevés, 
éloignés  des  rivières  et  des  ruisseaux,  qui  par 
conséquent  manquent  des  pâturages  et  des  en- 
grais nécessaires  pour  la  culture  des  champs  : 
ce  défaut  tenoit  plus  au  local  qu'au  manque 
d'industrie  des  propriétaires,  et  quoiqu'il  ne 
soit  pas  donné  aux  hommes  de  changer  la  natu- 
re des  choses,  on  voulut  hasarder  quelques  es- 
sais, pour  apprendre  par  l'expérience  ce  qui  se- 
loit  faisable ,  ou  ce  cjui  ne  pourroit  pas  réussir  ; 
pour  cet  effet  on  eut  recours  à  un  fermier  an« 
glois ,  par  le  moyen  duquel  on  fit  un  essai  dans 
un  des  bailliages  de  la  couronne.  Sa  méthode 
étoit  de  planter  dans  des  champs  sablonneux 
des  navets  cju'on  nomme  îurnips  en  anglois^  il 
les   laissoit  pourrir .  après  cjuoi  il   semoit  ces 


jusqu'à     1775.     CHAP.     IL       l53 

champs  de  trèfle  et  d'autres  herbages,  qui  les 
transi ormoient  en  prés  artificiels ,  par  le  moyen 
de  quoi  l'on  augmentoit  la  quantité  du  bétail 
d'un  tiers  sur  chaque  terre.  Cette  épreuve 
ayant  si  bien  réussi ,  on  eut  soin  de  générali- 
ser dans  les  provinces  une  économie  aussi 
avantageuse. 

Nous  avons  déjà  dit  que  la  guerre  et  les  fré- 
quentes invasions  des  ennemis  avoient  intro- 
duit une  pernicieuse  anarchie  dans  les  provin- 
ces héréditaires;  elle s'étendoit  non  seulement 
sur  l'économie  rurale  et  sur  les  finances,  mais 
encore  sur  les  bois,  que  les  grands  maîtres  des 
forêts  avoient  ruinés  selon  leur  fantaisie,  faute 
d'être  surveillés.  Une  guerre  opiniâtre,  dont 
les  succès  nepouvoiçnt  pas  tous  être  heureux  , 
fit  juger  à  ces  forêtierset  à  quelques  sous-con- 
seillers des  finances  qui  participèrent  aux  dé- 
prédations ,  que  l'état  étoit  perdu  sans  ressour- 
ce ,  qu'il  alloit  devenir  dans  peu  la  proie  des 
ennemis,  et  que  ce  qu'ils  pouvoient  faire  de 
mieux  dans  une  situation  aussi  désespérée  étoit 
de  vendre  à  leur  profit  tout  le  bois  qu'ils  pour- 
roient  abattre,  parce  que  personne  ne  leur 
dernanderoit  compte  de  leurs  malversations. 


l34  MÉMOIRES     DE      1/63 

En  conséquence  de  cette  fausse  idée  ils  avoient 
si  bien  dévasté  les  forêts,  qu'on  n'y  voyoit 
qu'à  peine  quelques  arbres  isolés  au  lieu  des 
bois  toulîusquis'y  trouvoient  auparavant.  L'on 
fut  obligé  de  publier  de  nouvelles  ordonnan- 
ces, tant  pour  planter  des  bois  que  pour  fixer 
une  coupe  proportionnelle  selon  les  dilïéren- 
tes  espèces  des  arbres,  afin  d'y  mettre  liue 
régie  que  personne  ne  pût  enfreindre,  et  sur- 
tout pour  en  avoir  suffisamment,  soit  pour 
bâtir,  soit  pour  chaufter,  article  qui  ne  doit 
point  être  négligé  dans  les  pays  du  nord. 
Avant  la  g-uerre  on  avoit  retiré  des  Pvlarches  et 
de  la  Poméranie  un  revenu  annuel  en  bois  qui 
souvent  passoit  i5o,ooo  écus-  il  fallut  recourir 
aux  expédiens  pour  réparer  ce  produit.  Dans 
cette  intention  on  établit  un  droit  de  transit 
sur  les  bois  des  pays  étrangers  qu'on  faisoit 
flotter  sur  l'Elbe  et  sur  l'Oder  ,  et  par  ce 
moyen  on  pouvoit  acheter  à  bon  marché  le 
bois  de  la  Saxe,  de  la  Bohème  et  de  la  Polo- 
ane,  et  le  revendre  avec  avantage  aux  nations 
qui  avoient  des  flottes  marchandes  ou  des 
vaisseaux  de  guerre  à  construire;  on  se  mit 
ainsi  en  état  de  ménager  les  forêts,  auxquelles 


jusqu'à     1775.    CHAP.    IL        l55 

il  falloit  donner  le  temps  de  recroître  et  l'on 
remplaça  la  perte  des  revenus  d'une  manière 
durable. 

Le  gouvernement  ne  doit  pas  se  borner  à 
un  seul  objetj  l'intérêt  ne  doit  pasêtre  l'unique 
mobile  de  ses  actions;  le  bien  public  qui  a 
tant  de  branches  diverses,  lui  offre  une  foule 
de  matières  dont  il  peut  s'occuper,  et  l'édu- 
cation de  la  jeunesse  doit  être  considérée  com- 
n:ie  une  des  principales  :  elle  influe  sur  tout  ; 
elle  ne  crée  rien  à  la  vérité,  mais  elle  peut 
corriger  des  défauts.  Cettepartiesi  intéressante 
avoit  peut-être  été  trop  négligée  auparavant, 
en  particulier  dans  le  plat  pays  et  dans  les  pro- 
vinces. Voici  en  cj^uoi  consistoient  les  vices 
qu'il  y  avoit  à  réformer.  Dans  les  villages  des 
gentilshommes  des  tailleurs  faisoient  le  métier 
de  maîtres  d'école ,  et  dans  les  terres  de  la  cou- 
ronne les  baillis  les  choisissoient  sans  discerne- 
ment. Pour  retrancher  un  abus  aussi  perni- 
cieux, le  Roi  ht  venir  de  la  Saxe  de  bons  maî- 
tres d'école;  il  aug-menta  leurs  ga^es,  et  l'on 
tint  la  main  à  ce  que  les  paysans  leur  envoyas- 
sent leurs  enfans  pour  les  faire  instruire.  En 
même-temps  l'on  publia  une  ordonnance  qui 


l56  MÉMOIRES     DE     1763 

enjoignoit  aux  ecclésiastiques  de  ne  point 
admettre  les  jeunes  gens  à  la  communion,  à 
moins  que  dans  les  écoles  ils  n'eussent  été  in- 
struits dans  leur  religion  ;  on  ne  jouit  pas  d'a- 
bord de  semblables  arrangemens  et  le  temps 
seul  peut  en  faire  recueillir  les  fruits. 

On  donna  les  mêmes  soins  à  la  reforme  de 
tous  les  collèges  fondés  pour  l'instruction  de  la 
jeunesse;  les  pédagogues  ne  s'appliquoient  qu'à 
remplir  la  mémoire  de  leurs  élèves,  et  ne  tra- 
vailloient  point  àformer  et  à  perfectionner  leur 
jugement.  Cet  usage,  qui  étoit  une  continua- 
tion de  l'ancienne  pédanterie  tuclesque  ,  fut 
corrigé,  et  sans  négliger  ce  qui  est  du  départe- 
ment de  la  mémoire,  les  instituteurs  furent 
chargés  de  familiariser  dès  la  jeunesse  leurs  élè- 
ves avec  la  dialectique,  afin  qu'ils  apprissent 
à  raisonner,  en  tirant  des  conséquences  justes 
des  principes  cpi'ils  avoient  établis  et  prouvés. 

Pendant  que  tout  étoit  en  action  dans  l'état, 
que  chacun  y  travailloit  pour  perfectionner  ce 
qui  étoit  de  son  ressort,  le  traité  de  partage 
entre  les  trois  couronnes  fut  sicrné.  La  Prusse 

o 

acquit,  comme  nous  l'avons  rapporté,  la  Po- 
mereliie  .  les  iialatinats  de  Culrn  et  de  Marien- 


JUSOu'a     1775.     CI1A"P.    IL       137 

bourg,  l'évêché  de  Varmie,  la  ville  d'Elhing, 
iiae  partie  de  la  Ciijavie  ,  et  une  partie  de  la 
Posnanie.   Cette  nouvelle  province  avoit  en- 
viron 50O5OOO  habitans.  Les  ]:)onnes  terres  sont 
du  c"-'''  de  Marienbourg,   le  long  de  la  Vis- 
tule,  aux  deux  bords  de  la  Netze,  en  y  ajou- 
tant l'évêché  de  Varmie.  Mais  dans  la  Pome- 
rellie  et  le  palatinat  de  Culni  en  revanche  il 
y  a  bien  des    contrées    couvertes  d'iui  sable 
aride.  L'avantage  de  cette  acquisition  consis- 
toit  principalement  en  ce  que  joignant  la  Po- 
méranie  à  la  Prusse  royale,  elle  rendoit  le  gou- 
vernement maître  de  la  Vistule,  par  consé- 
quent du  commerce  de  la  Pologne  5  et  en  ce 
qwe  vu  la   quantité   de   blé  que  ce  royaume 
exporte,  les   états   prussiens  n'avoient  plus  à 
craindre  désormais  ni  la  disette  ni  la  famine. 
Cette  acquisition  étoit  donc  utile,   et  pou- 
voit  devenir  importante  au  moyen  de  sages  ar- 
rangemens  ;  mais  lorsque  cette  province  tomba 
sous  la  domination  prussienne,  tout  s'y  ressen- 
toit  de  l'anarchie,  delà  confusion  et  du  désor- 
dre  qui  doivent  régner  chez  un  peuple  barbare, 
croupissant  dans  l'ignorance  et  dans  la  stupi- 
dité. On  commença  parle  cadastre  des  terres. 


l58  MÉMOIRES     DE     1763 

pour  proportionner  les  charges  :  la  contribu- 
tion fut  réglée  sur  le  même  pied  que   dans  la 
Prusse  royale  :  les  ecclésiastiques  payèrent  à 
l'instat  des  évêques  et  des  abbés  de  la  Silésie: 
les  starosties  devinrent  les  biens  de  la  couron- 
ne; elles    avoient    été  des   fiefs  donnés  à  vie 
'  comme  ceux  des  Timariots  chez  les  Turcs;   le 
Roi  dédommagea  les    propriétaires  par   une 
somme  de  5oo,ooo  écus,  qui  leur  fut  payée  une 
fois  pour  toutes.  On  introduisit  des  postes  dans 
ce  pays  agreste  et  barbare ,  surtout  des  collèges 
de  justice,    dont  le    nom    avoit   à  peine  été 
connu  dans  ces  contrées.  On  réforma  quantité 
de  lois  aussi  bizarres  qu'extravagantes;    on  en 
appeloit  en  dernier  ressort  de  la  sentence  de 
ces  collèges  au  tribunal  supérieur  de  Berlin. 
1773-  Le  Roi  fit  creuser  un  canal  qui  coûta  700,000 
écus ,  pour  joindre  de  Nakel  à  Bromberg  la 
Netze  avec  la  Vistule,  au    moyen  duquel  ce 
grand  fleuve  avoit  une  communication  directe 
avec  l'Oder  ,  la  Havel  et  l'Elbe.  Ce  canal  avoit 
un   double  usage;  il  faisoit  écouler  les  eaux 
croupissantes  d'une  grande  étendue<le  terrain, 
où  l'on  pouvoit  établir   des  colons  étrano-ers. 
Tous  les  bâtimens  économiques  tomboient  en 
ruine;  il  en  coûta  plus  de  joo^ooo  écus  pour 


jusqu'à   1773.  CHAP.  IL       i5g 

les  rétablir.  Les  villes  étoientdans  Fetat  le  plus 
pitoyable.  Culm  avoit  de  bonnes  murailles, 
de  grandes  éo;lises,  mais  au  lieu  de  rues  on  ne 
voyoit  que  les  caves  des  maisons  qui  avoient 
existé  autrefois  ;  de  40  maisons  qui  formoient 
la  grande  place,  q8  sans  portes,  sans  toit  ni 
fenêtres ,  manquoient  de  propriétaires.  Brom- 
bers  étoit  dans    le   même   état.   Leur    ruine 
datoit  de  l'année  170g,  où  la  peste  avoit  ra- 
vagé cette  province;  mais  les  Polonois  n'ima- 
ginoient  pas  qu'il  fallût  réparer  les  malheurs. 
On  aura  peine  à  croire  qu'un    tailleur  étoit 
un  homme  rare  dans  ces   malheureuses   con- 
trées; il  fallut  établir  des  tailleurs  clans  toutes 
les  villes,  de  même  cjue  des  apothicaires,  des 
charrons,  des  menuisiers  et  des  maçons.  Ces 
villes  furent  rebâties   et  peuplées.  Culm   eut 
une  maison  où  5o  jeunes  personnes  de  la  no- 
blesse sont  élevées  par  des  maîtres  consacrés  à 
leur  instruction:  i5o  maîtres  d'école  tant  pro- 
testans  que  catholiques  furent  placés  dans  dif- 
férens  endroits  et  payés  par  le  gouvernement. 
On  ne  savoit  ce  que    c'étoit   que  l'éducation 
dans  ce  malheureux  pays;  aussi  étoit-il  sans 
moeurs  comme  sans  connoissances.  Enfin  l'on 
renvoya  en  Pologne  plus  de  4000  juifs  ,   qui 


l6o         MÉMOIRES     DE      lyGS 

mendioient,  ou  voloient  les  paysans.  Comme 
le  commerce  faisoit  la  branche  principale  des 
produits  de    la    Prusse   occidentale  ,    on    re- 
chercha soigneusement  tout  ce   qui  pouvoit 
l'étendre;  la  ville  d'Elbing  y  gagna  le  plus 
en  attirant  à  elle  le  commerce  qui  précédem- 
ment s'étoit  fait  par  Danzic  ;   on  forma  pour 
le  débit  du  sel  une  compagnie,  qui  au  moyen 
d'une    rétribution   annuelle   de    70,000    écus 
qu'elle  payoit  au  roi  de  Pologne,  eut  le  mo- 
nopole de  cette  denrée  dans  tout  le  royaume, 
ce    qui   en    obligeant  les   Autrichiens    à   lui 
vendre  leur  sel  de  Wiliczka  5  rendit  cette  com- 
pagnie florissante.    Lés  revenus  de  la  Prusse 
occidentale    furent    portés    en    tout    à  deux 
millions  d'écus,  qui  joints  à  ce  que  la  banque, 
l'accise,  et  le    tabac  rapportoient,  produisi- 
rent à  l'état  une  augmentation  de  revenus  de 
plus  de  cinq  millions. 

C'est  ainsi  qu'un  système  de  finance  tou- 
jours perfectionné,  et  suivi  de  père  en  filsj 
peut  changer  un  gouvernement,  et  le  rendre^ 
de  pauvre  qu'il  étoit,  assez  riche  pour  ajouter 
son  grain  dans  la  balance  des  pouvoirs  qu'ont 
les  premiers  monarques  de  l'Europe. 

CHAPITRE 


drtJsou'A  1775.  CHAP.  ilî.   l6i 


CHAPITRE    II L 

Du  Militaire, 


Oept  campagnes  qui  avoient  produit  dix- 
sept  batailles  rangées  et  presque  autant  de 
combats  non  moins  sanglans ,  trois  sièges  en- 
trepris par  Farmée  et  cinq  à  soutenir,  sans 
cïompter  des  entreprises  sur  les  quartiers  d'hi- 
ver des  ennemis,  ou  autres  expéditions  mili- 
taires à  peu  près  semblables ,  avoient  tellement 
ruiné  l'armée,  qu'une  grande  partie  des  meil- 
leurs officiers  et  des  vieux  soldats  avoientpéri 
en  combattant.  Pour  en  juger,  on  n'a  qu'à  se 
rappeler  que  le  gain  de  la  bataille  de  Prague 
coûta  seul  aojooo  hommes;  qu'on  ajoute  à  ce 
calcul  que  nous  avions  40.000  prisonniers  des 
Autrichiens,  qu'ils  en  avoient  presque  autant 
des  nôtres,  au  nombre  desquels  il falloit  com- 
pter au  delà  de  3oo  officiers  :  que  les  hôpitaux 
étoient  tous  remplis  de  blessés ,  et  que  dans  les 
régimens  d'infanterie  onnetrouvoit  guères  àtl 
Tome   V,  •  L 


l62  MÉMOIRES    DE    lj63 

delà  de  cent  hommes  qui    eussent  servi  au 
commencement  de  cette  guerre. 

Plus  de  i5oo  officiers  péris  dans  différen- 
tes actions  avoient  extrêmement  diminué  la 
noblesse,  et  ce  qui  en  restoit  dans  le  pays 
étoient  ou  des  vieillards  ou  des  enfans ,  qui  ne 
pouvoient  servir.  Le  manque  de  gentilshom- 
mes et  le  nombre  de  places  d'officiers  vacan- 
tes dans  les  régimens ,  firent  qu'on  eut  recours 
à  la  roture  pour  les  remplir,  Il  y  avoit  des  ba- 
taillons auxquels  il  ne  restoit  que  huit  officiers 
pour  le  service;  les  autres  éCoient  ou  morts, 
ou  prisonniers ,  ou  blessés.  Il  est  facile  de  con- 
clure de  ces  circonstances  fâcheuses  que  les 
anciens  corps  mêmes  étoient  sans  ordre,  sans 
discipline,  sans  exactitude ,  et  par  conséquent 
manquoient  d'énergie. 

Voilà  quel  étoit  l'état  de  l'armée,  lorsqua- 
près  la  paix  de  Hubertsbourg  elle  rentra  dans 
ses  anciens  quartiers.  Les  régimens  se  trou- 
voient  alors  plus  composés  de  naturels  du 
pays  que  d'étrangers:  les  compagnies  étoient 
fortes  de  i5q  hommes  ;  on  en  renvoya  40  qui 
devinrent  utiles  en  remettant  les  terres  en  cul- 
ture. Les  bataillons  francs   servirent  à  com- 


jusqu'à    1773.    CKAP.   IlL    i6j 

pléterles  régimens  de  garnison,  qn'i  con2;édié- 
rent  également  ce  qu'ils  avoieni  de  soldats  na- 
tionaux de  trop.  La  cavalerie  réforma  i5o  ^i 
hommes  par  régiment;  les  housards  chacun. 
400  :  ainsi  les  provinces  gagnér^^nt  par  cette 
réforme  3o,78o  cultivateurs  qui  leur  man- 
quoient.  On  ne  s'en  tint  point  là;  autrefois  le 
nombre  des  nationaux  avoit  été  arbitraire  ;  on 
le  fixa  à  7Q0  hommes  pour  chaque  régiment, 
et  ce  qui  manquoit  pour  compléter  la  com- 
pagnie fut  levé  chez  l'étranger.  Les  soldats  des 
cantons  eurent  la  permission  He  se  mai  ier  sans 
Je  consentem.ent  de  leur  capitaine;  i^eu  se 
vouèrent  au  célibat,  et  le  grand  nombre  aima 
mieux  contribuer  à  l'accroissement  de  la  po- 
pulation. Les  effets  de  ces  bons  arrançremens 
répondirent  à  l'attente  cln  gouvernem'eht  ^  et 
déjà  en  1  773  le  nonabre  des  enrôlés  surpassoit  _ 
considérablement  celui  de  l'année  1756. 

Précédemment  les  capitaines  recrutoient 
eux-m.êmes'leurs  compagnies  de  l'argent  qu'ils 
retiroient  de  la  paye  des  semestres.  Cette  mé- 
thode avoit  donné  lieu  à  trop  d'abus;  les  of- 
ficiers pour  épargner  l'argent  enrôloient  par 
force  ;  tout  le  monde  crioLt,  aucun  prince  ne 

L  2 


164  MÉMOIKES    DE    lyGS 

vouloit  permettre  de  telles  violences  sur  son 
territoire.  On  changea  donc  cette  économie 
de  façon  que  le  général  Wartenberg  tira  seul 
la  paye  des  semestres,  dont  les  capitaines  re- 
cevoient  outre  leur  paye  3o  écus  par  mois; 
on  se  servoif  du  surplus  pour  les  enrôlemens 
qui  produisoient  par  an  7  ou  8  mille  soldats 
levés  dans  les  pays  étrangers ,  lesquels  avec 
les  femmes  et  les  enfans  qu'ils  menoient  avec 
eux,  formoient  une  colonie  militaire  d'envi- 
ron 10,000  personnes  Quoiqu'un  fils  unique 
de  paysan  ne  devînt  pas  soldat ,  d'année  en 
année  l'armée  gagiaoit  pour  la  taille  ,  et  en 
1773  il  n'y  avoit  plus  de  compagnie  dans  les 
régimens  d'infanterie  dont  les  soldats  eussent 
au-dessous  de  5  pieds  3  pouces. 

Les  régimens  tant  d'infanterie  que  de  cava- 
lerie furent  partagés  en  différentes  inspe- 
ctions ,  afin  d'y  faire  renaître  l'ordre  ,  l'exac- 
titude, la  sévérité  de  la  discipline;  pour  qu'il 
y  €Ût  une  égalité  parfaite  dans  l'armée,  et  que 
tant  les  officiers  que  les  soldats  eussent  les  mê- 
mes directions  dans  un  régiment  comme  dans 
l'autre.  Les  régimens  du  Rhin  et  du  Wéser 
eurent  pour  inspecteur  le  général  Durings- 


jusqu'à   1773.  CHAP.III.       l65 

hofen  ;  ceux  du  duché  de  Magdebourg  le  géné- 
ral Saldern  ;  ceux  de  Félectorat  furent  parta- 
gés entre  Mr  de  Ramin,  Mr  deSteinkeller  ,  et 
le  colonel  Buttlar;  ceux  de  la  Poméranie  échu- 
rent au  général  Moellendorf;  ceux  de  la  Prusse 
au  général  Stutterheim  5  et  ceux  de  Silésie 
au  général  d'infanterie  Tauenzien;  le  lieute- 
nant général  de  Bulow  eut  l'inspection  de  la 
cavalerie  de  la  Prusse  ;  le  général  Seidlitz  de 
celle  de  Silésie  ;  le  général  Loellhoefïél  de 
celle  de  Poméranie  et  delà  nouvelle  Marche , 
et  cell^  de  l'électorat  et  du  pays  de  Magde- 
bourg fut  mise  sous  la  direction  du  général 
Krusemarck. 

Rien  ne  coûta  plus  de  peines  que  de  réta- 
blir l'ordre  et  la  discipline  dans  cette  infante- 
rie si  fort  déchue  de  ce  qu'elle  avoit  été  autre- 
fois. Il  fallut  de  la  sévérité  pour  rendre  le  sol- 
dat obéissant ,  de  l'exercice  pour  le  rendre 
adroit,  et  une  longue  habitude  pour  lui  ap- 
prendre à  charger  son  fusil  4  fois  en  une  mi- 
nute, à  marcher  en  ligne  sans  flottement,  et 
enfin  à  savoir  se  prêter  à  toutes  les  manoeu- 
vres que  des  occasions  différentes  dans  la  guer- 
re pouvoient  exiger  de  lui.  Mais  lorsqu'on  eut 

L  3 


l66  MÉMOIRES      DE      IJ'oS 

fait  avec  les  soldats,  il  fut  plus  diiîicile encore 
de  former  les  jeunes  officiers ,  t^t  de  leur  donner 
r.i,ntel,i:igence  nécessaire  dans  leur  métier.  Paur 
leiu  faire  acquérir  la  routine  de  ces  manoeu- 
vres-., on  les  exerça  dans  le  voisinage  de  leurs 
garnisons  aux  différens  déploiemens,  aux  at- 
taq.ues  de  plaine,  aux  attaques  des  postes  for- 
tifies, ainsi  qu'à  celles  des  villages,  auxmanoeu- 
vres  d'une  avant-garde ,  à  celles  d'une  retraite , 
aux  Cjuarrés .  pour  savoir  conimentils  dévoient 
attaquer,  et  commentils  dévoient  se  défendre. 
Cela  se  pratiquoit  pendant  tout  l'été,  et  cha- 
que jour  ils  répétoient  une  partie  de  leur  le- 
çon. Pour  rendre  ces  pratiques  générales  ,  les 
troupes  s'assembloient  deux  fois  ,  l'une  au 
prinLemps  et  l'autre  en  automne;  il  ne  se  fai- 
soit  alors  que  de  grandes  manoeuvres  de  guer- 
re, des  défenses  ou  des  attaques  de  postes,  des 
fourrages,  des  marches  dans  tous  les  genres,  et 
des  simulacres  de  bataille  où  les  troupes  en 
agissant  dési^noient  les  dispositions  qui  en 
avoient  été  faites.  Ainsi,  suivant  l'expression 
de  Végèce,  la  paix  devint  pour  les  armées  prus- 
siennes une  école  et  la  guerre  une  pratique. 
On  ne  doit  pas  croire  cependant  que  d'abord 
après  la  paixles  premières  m.aiioeuvres  fussent 


jusqu'à    1775.    CHAP.    m.    167 

des  plus  brillantes  :  il  faut  du  temps  pour  que  la 
tactique  mise  en  pratique  devienne  une  chose 
habituelle,  que  les  troupes  exécutent  sans  diffi- 
culté. La  précision  qu'on  désiroit  d'établir  ,  ne 
commença  àdevenir  sensible  que  depuis  l'an- 
née i7  7o.Dés4ors  l'armée  prenant  une  autre  fa- 
ce, on  auroit  pu,  sans  craindre  de  se  tromper,  la 
mener  à  la  guerre  av^c  beaucoup  de  confiance. 
Pour  parvenir  à  ce  degré  de  perfection  si  in- 
téressant pour  le  bien  de  l'état,  on  avoit  déga- 
gé le  corps  des  officiers  de  tout  ce  qui  tenoit  à 
la  roture;  ces  sortes  de  sujets  furentplacés  dans 
des  régimens  de  garnison,  où  ils  valoient  au 
moins  ceux  auxquels  ils  succédoient,  qui  étant 
trop  infirmes  pour  servir  furent  pensionnés  : 
et  comme  le  pays  même  ne  fournissoit  pas  le 
nombre  de  gentilshommes  que  demaudoit 
l'armée  ,on  engagea  des  étrangers,  delà  Saxe, 
du  Mecklenbourg,  ou  de  l'Empire,  parmi  les- 
quels il  se  rencontroit  quelques  bons  sujets. 
Il  est  plus  nécessaire  que  l'on  ne  croit  de  por- 
ter cette  attention  au  choix  des  officiers ,  parce 
que  d'ordinaire  la  noblesse  a  de  l'honneur.  Il 
ne  faut  pas  disconvenir  cependant  que  quel- 
quefois on  rencontre  du  mérite    et  du  talent 

L  4 


l58       M  É  M  O  I  II  E  â      DE      1/63 

chez  des  personnes  sans  naissance  ;  mais  cela 
est  rare  5  et  dans   ce  cas  on    fait  bien   de  les 
conserver.  Mais  en  général  il  ne  reste  de  res- 
source  à  la  noblesse  que  de  se  distinguer  par 
l'épée  ;  si  elle  perd  son  honneur,  elle  ne  trouve 
pas  même  un  refuge  dans  la  maison  paternelle^ 
^u  lieu  qu'un  roturier,    après  avoir  commis 
des  bassesses  ,  reprend  sans  rougir  le  métier  dç 
son  père,  et  ne  s'en  croit  pas  plus  déshonoré. 
Un  officier  a  besoin  de  diverses  connoissan- 
çes;  mais  une  des  principales  est  celle  de  la  for- 
tification. Y  a-t-il  des  sièges  ?  il  trouve  occasion 
de  se  distinguer;  est-il  dans  une  ville  assiégée? 
il  peut  rendre  de  bons  services  ;  faut-il  forti- 
fier un  camp?  on  profite  de  son  intelligence: 
y  a-t-il  quelque  village  à  fortifier  dans  les  pq- 
stes  avancés  de  la  chaîne  des  quartiers  d'hiver  ? 
on  l'emploie  5  et  pour  peu  qu'il  ait  de  génie  ,11 
trouve  cent  occasions  de   se  faire  connoître. 
Afin  que  les  officiers  ne  manquassent  point 
d'instruction  dans  une  partie  du  génie  aussi 
utile  5  le  Roi  avoit  adjoint  à    chaque  inspe- 
ction un  officier  du  génie,  pour  donner  aux 
jeunes  officiers  les  connoissances  quileur  maiv 
quoient  à  cet  égard,  Après  qu'ils  avoient  ap-^ 


jusqu'à    1775.     CHAP.    IIL    169 

pris  les  çlémens  de  cet  art ,  on  leur  faisoit 
tracer  des  ouvrages  adaptés  aux  difïérens  ter^- 
rains;  ilsprenoientdes  camps  ,  ils  disposoient 
l'cL  marche  des  colonnes,  et  sur  leurs  plans  ils 
n'osoientpasmême  omettre  les  postes  avancés 
de  la  cavalerie.  Cette  étude  étendit  la  sphère 
de  leurs  idées  ,  et  leur  apprit  à  penser  en 
grand;  ils  se  firent  des  règles  de  castrornétrie, 
et  acquirent  dés  leur  jeunesse  les  lumières  que 
doivent  avoir  les  généraux. 

L'attention  qu'on  apportoità  perfectionner 
l'infanterie  de  campagne  ,  n'empêcha  pas  d'a- 
voir l'oeil  sur  les  régîmens  destinés  à  servir  en 
garnison.  Ceux  qui  défendent  les  places  peu- 
vent rendre  d'aussi  grands  services  que  ceux 
qui  gagnent  des  batailles.  On  purifia  ces  régi- 
mens  de  tout  ce  qui  étoit  suspect,  tant  parmi 
les  officiers  que  parmi  les  soldats  j  on  les  dis- 
ciplina comme  les  régimens  de  campagne,  et 
toutes  les  fois  que  le  Roi  faisoit  la  revue  des 
troupes  dans  les  provinces,  ces  régimens  de 
garnison  y  figuroient  également.  Ces  corps 
étoient  moins  grands  que  les  autres  pc^r  la 
taille,  il  ne  s'y  trouvoit  cependant  aucun  sol- 
dat qui  eût  moins  de    5  pieds  3   pouces  ,  et 


lyO         MÉMOIRES      DE     ljf)3 

quoiqu'ils  ne  chargeassent  pas  aussi  vîte  que 
l'infanterie  de  campagne  ,  aucun  général  dès 
l'année  17/3  n'auroit  été  fâché  de  les  avoir 
dans  sa  briî^ade. 

Quant àla  cavalerie,  il  s'en  falloitbeaucoup 
qu'elle  eût  fait  des  pertes  proportionnées  à 
celles  de  l'infanterie;  comme  elle  avoitété  vic- 
torieuse dans  toutes  les  occasions,  les  vieux 
soldats  et  les  vieux  officiers  s'étoient  à  peu  de 
chose  près  conservés.  Il  arrive  toujours  que 
plus  la  guerre  dure  et  plus  l'infanterie  souffre; 
et  par  un  effet  contraire  plus  la  guerre  dure  et 
plus  la  cavalerie  se  perfectionne.  On  eut  un 
soin  particulier  de  fournir  à  ce  corps  respecta- 
ble les  meilleurs  chevaux  qu'on  put  trouver. 
Il  y  avoit  pourtant  quelques  reproches  à  faire 
à  queîques-unb  de  nos  généraux  de  cavalerie  , 
qui  ayant  eu  des  détachemens  à  conduire  , 
avoient  mal-adroitement  fait  manoeuvrer  l'in- 
fanterie ;  le  même  reproche  pouvoit  se  faire 
aussi  à  quelques  officiers  d  infanterie  qui  em- 
ployèrent leur  cavalerie  avec  peu  de  discer- 
nement. Afin  d'empêcher  que  ces  fautes  gros- 
sières n'eussent  lieu  à  l'avenir,  le  Roi  com- 
posa un  ouvrage  de  tactique  et  de   castromé- 


jusqu'à   1775.    CHAP.    ÏII.     171 

trie,  qui  contenoit  des  règles  générales,  tant 
pour  la  guerre  délensive  que  pour  la  guer- 
re offensive;  des  ordonnances  différentes  pour 
les  attaques  et  les  défeases  s'y  trouvoient  dé- 
signées avec  toutes  les  dispositions  adaptées 
à  des  terrains  connus  de  toute  l'armée.  Ce  li- 
vre méthodique  et  plein  de  préceptes  évidens 
confirmés  par  toutes  les  expériences  des  guer- 
res passées  ,  fut  déposé  entre  les  mains  des 
inspecteurs.  Ils  le  donnoient  à  lire  aux  créné- 
raux  comme  aux  commandeurs  des  bataillons, 
ou  des  régimens  de  cavalerie;  mais  d'ailleurs  on 
eut  la  plus  grande  attention  à  empêcher  que 
le  public  en  eût  aucune  connoissance.  Cet  ou- 
vrage produisit  plus  d'effet  qu'on  ne  l'espéroit: 
il  ouvrit  l'esprit  des  officiers  sur  des  manoeu- 
vres dont  ils  n'avoient  pas  compris  le  sens  • 
leur  intelligence  fit  des  progrés  visibles;  et 
comme  les  succès  de  la  guerre  roulent  prin- 
cipalement sur  l'exécution  de  la  cHsposition, 
et  que  plus  on  a  de  généraux  habiles,  plus  on 
peut  s'assurer  de  réussir,  on  avoitlieu  de  croire 
qu'après  tant  de  peines  pour  instruire  les  of- 
ficiers, les  ordres  seroient  exactement  suivis, 
et  que  les  généraux  ne  feroient  pas  des  fautes 


172  MÉMOIRES    DE    1763 

assez  considérables  pour  causer  la  perte  d'une 

bataille. 

Selon  les  usages  qui  s'étoient  établis  pendant 
ladernière  guerre,  l'artillerie  étoit  devenue  une 
partie  principale  désarmées  :  on  avoit  si  pro- 
digieusement augmenté  le  nombre  des  canons , 
que  cela  dégénéra  en  abus.  Mais  pour  ne  point 
perdre  son  avantage,  il  en  falloit  avoir  tout  au- 
tant que  l'ennemi  ;  pour  cet  effet  on  commença 
par  rétablir  l'artillerie  de  campagne,  et  l'on  eut 
S 68  canons  à  refondre.  On  procéda  ensuite  aux 
canons  des  forteresses  ,  qui  en  partie  étoient 
évasés.  On  inventa  des  espèces  de  tombereaux, 
afin  que  chaque  bataillon  d'infanterie  eût  tou- 
jours avec  soi  des  charges  de  réserve,  qui  étoient 
enfermées  pour  chaque  peloton  dans  des  sacs 
séparé3,cequienfacilitoit  la  distribution.  On 
doubla  les  moulins  à  poudre,  qui  en  fabriquè- 
rent si^  mille  quintaux  par  année;  en  même 
temps  les  forges  travailloient  àfondre  des  bom- 
bes,  des  boulets  et  des  grenades  royales. 

Les  forteresses  furent  pourvues  de  bois  de 
charpente  et  de  soliveaux  pour  l'usage  des  bat- 
teries 5  et  comme  on  vouloit  avoir  toute  une 
artillerie  de  réserve  pour  l'armée  ;  on  fondit  en 


jusqu'à    1775.    CHAP.    III.     173 

SUS  868  canons  de  campagne.  Tous  ces  diffé- 
rens  ouvrages,  en  y  ajoutant  60,000  quintaux 
de  poudre ,  furent  fournis  aux  arsenaux  vers  la 
fin  de  1777.  lien  coûta  pour  l'artillerie,  pour 
la  réparation  de  ses  chariots  et  de  son  train  , 
1,960,000  écus;  c'étoit  beaucoup  ,  mais  la  dé- 
pense étoit  nécessaire. 

En  commençant  la  guerre  de  17  56  la  Prusse 
n'avoit  que    deux   bataillons   d'artillerie.    Ce 
nombre  étant  trop  inférieur  à  celui  de  l'enne- 
mi ,  on  le  porta  à  six  bataillons,  chacun  de  goo 
hommes ,  outre  les  compagnies  détachées,  et 
distribuées  dans  les  différentes  forteresses.  Ce 
corps  après  la  paix  resta  sur  pied  tel  qu'il  étoit, 
et  l'on'construisitde  grandes  casernes  àBerlin  , 
pour  qu'étant  toujours  assemblé,  il  fût  mieux 
et  plus  également  dressé  à  l'usage  auquel  il  étoit 
destiné.  On  fit  instruire  les  officiers  dans  la  for- 
tiftcation,  afin  qu'ils  se  perfectionnassent  en 
l'art  des  sièges.  Les  canonniers  et  les  bombar- 
diers  s'exerçoienttous  les  ans.  Il  falloit  que  dans 
une  nuit  ils  eussent  construit  une  batterie;  ils 
apprenoient  à  démonter  le  canon  de  l'ennemi 
à  tirer  â  ricochet,  et  à  bien  jeter  les  bombes, 
malgré  les  différentes  directions  des  vents  qui. 
les  chassant  de  côté  ou  d'autre  les  détournent 


174       MÉMOIRES     DE     I763 

de  leur  direction;  d'autre  partonfaisoit  avan- 
cer en  ligne  les  canons  de  campagne ,  comme 
s'ils  eussent  été  distribués  entre  les  bataillons; 
ils  étoient  obligés  de  profiter  de  la  moindre 
butte  de  terre,  pour  ne  négliger  aucun  de  leurs 
avantages,  et  de  viser  toutes  les  fois  avant  de  ti- 
rerleurcoup.  Comme  onraffinoit  sur  tout,  on 
avoit  inventé  une  espèce  nouvelle  d'obusiers, 
dont  la  grenade  portoità  4000  pas;  les  bom- 
bardiers furent  dressés  à  savoir  s'en  servir  à 
diverses  distances ,  et  l'on  s'apperçut  que  pour 
donner  aux  canons  de  campagne  le  dernier 
degré  d'agilité  dontils  sont  susceptibles  5  il  fau- 
droit  encore  augmenter  l'artillerie  d'un  cer- 
tain nombre  de  manoeuvres ,  afin  qu'à  force 
de  bras  les  canons  demeurassent  invariable- 
ment auprès  des  bataillons  en  avançant. 

L'armée  avoit  fait  bien  des  campagnes,  mais 
souvent  le  quartier  général  avoit  manqué  de 
bons  maréchaux  de  logis  ;  le  Roi  voulut  former 
ce  corps,  et  choisit  douze  officiers  qui  avoient 
déjàquelque  teinture  de  génie,  pour  les  dresser 
lui-même  ;  dans  cette  vue  on  leur  fit  lever  des 
terrains  ,  marquer  des  corps ,  fortifier  des  villa- 
ges, retrancher  des  hauteurs,  élever  ce  qu'on 
appelle  des  palanques ,  marquer  les  colonnes 


jusqu'à    1775.    CHAP.    lîl.       175 

des  marches,  et  surtout  on  les  styla  à  sonder 
eux-mêmes  tous  les  marais  et  tous  les  ruisseaux, 
pour  ne  pas  se  méprendre  par  néglicence,  et 
donner  à  une  armée  pour  appui  une  rivière 
guéable ,  ou  bien  un  marais  par  lequel  l'infan- 
terie pût  marcher  sans  se  mouiller  la  cheville 
du  pied;  ces  fautes  sont  de  très-grande  consé- 
quence, puisque  les  François  n'auroientpas  été 
battus  à  Malplaquet ,  ni  les  Autrichiens  à  Leu- 
then,  s'ils  n'en  avoient  commis  de  semblables. 
L'éducation  des  jeunes  gens  de  qualité  qui 
se  voue  aux  armes  est  une  chose  qui  mérite  Ijs 
plus  grands  soins:  on  peut  les  former  dès  leur 
jeunesse  aumétier  auquel  ils  se  destinent,  et  les 
avancer  par  de  bonnes  études  de  manière  que 
leur  capacité  soit  comme  un  fruit  qui  n'en  vaut 
que  mieux  pour  être  précoce.  Durant  la  der- 
îiière  guerre  l'éducation  des  cadets  avoit  dégé- 
néré au  point,  qu'à  peine  les  jeunes  gens  qui 
sortoient  de    ce  corps  savoient  lire  et  écrire; 
afin  de  couper  le  m.al  par  la  racine ,  le  Roi  luit 
à  la  tête  de  cette  institution  le  général  Budden- 
brock ,  l'homme  du  pays  sans  contredit  le  plus 
capable  de  vaquer  à  cet  emploi.  En   même 
temps  on  choisit  de  bons  instituteurs,  et  on 


176         MÉMOIRES    DE     lyÔS 

augmenta  leur  nombre  à  proportion  deséléves 
qu'ils  devoientinstruire.Pour  subvenir  aussi  au 
manque  d'éducation  de  la  jeune  noblesse  po^ 
inéranienne,  dontlesparens  étoient  trop  pau- 
\Tes  pour  y  pourvoir  eux-mêmes  ,  le  Roi  insti- 
tua une  école  dans  la  ville  de  Stolpe ,  où  56  en- 
fans  de  condition  étoient  nourris,  vêtus  et  éle- 
vés à  ses  dépens.  Après  qu'ils  avoient  passé  les 
premiers  élémens  des  connoissances  et  terminé 
leurs  humanités,  ils  entroient  dans  Imstitutdes 
cadets,  où  leur  éducation'étoit  perfectionnée- 
Les  instructions  rouloient principalement  sui* 
Thistoire ,  la  géographie ,  la  logique ,  la  géomé- 
trie  et  l'art  de  la  fortification,  connoissances 
dont  un  officier  peut  difficilement  se  passer. 
Une  académie  fut  fondée  en  même-temps,  dans 
laquelle  entroient  ceux  des  cadets  qui  annon- 
çoientleplus  de  géniej  le  Roi  en  régla  lui-même 
la  forme  et  fournit  une  instruction  qui  conte- 
noit  l'objetdes  études  de  ceux  qu'on  y  place- 
roit  et  de  l'éducation  qu'ils  y  recevroient:  on 
choisit  pour  professeurs  les  personnes  les  plus 
habiles  qu'on  put  trouver  en  Europe  :  1 5  j eunes 
gentilshommes  y  étoient  élevés  sous  les  yeux 
de  5  gouverneurs.  Toute  leur  éducation  ten- 

doit 


jusqu'à    1775.    CHAP.    III.        177 

doit  à  leur  former  le  jugement.  L'académie 
prospéra,  et  fournit  depuis  des  sujets  utiles, 
qui  furent  placés  dans  l'armée. 

Après  la  conquête  de  la  Silésie  on  y  avoit 
construit  différentes  places,  la  plupart  avoient 
besoin  d'être  perfectionnées;  il  fallut  encore 
en  bâtir  une  nouvelle  à  Silberberg,  afin  d'être 
maître  des  débouchés  qui  mènent  vers  Glatz 
à  gauche,  et  vers  Braunau  à  droite.  Ces  ouvra- 
ges diflérens  avoient  coûté  en  1777  la  somme 
de  4,146,000  écus,  tandis  qu'en  Poméranie 
on  fortihoit  la  ville  de  Colberg,  qui  coûta 
800,000  écus.  Lors  de  l'invasion  des  Russes  on 
s'étoit  apperçu  qu'en  des  cas  pareils  cette  place 
pouvoit  devenir  de  la  dernière  importance. 
Quoiqu'on  travaillât  dans  toutes  les  forteresses 
avec  vigueur,  il  restoit  encore  en  1778  quel- 
ques dépenses  à  faire,  pour  finir  tout  ce  qui 
étoit  près  d'être  achevé  :  le  tout  pouvoit 
monter  à  la  somme  de  200,000  écus. 

Le  général  de  Wartenberg,  qui  dirigeoit 
l'économie  militaire,  étoit  aussi  occupé  dans 
son  département  que  les  autres  officiers  dans 
leurs  parties  différentes.  On  profttoit  de  la  paix 
pour  se  préparer  à  la  guerre.  En  1777  on  avoit 

Tome  F.  M 


lyS  MÉMOIRES   DE    IjGS 

fabriqué  à  Spandau  140,000  nouveaux  fusils; 
on  avoit  fait  des  épées  de  rechange  pour  toute 
la  cavalerie,  des  bandoulières,  desselles,  des 
brides,  des  ceinturons,  des  marmites,  des  pio- 
ches, des  haches,  et  une  fourniture  complète 
de  tentes  pour  toute  l'armée.  Ces  immenses 
apprêts  étoient  déposés,  les  fusils  dans  l'arse- 
nal, etlereste  dans  deuxgrandsbâtimensqu'on 
appeloit  les  garderobes  de  l'armée.  Outre  tout 
cet  appareil  on  avoit  mis  à  part  la  somme  de 
3  millions,  pour  fournir  en  temps  de  guerre  à 
la  remonte  de  la  cavalerie ,  ainsi  que  pour  rem- 
placer les  uniformes  qui  se  perdoient  dans  les 
batailles;  une  autre  somme  étoit  destinée  pour 
les  frais  de  l'augmentation  de  Q2  bataillons 
francs.  Toutes  ces  choses  ainsi  préparées  d'a- 
vance allégeoient  au  moins  pour  quelques 
^campagnes  le  poids  de  la  guerre,  si  accablant 
pour  les  finances  quand  elle  est  de  durée. 

L'article  des  magasins  militaires  ne  fut  point 
oublié;  on  en  forma  deux,  l'un  à  Magde- 
bourg ,  l'autre  dans  les  places  de  la  Silésie , 
chacun  de  35, 000  vvmspels  de  seigle,  pour 
entretenir  durant  une  année  deux  armées  de 
7O5O00  hommes.  Le  premier  étoit  destiné  aux 


jusqu'à    1773.    CHAP.    III.      179 

troupes  qui  dévoient  agir  vers  la  Bohème  ou 
la  Moravie  ,  et  le  second  pour  celles  dont  les 
opérations  seroient  dirigées  vers  laSaxeouvers 
la  Bohème.  Le  prix  de  ces  magasins  étoit  éva- 
lué à  1,700,000  écus.  On  les  entama  durant  les 
trois  années  de  disette  dont  nous  avons  parlé 
précédemment;  mais  dés  l'année  1  7  7  5  ils  furent 
rétablis  tels  qu'ils  avoient  été  précédemment. 

Nous  avons  parlé  des  magasins  du  général 
Wartenberg  et  des  grands  magasins  d'abon- 
dance que  l'on  avoit  amassés  •  mais  cela  n'étoit 
pas  encore  suffisant,  pour  que  l'armée  pût 
entrer  en  campagne  aussitôt  que  le  besoin  le 
demanderoit.  Un  des  articles  les  plus  difficiles 
étoit  de  trouver  et  de  rassembler  tous  les 
chevaux  nécessaires  au  mouvement  d'une  aussi 
grande  machine.  Cette  multitude  de  canons 
introduite  par  l'usage  demandoit  un  nombre 
immense  de  chevaux  pour  les  transporter;  il 
en  falloit  outre  cela  pour  les  tentes,  pour  les 
officiers  et  pour  les  vivres.  On  compta  qu'en 
tout  la  somme  en  montoit  à  60  mille. 

Après  la  paix  l'armée  avoit  été  mise  sur  le 
pied  de  i5i,ooo  hommes;  les  troubles  qui 
s'élevèrent  en  Pologne  faisant  appréhender 

M  3 


l80        MÉMOIRES     DE     lyoS 

qu'une  nouvelle  guerre  ne  s'allumât  ,  le  Roi 
jugea  à  propos  en  1768  d'augmenter  de  40 
honimes  les  compagnies  de  douze  régimens 
d'infanterie  ;  pour  les  loger  il  fallut  bâtir  des 
casernes  ,  qui  coûtèrent  360,000  écus.  Les 
housards  et  les  Bosniaques ,  qui  ne  faisoient 
que  1100  têtes  5  furent  portés  à  1400.  Un  ba- 
taillon de  1000  hommes  fut  levé  aux  ordres  de 
Mr  de  Rosslères  pour  la  défense  de  Silberberg. 
Ces  différentes  augmentations  mirent  l'armée 
en  temps  de  paix  sur  le  pied  de  161,000  hom- 
mes, dont  elle  étoit  composée. 

Ces  efiorts  étoient  nécessaires:  les  conjonctu- 
res où  l'on  se  trouvoit ,  obligeoient  de  se  prépa- 
rer â  tout  événement.  Surtout  durant  le  cours 
de  l'année  1771,  pendant  que  les  négociations 
étoient  les  plus  vives,  il  étoit  impossible  de 
deviner  quel  parti  prendroit  la  cour  de  Vien- 
ne, si  ce  seroit  celui  de  la  Porte  ou  celui  de  la 
Russie  ;  mais  comme  les  apparences  étoient  ' 
que  la  maison  d'Autriche  penchoit  plus  du 
côté  des  Turcs  que  de  celui  des  alliés  du  Roi  , 
il  fut  résolu  de  remonter  toute  la  cavalerie ,  en 
y  joignant  l'augmentation.  Ce  furent  8000 
chevaux  qu'on  acheta  tout  à  la  fois  ;  bientôt 


jusqu'à    1775.    CHAP.    III.      181 

le  bruit  s'en  répandit  dans  toute  l'Europe  ;  la 
cour  de  Vienne  comprit  que  le  roi  de  Prusse 
s'étoit  déterminé  à  soutenir  de  toutes  ses  forces 
son  alliée  l'impératrice  de  Russie. 

Le  concert  de  ces  trois  cours  occasionna  le 
partage  de  la  Pologne  ,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit  dans  le  chapitre  qui  traite  de  la  politi- 
que; ce  chapitre-ci  n'étant  destiné  qu'à  ce  qui 
regarde  le  militaire,  nous  n'envisagerons  cette 
acquisition  que  sous  ce  point  de  vue-là.  Elle 
étoit  d'une  très -grande  importance  en  ce 
qu'elle  j  oignoit  la  Poméranie  à  la  Prusse  royale. 
On  aura  remarqué,  en  lisant  l'histoire  de  la 
dernière  guerre  ,  que  le  Roi  avoit  été  obligé 
d'abandonner  toutes  les  provinces  qui  étoient 
séparées  ou  trop  éloignées  du  corps  de  l'Etat. 
Ces  provinces  étoient  celles  du  bas  Rhin  et  de 
la  Westphalie,  surtout  la  Prusse  royale.  Cette 
dernière  se  trouvoit  non  seulement  séparée, 
mais  coupée  de  la  Poméranie  et  de  la  nouvelle 
Marche  par  un  fleuve  d'une  profondeur  et 
d'une  larcjeur  considérables:  il  falloit  être  le 
maître  de  la  Vistule  pour  pouvoir  soutenir  la 
Prusse  royale;  mais  depuis  le  partage  le  Roi 
pouvoit  élçver  des  places  sur  les  bords  de  ce 

M  3 


l82  MÉMOIRES    DE    I763 

fleuve,  et  s'assurer  les  passages  selon  qu'il  le  ju- 
geoit  convenable;  et  pouvoit  non  seulement 
défendre  le  royaume  contre  les  ennemis,  mais 
se  servir,  en  cas  de  malheur,  de  la  Vistule  et  de 
la  Netze  ,  comme  de  bonnes  barrières,  pour 
empêcher  l'ennemi  de  pénétrer  soit  en  Silésie, 
soit  dans  la  Poméranie  et  la  nouvelle  Marche. 
D'autre  part  cette  nouvelle  acquisition  four- 
nissoit  les  moyens  d'augmenter  considérable- 
ment l'armée.  Elle  fut  mise  en  temps  de  paix 
sur  le  pied  de  186,000  hommes,  et  Ton  résolut 
de  la  porter  en  temps  de  guerre  ,  avec  les 
bataillons  francs  et  autres  corps  pareils  ,  au 
nombre  de  q  18,000  combattans. 

Voici  en  quoi  consista  l'augmentation  : 
Quatre  bataillons  de  garnison  et  des  compa- 
gnies de  grenadiers,  faisant     3 i3o hommes. 
Deuxnouveauxbataillons  d'ar- 
tillerie    -        -        -        -        -        Q510-- 
Six  régimens  d'infanterie   sur 

le  pied  de  paix    -       -       -       85oo     -     - 
Un  régiment  de  housards       -       1400     -     - 
Trente-six  rég;imens  d'infante- 
rie ,  la  compagnie  augmentée 
de  Qo  hommes     -       -       -       8640     -     - 


jusqu'à    1775.    CHAP.    III.      l83 

Les  chasseurs  augmentés  de    -     3oo  hommes. 
Une   nouvelle    compagnie   de 

mineurs  -  -  -  -  i5o-- 
Vingt-cinq  nouveaux  majors  avec  autant 
d'aides  de  camp  furent  créés  pour  commander 
les  bataillons  de  grenadiers  ;  autrefois  on  les 
prenoit  des  régimens  en  temps  de  guerre  ; 
maintenant  cette  charge  est  devenue  perma- 
nente. Outre  cela  les  artilleurs  qui  servoient 
l'artillerie  volante  furent  remontés  ,  afin 
qu'exercés  en  temps  de  paix,  ils  devinssent 
plus  utiles  en  temps  de  guerre.  Le  total  de 
cette  nouvelle  augmentation  consistoit  en 
q5,q2o  hommes-  et  i,<25o,ooo  écus ,  assignés 
sur  la  Prusse  occidentale  ,  furent  destinés  à 
l'entretien  de  ces  nouvelles  troupes. 

Quelque  changement  qu'on  fasse  dans 
l'Etat  5  il  s'ensuit  toujours  des  conséquences 
auxquelles  le  gouvernement  doit  penser  à 
temps.  Les  forces  de  l'Etat  s'étant  accrues,  il 
falloit  faire  un  calcul  nouveau  de  ce  que  coû- 
teroit  à  l'avenir  une  campagne.  En  l'année 
1773  l'armée  consistoit  en  141  bataillons  de 
campagne,  63  escadrons  de  cuirassiers,  70  de 
dragons,  100  de  housards,  outre  une  artillerie 

M  4 


l84       MÉMOIRES     DE     IjGS 

de  campagne  composée  de  g6oo  canonniers 
et  bombardiers,  sans  compter  iqoo  artilleurs 
distribués  pour  le  service  des  forteresses ,  et 
36  bataillons  de  garnison.  Sur  ce  tableau  de 
l'armée  tel  qu'on  vient  de  le  représenter,  en 
y  ajoutant  l'augmentation  de  Q2  bataillons 
francs ,  on  fit  le  devis  de  ce  que  coûteroient 
les  premiers  frais  pour  mettre  cette  machine 
en  branle. 

En  suivant  le  même  principe  on  calcula  la 
dépense  extraordinaire  de  cette  armée  pen- 
dant la  durée  d'une  campagne,  et  pour  ne  s'y 
point  tromper,  on  se  régla  sur  la  campagne  la 
plus  coûteuse  de  la  dernière  guerre  ,  où  s'é- 
toient  données  les  batailles  les  plus  sanglantes, 
c'est-à-dire  sur  l'année  175;.  Il  vaut  mieux 
dans  ces  sortes  d'évaluations  mettre  les  somm.es 
plus  considérables  que  trop  foibles  ,  parce 
qu'on  ne  perd  rien  au  superflu  ,  et  qu'on 
risque  beaucoup  s'il  n'y  a  pas  assez  d'argent 


jusqu'à    1778.   CHAP.  IV.      i85 


i!jiia.3L''miati.!^!!mi'*wamiMM'j=>iM  fiinj 


CHAPITRE    IV. 

De  ce  qui  s'est  passé  de  plus  important 
depuis  ijj4jusqu'à  ly/S. 


vJn  se  persuadera  bien  que  la  jalousie,  la  ^^y^, 
haine  et  l'envie  qu'avoit  excitées  parmi  les 
puissances  de  l'Europe  le  partage  de  la  Polo- 
gne, ne  se  dissipèrent  pas  tout  d'un  coup.  La 
chose  fctoit  récente,  et  la  sensation  en  avoit  été 
trop  forte,  pour  que  les  souverains  regardassent 
avec  les  y  eux  de  l'habitude  un  événement  dont 
leur  amour  propre  étoit  choqué.  La  France 
se  rappeloit  avec  un  chagrin  secret  ses  efforts 
inutiles  pour  soutenir  la  confédération  de  Bar; 
elle  ne  pouvoit  se  dissimuler  le  mauvais  succès 
de  la  guerre  qu'elle  avoit  conseillé  aux  Turcs 
d'entreprendre  contre  la  Russie;  elle  étoit  en 
quelque  façon  humiliée  de  voir  qu'une  mo- 
narchie comme  la  sienne  eût  eu  si  peu  d'in- 
fluence dans  les  troubles  qui  avoient  déchiré 
la  Pologne  j  elle  ne  craignoit  pas  moins  cette 


i86        MÉMOIRES  DE  lyyS 

liaison  qui  commençoit  à  se  former  entre  l'Im- 
pératrice-reine  5  l'impératrice  de  Russie  et  le 
roi  de  Prusse.  Une  semblable  union  donnoit  à 
ces  puissances  une  prépondérance  trop  déci- 
dée en  Europe  ,  pour  qu'à  Versailles  on  pût 
l'envisager  avec  des  yeux  indifFérens;  mais  ces 
apparences  étoient  trompeuses,  et  il  s'en  falloit 
de  beaucoup  que  l'amitié  de  ces  trois  puissan- 
ces fût  aussi  étroite  que  le  public  pouvoit  se 
le  figurer.  Louis  XVI  venoit  de  monter  sur  le 
trône;  un  évêque  lui  remit  le  testament  poli- 
tique que  le  Dauphin,  père  du  Roi,  lui  avoit 
confié,  pour  le  donner  à  son  fils  lorsqu'il  par- 
viendroit  à  la  régence.  Le  Roi  se  fit  une  loi  de 
suivre  en  tout  les  volontés  de  son  père  j  et  ce 
fut  en  conséquence  de  ce  testament  que  Mr 
de  Maurepas,  disgracié  par  Louis  XV,  devint 
premier  ministre  de  Louis  XVI,  que  Mr  d'Ai- 
guillon fut  exilé ,  et  que  Mr  de  Choiseul  perdit 
à  jamais  l'espoir  de  rentrer  en  faveur.  Mr  de 
Maurepas  touchoit  à  son  seizième  lustre  ;  il 
avoit  été  long-temps  ministre  sous  le  règne 
précédent;  il  possédoit  la  routine  des  affaires; 
il  avoit  l'esprit  orné  ,  et  une  tête  capable  de 
vastes  desseins;  mais  il  n'étoit  plus  dans  l'âge ^ 


jusqu'à    1778.    CHAP.    IV.       187 

comme  nous  l'avons  remarqué,  où  l'ame  rem- 
plie d'ardeur  entreprend  hardiment  de  grandes 
clioses.  La  mauvaise  administration  des  finan- 
ces sous  le  règne  précédent  pouvoit  conduire 
à  une  banqueroute  générale.  Il  étoit  d'autant 
plus  atterré  de  cette  idée  ,  que  cette  banque- 
route auroit  au  moins  écrasé  40,000  familles, 
qui  avoient  placé  tout  leur  bien  dans  les  fonds 
publics  ;  et  quoique  les  ministres  ne  soient 
guère  sensibles  aux  malheurs  des  peuples,  ils 
le  sont  pourtant  au  blâme  qui  en  retombe 
nécessairement  sur'  eux.  Le  trrâté  de  Versail- 
les ,  quoique  peu  avantageux  à  la  France  , 
subslstoit  toujours.  Mr.  de  Maurepns  avoit  de 
plus  aménager  la  jeune  Reine, soeur  de  l'Em- 
pereur Joseph,  et  fille  de  Marie-Thérèse,  qui 
s'annonçoit  par  toutes  les  qualités  qui  pou- 
voient  bientôtlui  obtenir  la  confiance  du  Roi 
son  époux  ,  de  sorte  que  ce  vieux  ministre  , 
mentor  d'un  pupille  qui  n'avoit  encore  aucun 
caractère  fixe  ,  employoit  tour  à  tour  la  pru- 
dence et  la  fermeté  pour  empêcher  que  le 
royaume  ne  tombât  en  quenouille.  La  P'rance, 
d'un  autre  côté  ,  toujours  rivale  de  l'Angle- 
terre ,  voyoit  avec  plaisir  les  troubles  qui 
Tome    V.  -^ 


lS8       M  ÉMOI  11  ES     DE      1775 

s'élevoient  en  Amérique  entre  les  colonies  et 
la  mère-patrie.  Elle  encourageoit  sous  main 
l'esprit  de  révolte  qui  s  y  manifestoit ,  et  ani- 
moit  les  Américains  à  soutenir  leurs  droits 
contre  le  despotisme  que  le  Roi  George  IIÏ 
vouloit  y  établir  ,  en  leur  présentant  en  per- 
spective les  secours  qu'ils  pouvoient  attendre 
de  l'amitié  du  Roi  trés-Chrétien. 

La  cour  de  Londres  nous  présente  un  tableau 
tout  différent  de  celui  que  nous  venons  de 
crayonner.  C'est  l'Ecossois  Bute  qui  gouverne  • 
le  Roi  et  le  royaume  ;  semblable  à  ces  esprits 
malfaisans 5 dont  on  parle  toujours  et  qu'on  ne 
voitjamais  5  il  s'enveloppe  ainsi  que  ses  opéra- 
tions, des  plus  profondes  ténèbres*  ses  émis- 
saires, ses  créatures  sont  les  ressorts  avec  les- 
quels il  meut  cette  machine  politique  selon 
sa  volonté.  Son  système  politique  est  celui 
des  anciens  Torys  ,  qui  soutiennent  que  le 
bonheur  de  l'Angleterre  demande  que  le  Roi 
jouisse  d'un  pouvoir  despotique,  et  que  bien 
loin  de  contracter  des  alliances  avec  les  puis- 
sances du  continent,  la  Grande  Bretagne  doit 
se  borner  uniquement  à  étendre  les  avantages 
de    son  commerce.  Paris  est  à  ses   yeux  ce 


jusqu'à    I77S.    CHAP.    IV.       1S9 

qu'étoit  Cartilage  à  ceux  de  Caton  le  censeur. 
Bute  détruiroit  en  un  jour  tous  les  vaisseaux 
françois,  s'il  en  étoit  le  maître  et  s'il  pouvoit 
les  rassembler.  Impérieux  et  dur  dans  le  gou- 
vernement ,  peu  soucieux  sur  le  choix  des 
moyens  qu'il  emploie ,  sa  mal-adresse  dans  le 
maniement  des  affaires  l'emporte  encore  sur 
son  obstination.  Ce  ministre  ,  pour  remplir 
ses  grandes  vues  ,  commença  par  introduire 
la  corruption  dans  la  chambre  basse.  Un  mil- 
lion de  livres  steriings  que  la  nation  paie 
annuellement  au  Roi  pour  l'entretien  de  sa 
liste  civile,  ne  suffisoit  qu'à  peine  pour  con- 
tenter la  vénalité  des  membres  du  parlement. 
Cette  somme  destinée  pour  l'entretien  de  la 
famille  royale ,  de  la  cour,  et  pour  les  ambassa- 
des, étant  annuellement  employée  à  dépouiller 
la  nation  de  son  énergie,  il  ne  restoit  au  roi 
George  III,  pour  subsister  et  pour  soutenir  à 
Londres  la  dignité  royale  ,  que  5oo,ooo  écus 
qu'il  tiroit  de  son  électorat  de  Hanovre.  La 
nation  angloise  ,  dégradée  par  son  souverain 
même ,  n'eut  depuis  d'autre  volonté  que  la 
sienne^  mais  comme  si  ce  n'en  étoit  pas  assez  de 
tant  de  prévarications ,  le  lord  Bute  voulut 


igo    MÉMOIRES    DE    lyyS 

frapper  un  coup  plus  hardi  et  plus  décisif,  pour 
établir  plus  promptement  le  despotisme  auquel 
il  visoit;  il  engagea  le  Roi  à  taxer  par  des  im- 
pôts arbitraires  les  colonies  américaines ,  autant 
pour  augmenter  ses  revenus ,  que  pour  donner 
un  exemple  qui  par  la  suite  des  temps  pût  être 
imité  dans  la  Grande  Bretagne  ;  mais  nous 
verrons  que  les  suites  qu'eut  cet  acte  de  despo- 
tisme, ne  répondirent  point  à  son  attente.  Les 
Américains,  qu'on  n'avoit  pas  daigné  corrom- 
pre, s'opposèrent  ouvertement  à  cet  impôt  si 
contraire  à  leurs  droits,  à  leurs  coutumes,  et 
surtout  aux  libertés  dont  ils  jouissoient  depuis 
leur  établissement.  Un  gouvernement  sage  se 
seroit  hâté  d'appaiser  ces  troubles  naissans  5 
mais  le  ministère  de  Londres  agit  d'après  d'au- 
tres principes;  il  suscita  de  nouvelles  brouil- 
leries  avec  les  colonies  à  l'occasion  des  mar- 
chands qui  avoient  le  monopole  de  certaines 

^r    marchandises  des  Indes  orientales ,  qu'on  vou- 

1775.  ^ 

lut  les  forcer  d'acheter.  La  dureté  et  la  vio- 
lence de  ces  procédés  acheva  de  soulever  les 
Américains;  ils  tinrent  un  congrès  à  Philadel- 
phie ,  où  renonçant  au  joug  anglois,  qui  désor- 
mais leur  devenoit  insupportable,  ils  se  décla- 


jusqu'à    1778.    CHAP.   IV.       191 

rèrent  libres  et  indépendans.  Dés -lors  voilà 
la  Grande  Bretagne  engagée  dans  une  guerre 
ruineuse  avec  ses  propres  colonies  :  mais  si  le 
lord  Bute  se  montra  mal-adroit  dans  la  condui- 
te de  cette  affaire,  il  le  parut  encore  davantage 
dans  l'exécution  et  lorsque  la  guerre  commen- 
ça. Il  crut  bonnement  que  7000  hommes  de 
troupes  réglées  étoitun  nombre  suffisant  pour 
subjuguer  l'Amérique;  et  comme  iln'avoitpas 
l'art  de  Newton  dans  les  calculs,  il  s'y  trompa 
toujours.  Le  général  Washington,  qu'à  Lon- 
dres onappeloit  le  chef  des  rebelles,  remporta 
dès  les  premières  hostilités  quelques  avantages 
sur  les  royalistes  assemblés  prés  de  Boston. 
Le  Roi,  qui  s'attendoit  à  des  victoires,  fut 
surpris  de  la  nouvelle  de  cet  échec  ,  et  le 
gouvernement  se  vit  obligé  de  changer  de 
mesures.  Il  étoit  évident  que  le  nombre  des 
troupes  en  Amérique  étoit  trop  foible  pour 
remplir  le  dessein  qu'on  vouloit  exécuter  ;  il 
falloit  donc  avoir  une  armée ,  quoiqu'on  sentît 
toutes  les  difficultés  qu'il  y  avoit  à  trouver  ce 
monde,  et  à  le  rassembler.  Les  An^lois  ont 
manqué  de  tout  temps  d'art  et  de  souplesse 
dans  leurs  négociations;  attachés  avec  acharne- 


lg2         MÉMOIRES     DE    1775 

nient  à  leurs  intérêts ,  ils  ne  savent  pas  flatter 
ceux  des  autres  ;  ils  pensent  qu'en  offrant  des 
guinées ,  ils  peuvent  tout  obtenir.  Ils  s'adres- 
1776.  sèrent  d'abord  à  l'impératrice  de  Russie,  et  la 
choquèrent  d'autant  plus  par  leurs  demandes, 
que  la  fierté  de  cette  princesse  regardoit 
comme  bien  au  dessous  d'elle  d'accepter  des 
subsides  d'une  autre  puissance.  Enfin  ils  trou- 
vèrent en  Allemagne  des  princes  avides  ou 
obérés ,  qui  prirent  leur  argent-  ce  qui  leur 
valut  iQjOOO  hessois,  4000  Bronswicois ,  iQoo 
hommes  d'Anspach ,  autant  de  Hanau  ,  sans 
compter  quelques  centaines  d'hommes  que 
leur  fournit  le  prince  de  Waldeck.  Outre  cela 
la  cour  envoya  4000  hanovriens  à  Gibraltar  et 
à  Port-Mahon ,  pour  en  relever  les  garnisons 
angloises,  lesquelles  furent  de  là  conduites 
en  Amérique.  Toutes  ces  troupes  servirent 
sous  les  auspices  du  lord  Howe  et  de  son 
frère  l'amiral ,  comme  nous  le  rapporterons 
en  son  temps.  Chaque  campagne  coûta  à 
l'Angleterre  6  millions  de  livres  sterlings,  ou 
36  millions  d'écus.  On  comptoit  alors  que  les 
dettes  de  la  Grande  Bretagne  mont  oient  déjà 
à  900  millions  d'écus.  Une  campagne  ne  suf- 

fisoit 


jusqu'à  1778.  CHAP.  IV.    igg 

lisoit  pas  pour  soumettre  les  colonies  •  ainsi 
l'on  prévoyoît  dès-lors  que  dans  peu  la  dette 
nationale  passeroit  un  milliard.    La  campagne 
suivante  ne  produisit  aucun  événement  déci- 
sif,  et  les  Américains  se  soutinrent  contre  le 
Lord  Howe  et  tous  les  renforts  qui  l'avoient 
joint;  mais  vers  la  fin  de  l'année  1777  la  for- 
tune commença  à  se  déclarer  eq.  faveur  des  co- 
lonies. Sur  les  ordres  de  la  cour  le  général  Bour- 
goyne  partit  du  Canada  avec  13,000  hommes, 
pour  se  rendre  à  Boston,  selon  le  projet  qu'on 
lui  avoit  donné  à  exécuter  5  tandis  que  le  Lord 
Howe  5  qui  n'étoit  informé  de  rien,  s'étoit  em- 
paré de  Philadelphie.      Ce  défaut  de  concert 
acheva  de  gâter  les  affaires  ;  Bourgoyne ,  qui 
manqLvoit   de  chevaux  pour  le   transport  de 
ses  vivres ,    et  avoit  entrepris  une  expédition 
impraticable  relativement  aux  subsistances,  fut 
obligé  de  se  rendre  prisonnier  avec  toutes  ses 
troupes    aux   Américains  qu'il  croyoit  subju- 
guer.    Un   événement  de  cette  nature  auroit 
autrefois  soulevé  toute  la  nation  contre  le  gou- 

o 

vernement,  et  causé  même  une  révolution;  il 
ne  produisit  alors  qu'un  léger  murmure ,  tant 
l'amour  des  richesses  l'emportoit  sur  l'amour 
Tome  V,  N 


194  MÉMOIRES    DE    1775* 

de  la  partie,  et  faisoit  préférer  à  ce  peuple^ 
autrefois  si  noble  et  si  généreux,  l'avantage 
personnel  au  bien  général.  Le  roi  d'Angle- 
terre, qui  soutenoit  le  système  de  Bute  par 
obstination,  se  roidissoit  contre  les  obstacles 
qu'il  voyoit  naître  sous  ses  pas.  Peu  sensible 
aux  malheurs  qui  retomboient  sur  son  peuple, 
il  n'en  devenoit  que  plus  ardent  pour  l'exécu- 
tion de  ses  projets,  et  afin  de  gagner  la  supé- 
riorité sur  les  Américains ,  il  faisoit  négocier 
dans  toutes  les  cours  de  l'Allemagne ,  pour  en 
tirer  le  peu  de  secours  qu'elles  pouvoient  en- 
core lui  fournir.  L'Allemagre  bcressentoit  déjà 
de  la  quantité  d'hommes  qu'on  en  avoit  tirée, 
pour  les  envoyer  dans  ces  climats  lointains,  et 
le  roi  de  Prusse  voyoit  avec  peine  l'Empire  dé- 
pourvu de  tous  ses  défenseurs,  surtout  dans  le 
cas  où  il  surviendroit  une  nouvelle  guerre  ;  car 
dans  les  troubles  de  1736  la  basse  Saxe  et  la 
Westphalie  seules  avoient  assemblé  une  armée, 
avec  laquelle  on  avoit  arrêté  et  dérangé  tous 
les  progrés  de  l'armée  françoise.  Par  cette  rai- 
son il  chicana  le  passage  des  troupes  des  prin- 
ces qui  en  donnoient  à  l'Angleterre,  1  orsquel- 
les  se  trouvoient  obligées  de  passer  par  le  paya 


jusqu'à     1778.    CHAP.    IV.    195 

de  Magdebourg  5  celui  de  Minden ,  ou  par  le 
bas  Rhin.  Ce  n'étoit  qu'une  foible  revanche 
du  mauvais  procédé  delà  cour  de  Londres  au 
sujet  de  la  ville  et  du  port  de  Danzic  ;  toute- 
fois le  Roi  ne  voulut  pas  pousser  les  choses 
trop  loin,  une  longue  expérience  lui  avoit 
appris  qu'on  trouve  une  multitude  d'ennemis 
dans  le  monde ,  et  qu'il  ne  faut  pas  s'en  sus- 
citer soi-même  de  gaieté  de  coeur.  Voilà  en 
gros  l'idée  qu'on  peut  se  faire  de  l'Angleterre 
pendant  le  peu  d'années  dont  nous  nous  som- 
mes proposé  de  décrire  les  événemens.  Nous 
la  quitterons  maintenant,  pour  présenter  le  ré- 
sumé de  ce  que  pendant  la  même  époque  il  se 
passa  de  mémorable  en  Russie. 

L'Impératrice  de  Russie  sortoit  de  la  guerre  1774. 
qu'elle  avoit  faite  aux  Turcs  ,  couverte  de 
gloire  par  les  succès  que  ses  troupes  avoient 
eus  contre  ses  ennemis;  mais  l'Etat  étoit  pres- 
que épuisé  d'hommes  et  d'argent,  et  la  paix 
si  mal  assurée,  que  le  grand  Vizir  déclara  lui- 
même  au  prince  Repnin,  ambassadeur  à,  la 
Porte,  qu'à  moins  que  le  Chan  de  Crimée  ne 
rentrât  sous  la  domination  de  la  Porte,  et  que 
l'impératrice  de  Russie  ne  restituât  Kersch  et 

N  Q 


196  MÉMOIRES   DE    1775. 

Jenikala,  la  paix  qu'on  avoit  extorquée  aux 
Turcs  ne  seroit  point  de  durée.  Sur  cette  dé^ 
claration  les  troupes  russes  occupèrent  Pere- 
îcop,  et  aussitôt  les  hostilités  recommencèrent 
en  Crimée.  Ce  n'étoit  pas  une  guerre  dans  les 
formes,  où  deux  grandes  armées  se  trouvas^ 
sent  en  présence  l'une  de  l'autre,  maisc'étoient 
des  incursions  où  des  troupes  turques  débar- 
quoient  en  différens  parages ,  ce  qui  occasion- 
noit  de  petits  combats,  dont  toutefois  les  Rus- 
ses sortirent  toujours  vi61orieux.  Cependant 
cet  état  d'incertitude  inquiétoit  l'Impératrice^ 
parce  qu'elle  étoit  obligée  d'assembler  son  ar- 
mée sur  les  frontières  de  la  Tartarie ,  et  de  te- 
nir un  gros  corps  à  Kiow,  pour  l'opposer  en 
cas  de  nécessité  à  un  corps  de  40,000  Turcs 
campés  près  de  Bender,  qui  de  là,  en  traver- 
sant la  Pologne,  pouvoient  facilement  se  por- 
ter vejrs  la  partie  des  provinces  russes  située  à 
l'autre  bord  du  Niester;  ainsi  sans  avoir  ni  la 
paix  ni  la  guerre,  les  dépenses  de  l'Impératrice 
éloient  aussi  grandes  que  si  la  guerre  avoit  été 
déclarée  entre  le  ■  d^ux  puissances.  L'intérieur 
de  la  cour  de  Peterbourg  fournissoitdes  événe- 
mens  dune  autre  nature,  mais  qui  tiennent  éga« 


jusqu'à    1778.   CHAP.    IV.      197 

lement  à  l'histoire  de  ce  temps.  L'Impératrice  1773- 
voyant  que  son  fils ,  le  Grand  Duc  ,  étoit  en 
âge  de  se  marier  ,  délibéroit  sur  le  choix  de 
l'épouse  qu'elle  vouloitlui  donner.  Ce  devoit 
être  une  princesse  d'Allemagne,  dont  l'âge  et  la 
personne  convinssent  à  son  fils.  Ce  choix  n'é- 
toit  pas  indifférent  pour  la  cour  de  Berlin, 
cette  nouvelle  liaison  pouvant  devenir  favora- 
ble ou   contraire  à  ses  intérêts.     L'Allemagne 

o 

étoit  alors  stérile  en  princesses  ;  il  n'y  en  avait 
•que  trois  ou  quatre,  qui  pussent  être  proposées^ 
parce  que  les  unes  étoient  trop  âgées  et  les  au- 
tres trop  jeunes.  Celles  auxquelles  on  pouvoit 
penser,  étoient  ime  soeur  de  l'électeur  de  Saxe, 
une  princesse  de  Wurtemberg  trop  jeune,  et 
trois  princesses  filles  du  Landgrave  de  Darm- 
stadt.  La  soeur  aînée  de  ces  princesses  de 
Darmstadt  étoit  mariée  au  prince  de  Prusse  • 
ainsi  il  y  avoit  tout  à  gagner  ,  si  une  de  ces 
princesses  devenoit  Grande  Duchesse,  parce 
que  les  noeuds  delà  parenté  se  joignant  à  ceux 
de  l'alliance,  ils  sembloient  annoncer  que  l'u- 
nion de  la  Prusse  et  de  la  Russie  seroit  par  là 
plus  cimentée  que  jamais.  Le  Roi  mit  tout  en 
oeuvre  pour  arranger  les  choses  de  la  sorte  , 

N  3 


igS  MÉMOIRES    DE    1775- 

et  il  fut  assez  heureux  pour  réussir  entière- 
ment. Les  princesses  de  Darmstadt  passèrent 
par  Berlin  j  elles  arrivèrent  à  Péterbourg  ;  la 
seconde  des  filles  du  Landgrave  fut  celle  qui 
emporta  la  pomme,  et  le  mariage  fut  solemnel- 
lement  célébré;  n:iais  il  ne  réussit  pas,  et  don- 
na lieu  à  un  grand  nombre  d'intrigues  et  de 
scènes  fâcheuses. 

Il  s'étoit  élevé  en  même  temps  de  nouvelles 
chicanes  à  Varsovie  sur  les  possessions  que  les 
puissances  co-partageantes  occupoient  en  Po- 
logne. Les  Sarmates,  en  se  plaignant  amère- 
ment, accusoient  les  Autrichiens  et  les  Prus- 
siens d'en  avoir  étendu  les  limites  beaucoup  au 
delà  de  ce  qui  leur  avoit  été  accordé  par  les 
traités.  Ces  plaintes  avoient  fait  impression  sur 
l'impératrice  de  Russie  ,  dont  l'ambition  s'ap- 
plaudissant  d'avoir  donné  des  provinces  à  de 
grands  souverains ,  étoit  encore  plus  flattée 
d'en  fixer  les  limites.  Pour  prévenir  les  suites 
que  pourroit  avoir  le  mécontentement  de  l'îm- 
pératrice,  si  on  ne  Tappaisoit  pas  au  plutôt,  le 
Roi  résolut  d'envoyer  le  prince  Henri  à  Péter- 
bourg, sous  prétexte  de  faire  une  visite  à  l'Im- 
pératrice ,  laquelle  l'avoit  invité  à  se  rendre  à 


jusqu'à    1778.    CHAP.    IV.    199 

sa  cour.  Il  faut  ajouter  à  ceci  que  le  Roi  s'étoit 
concerté  avec  la  cour  de  Vienne  pour  que  les 
deux  puissances  conservassentleurs  possessions 
intades  ,  en  laissant  crier  les  Polonois  et  en  tâ- 
chant d'appaiser  la  cour  de  Russie;  mais  le 
prince  Kaunitz,  attaché  à  sa  politique,  dans  l'in- 
tention de  brouiller  les  cours  de  Berlin  et  de 
Péterbourg ,  fit  déclarer  à  cette  dernière  que 
rimpératrice-Reine,  par  la  seule  envie  d'obli- 
ger l'Impératrice  de  Russie ,  avoit  résolu  de 
rendre  à  la  république  de  Pologne  une  partie 
du  palatinat  de  Lublin,  toutes  les  terres  qui 
se  trouvent  au  delà  de  la  rive  droite  du  Bug , 
la  ville  de  Casimir  et  quelques  autres  morceaux 
encore  qu'elle  possédoit.  Le  prince  Henri  ar- 
riva donc  à  Péterbourg  dans  des  conjonctures 
aussi  singulières  que  fâcheuses.  Il  avoit  à 
combattre  les  François ,  les  Espagnols  et  les 
Autrichiens.  A  peine  eut-il  vu  l'Impératrice 
que  la  Grande  Duchesse  vint  à  mourir  en  met- 
tant au  monde  un  enfant  mort.  Le  Prince,  qui 
se  trouva  présent  à  cette  scène,  assista  l'Impé- 
ratrice dans  ces  tristes  circonstances  autant  qu'il 
dépendoit  de  lui;  il  prit  un  soin  particulier  du 
Grand  Duc,  atterré  par  un  spectacle  aussi  nou- 

N4 


200  MEMOIRES    BE    1775- 

veau  pour  lui  que  lugubre.  Il  ne  l'abandonna 
point,  et  ayant  non  seulement  contribué  à  ré- 
tablir sa  santé ,  son  chef-d'oeuvre  fut  en  parti- 
culier de  raccommoder  entièrement  la  mère  et 
le  fils,  dont  la  mésintelligence  s'étoit  beaucoup 
augmentée  depuis  le  mariage  de  la  Grande 
Duchesse,  et  faisoit  appréhender  qu'il  n'en  ré- 
sultât des  suites  fâcheuses  ou  pour  l'un  ou  pour 
l'autre.  L'Impératrice  fut  vivement  touchée 
du  service  que  le  prince  Henri  lui  avoit  rendu, 
et  depuis  ce  temps  son  crédit  s'accrut  de  jour 
on  jour.  Il  en  fit  bientôt  un  très-bon  usage. 
L'Impératrice  étoit  dans  l'intention  de  rema- 
rier promptement  son  fils  ;  le  Prince  lui  pro- 
posa la  princesse  de  Wurtemberg,  petite-nièce 
du  Roi,  qui  fut  aussitôt  agréée.  Il  fut  outre  cela 
résolu  que  le  prince  Henri  mèneroit  le  Grand 
Duc  à  Berlin,  où  il  verroit  cette  princesse,  et  où 
les  promesses  se  feroient;  après  quoi  il  la  ra- 
mèneroit  en  Russie,  pour  que  les  noces  se  fis- 
sent à  Péterbourg.  Le  prince  trouva  plus  de  dif- 
ficultés pour  éluder  les  restitutions  que  lesPo- 
lonois  exigeoient  du  Roi.  La  cour  de  Vienne 
avoit  donné  l'exemple  de  ces  restitutions  ;  la 
Russie  in?istoit  pour  que  le  Roi  imitât  sa  con- 


jusqu'à    1778.     CHAP.    IV.    201 

duite.  Cette  affaire  fut  donc  remise  à  la  média- 
tion de  Mr  de  Stackelberg,  ambassadeur  de 
Russie  en  Pologne ,  et  après  s'être  arrangé  le 
mieux  que  l'on  put,  la  cour  de  Berlin  rendit  à 
la  république  une  partie  du  lac  de  Goplo,  la  ri- 
ve gauche  de  la  rivière  de  Drevenza  et  quel- 
ques villages  aux  environs  de  TÏiorn. 

Nous  ne  rapporterons  point  ici  en  détail  la 
réception  du  Grand  Duc.  Ce  fut  une  fête  per- 
pétuelle depuis  les  frontières  jusqu'à  Berlin  , 
où  le  luxe  et  le  goût  se  disputèrent  les  hon- 
neurs qu'on  rendit  à  cet  illustre  étranger.  On 
ne  croyoit  point  à  Vienne  que  le  Grand  Duc 
viendroit  à  Berlin.  Le  prince  Kaunitz,  comp- 
tant sur  le  succès  de  ses  manigances,  étoit 
persuadé  que  sa  cour  ayant  été  la  première  à 
restituer  quelques  terrains  aux  Polonois,  il 
avoit  par  cette  complaisance  irrémissiblement 
brouillé  les  cours  de  Berlin  et  de  Péterbourg; 
et  au  moment  qu'il  pensoit  préparer  son  triom:- 
phe,  il  apprend'que  le  Grand  Duc  est  à  Berlin, 
qu'il  épouse  la  princesse  de  Wurtemberg,  et 
que  l'intimité  entre  la  Prusse  et  la  Russie  est 
plus  grande  que  jamais.  Mais  si  ce  ministre 
avoit  manqué  son  coup  en  Russie,  il  s'en  étoit 


202  MÉMOIRES   DE    1775. 

dédommagé  aux  dépens  des  Turcs  ;  car  la  cour 
de  Vienrre ,  sous  prétexte  de  régler  les  limites 
qui  sépai^ent  la  Hongrie  et  la  Valachie  ,  s'étoit 
emparée  du  distri£i  de  la  Buckowine ,  qui  s'é- 
tend jusqu'à  un  mille  de  Chotzim.  Les  Turcs 
avoient  été  assez  ignorans,  ou  pour  mieux  dire 
assez  stupides  pour  consentir  à  ce  démembre- 
ment de  leurs  Etats,  sans  qu'il  y  eût  une  rai- 
son valable  pour  l'autoriser  et  sans  se  plaindre. 
Les  autres  puissances  ne  pensoient  pas  ainsi. 
La  Russie  avoit  raison  d'être  jalouse  de  l'acqui- 
sition de  la  cour  de  Vienne  vers  le  Dniester , 
parce  que  cette  possession,  en  l'approchant  si 
fort  de  Chotzim.,  mettoit  les  Autrichiens  en  état 
de  disputer  aux  Russes  le  passage  du  Dniester 
toutes  les  fois  qu'ils  voudroient  pousser  leurs 
conquêtes  soit  en  Moldavie,  soit  en  Valachie; 
et  même  quand  on  auroit  laissé  passer  leurs 
troupes  ,  les  Autrichiens,  maîtres  de  la  Bucko- 
wine, pouvoient  les  couper  de  leurs  subsistan- 
ces, ou  du  moins  tenir  la  balance  dans  les  guer- 
res entre  les  Russes  et  les  Turcs  selon  qu'ils  le 
1774.  jugeroient  convenable  à  leurs  intérêts.  D'autre 
part  les  Autrichiens  intriguoient  sans  relâche  à 
Constantinople ,  ahn  d'entretenir  l'aigreur  que 


JUSQ'uA    1778.    CHAP.  IV.     203 

la  dernière  paix  avoit  laissée  entre  la  Porte  et 
la  Russie,  et  d'occasionner  de  nouvelles  brouil- 
leries.  Les  P^rançois  soulïloient  également  le 
feu  de  leur  côté.  Ces  manoeuvres  sourdes 
animèrent  enfin  le  grand  Seigneur,  et  occasion- 
nèrent les  déclarations  au  prince  Repnin  dont 
il  a  été  fait  mention,  et  cette  espèce  de  guerre 
dans  la  Crimée,  qui  fut  appaisée  ensuite.  Vienne 
étoit  alors  dans  l'Europe  le  foyer  des  projets 
et  des  intrigues.  Cette  cour  si  altière,  afin  de 
parvenir  à  dominer  sur  les  autres ,  portoit  ses 
vues  de  tous  côtés,  pour  étendre  ses  limites  et 
pour  engloutir  dans  sa  monarchie  les  Etats  qui 
se  trouvoient  situés  à  sa  bienséance.  Du  côté 
de  l'orient  elle  méditoit  de  joindre  la  Servie 
et  la  Bosnie  à  ses  vastes  possessions.  Au  midi^ 
tenté  de  se  saisir  d'une  partie  des  possessions 
de  la  république  de  Venise ,  elle  n'attendoit 
que  l'occasion  de  joindre  Trieste  etleMilanois 
au  Tyrol  par  un  démembrement  qui  étoit  à  sa 
bienséance.  Ce  n'en  étoit  pas  assez;  elle  se 
promettoit  bien  après  la  mort  du  duc  de  Mo- 
dène,  dont  un  Archiduc  avoit  épousé  l'héri- 
tière ,  de  revendiquer  le  Ferrarois,  possédé  par 
les  papes,  et  de  dépouiller  le  Roi  de  Sardaigne 


204  MÉMOIRES    DE    1775- 

du  Tortonois  et  de  l'Alexandrin  ,  comme 
ayant  toujours  appartenu  aux  ducs  de  Milan. 
Vers  l'occident  la  Bavière  lui  présentoit  un 
morceau  bien  tentant.  Voisine  de  l'Autriche, 
elle  lui  ouvroit  un  passage  vers  le  Tyrol.  En 
la  possédant  la  maison  d'Autriche  voyoit  le 
Danube  couler  presque  toujours  sous  sa  domi- 
nation. On  supposoit  outre  cela  qu'il  étoit 
contraire  à  l'intérêt  de  l'Empereur  de  laisser 
réunir  la  Bavière  et  le  Palatinat  sous  un  même 
souverain ,  et  comme  cet  héritage  eût  rendu 
l'Ele^leur  palatin  trop  puissant,  il  valoit  mieux 
que  l'Empereur  le  prît  pour  lui-même.  De  là 
en  remontant  le  Danube,  on  rencontre  le  du- 
ché de  Wurtemberg,  auquel  la  cour  de  Vienne 
pensoit  avoir  des  prétentions  bien  légitimes. 
Toutes  ces  acquisitions  auroient  formé  comme 
une  galerie,  qui  de  Vienne  en  se  liant  les  unes 
aux  autres  la  conduisoit  jusqu'aux  bords  du 
Rhin,  où  l'Alsace,  qui  avoit  fait  anciennement 
partie  de  l'Empire ,  pouvoit  être  répétée  ,  ce 
qui  menoit  enfin  à  la  Lorraine ,  qui  naguères 
avoit  été  le  domaine  des  ancêtres  de  Joseph. 
En  nous  tournant  ver^  le  septentrion ,  nous 
rencontrons  cette  Silésle  dont  l'Autriche  ne 


jusqu'à    1778.    CHAP.    IV.      205 

pouvoit  oublier  la  perte  5  et  qu'elle  se  proposoit 
bien  de  recouvrer  aussitôt  qu'elle  en  trouveroit 
l'occasion.  L'Empereur  ne  savoit  pas  caclier 
et  voiler  ses  vastes  desseins.  Sa  vivacité  le 
traliissoit  souvent.  Pour  en  rapporter  un  exem- 
ple, il  suffit  de  dire  que  vers  la  fin  de  l'an- 
née 1775  le  roi  de  Prusse  eut  quelques  forts 
accès  de  goutte  consécutifs.  Van  Svvieten, 
ministre  de  la  cour  impériale  à  Berlin ,  supposa 
que  cette  goutte  étoit  une  hydropisie  formée, 
et  flatté  de  pouvoir  annoncer  à  sa  cour  la  mort 
d'un  ennemi  qui  long-temps  avoit  été  redou- 
table pour  elle,  ilnrianda  hardiment  à  l'Empe- 
reur que  le  Roi  tiroit  vers  sa  fin,  et  qu'il  ne 
passeroit  pas  l'année.  Voilà  toutes  les  trou- 
pes autrichiennes  en  marche  j  leur  rendez- 
vous  est  marqué  en  Bohème,  et  l'Empereur 
attend  plein  d'impatience  à  Vienne  la  confir- 
mation de  cette  nouvelle ,  pour  pénétrer  tout 
de  suite  en  Saxe,  et  de  là  sur  les  frontières  du 
Brandebourg,  afin  de  proposer  au  successeur 
du  trône  l'alternative .  ou  de  rendre  tout  de 
suite  la  Silésie  à  la  maison  d'Autriche,  ou  de 
se  voir  écrasé  avant  de  pouvoir  se  mettre  en 
défense.  Toutes  ces  choses  ,  qui  se  firent 
Tome  V.  * 


206         MÉMOIRES     DE     1775. 

ouvertement,  s'ébruitèrent  par-tout,  et  ne 
cimentèrent  point  l'amitié  des  deux  cours  , 
comme  on  peut  bien  se  l'imaginer.  Cette 
scène  parut  d'autant  plus  singulière,  que  le 
roi  de  Prusse  n'ayant  été  atteint  que  d'une 
goutte  ordinaire,  en  étoit  déjà  guéri  avant  que 
l'armée  autrichienne  fût  rassemblée.  L'Em- 
pereur alors  fit  retourner  toutes  ses  troupes 
dans  leurs  quartiers  ordinaires.  L'année  d'a- 
près 5  savoir  en  1777,  l'Empereur  fit  un  voyage 
incognito  en  France.  Le  séjour  qu'il  fit  à 
Paris  et  à  Versailles  ne  contribua  pas  à  resser- 
rer l'union  des  deux  nations.  Les  causes  purent 
en  échapper  alors  par  l'enthousiasme  où  la 
vue  d'un  Empereur  retenoit  le  François  :  on 
les  pénétra  dans  la  suite.  Joseph  voulut  en- 
suite parcourir  les  provinces  de  la  France,  et 
peut-être  que  s'obserVant  moins  que  dans  la 
capitale  du  royaume,  il  laissa  échapper  des 
marques  trop  sensibles  du  chagrin  qu'il  éprou- 
voit  en  voyant  de  bons  établissemens  de  ma- 
nufactures ou  de  commerce,  ou  d'autres  choses 
pareilles  ,  qui  étoient  autant  de  preuves  de 
l'industrie  nationale.  Ces  choses  ,  quelque 
petites  qu'elles  fussent,  n'échappèrent  pas  à 


JUSg'UA    1778.    CHAP.   IV.      207 

la  sagacité  françoise.  L'Empereur  s'étoit  distin- 
gué par  sa  politesse  à  la  cour  ;  mais  se  contrai- 
gnant moins  dans  les  provinces,  il  parut  plu- 
tôt envieux  qu'ami  de  la  nation  chez  laquelle 
il  se  trouvoit ,  et  perdit  tout  le  crédit  que  sa 
gentillesse  lui  avoit  acquis.  D'autre  part  ce 
voyage  fit  un  efiet  tout  différent  sur  Joseph. 
Il  avoit  parcouru  la  Normandie,  la  Bretagne , 
la  Provence,  le  Languedoc,  la  Bourgogne  et  la 
Franche-comté  ;  toutes  provinces ,  qui  autre- 
fois gouvernées  par  des  souverains ,  quoique 
vassaux,  avoient  été  par  la  suite  des  temps  in- 
sensiblement incorporées  dans  la  monarchie 
françoise.  Ces  objets,  qui  le  frappoient  vi- 
vement,  occasionnoient  la  comparaison  hu- 
miliante ,  selon  lui,  qu'il  faisoit  de  cette  masse 
réunie  sous  un  chef,  et  du  gouvernement  ger- 
manique, dont  à  la  vérité  il  étoit  l'Empereur , 
mais  dans  lequel  il  se  trouvoit  des  rois  et  des 
souverains  assez  puissans  pour  lui  résister, 
même  pour  lui  faire  la  guerre.  S'il  en  avoit 
eu  les  moyens ,  il  auroit  voulu  réunir  inces- 
samment toutes  les  provinces  de  l'Empire  à 
ses  domaines,  pour  se  rendre  souverain  de 
£e  vaste  corps,  et  élever  par  ce  moyen  sa  puis- 


208  MEMOIRES    DE    1775- 

sance  au  dessus  de  celle  de  tous  les  monarques 
de  l'Europe.  Ce  projet  l'occupoit  sans  cesse, 
et  il  pensoit  que  la  maison  d'Autriche  ne  devoit 
jamais  le  perdre  de  vue.  C'étoit  de  ces  princi- 
pes ambitieux  que  partoit  l'ardeur  avec  la- 
quelle il  convoitoit  la  Bavière;  et  quoique  la 
mort  de  l'éleâeur  de  Bavière  ne  parût  point 
devoir  être  prochaine  ,  l'Empereur  n'épargna 
rien  pour  mettre  l'Elecleur  palatin  et  ses  mi- 
nistres dans  ses  intérêts.  Le  roi  de  Prusse, 
toujours  attentif  aux  démarches  de  la  cour  de 
Vienne,  fut  des  premiers  à  découvrir  ce  my- 
stère. Cette  cour  étoit  trop  dangereuse  et 
trop  puissante  pour  être  négligée  ,  et  d'ail- 
leurs il  faut  connoître  les  projets  de  son  en- 
nemi, si  l'on  veut  s'y  opposer.  Il  résulte  des 
faits  difîérens  que  nous  venons  d'exposer,  que 
la  paix  de  l'Europe  étoit  menacée  de  tous  les 
cotés  ;  le  feu  couvoit  sous  la  cendre,  un  rien 
pouvoit  en  faire  sortir  des  flammes.  La  Russie 
s'attendoit  el'un  moment  à  l'autre  à  être  atta- 
quée par  les  Turcs;  si  la  guerre  n'^étoit  point 
déclarée,  ilse  commettoit  des  hostilités  de  part 
et  d'autre.  La  dernière  g-uerre  avoit  occasionné 
des  dépenses  énormes  à  l'Impératrice;  la  Russid 

en 


JUSO'UA    1778.    CHAP.   IV.    209 

en  étoit  presque  épuisée,  surtout  à  cause  des 
ravages  de  Pugatschef  dans  la  province  de  Ca- 
san,  et  de  la  destru6lion  des  mines  qui  dans  ces 
contrées  sont  d'un  rapport  très-considérable. 

A  Vienne  un  jeune  Empereur,  dévoré  d'am- 
bition, avide  de  gloire,  n'attendoit  qu'une  oc- 
casion pour  troubler  le  repos  de  l'Europe.    Il 
sivoit  deux  généraux,   Lascy  et  Laudon ,  qui 
s'étoient  acquis  de  la  réputation  dans  la  guerre 
précédente.      Son  armée  étoit  mieux  entrete- 
nue et  sur  un  meilleur  pied  qu'elle  ne  l'avoit 
jamais  été.     Il  avoit  augmenté  le  nombre  des 
canons  de  campagne   et  l'avoit  porté  jusqu'à 
deux  mille.      Ses  finances,  qui  se  ressentoient 
encore  des  frais  immenses  de  la  dernière  guer- 
re ,  n'étoient  pas  sur  un  pied  tout-à-fait  solide. 
On  évaluoit  les  dettes  de  l'Etat  à  100  millons 
d'écus ,    dont  on  avoit  réduit  les  intérêts  à  4 
pour  cent  ;  mais  le  peuple  étoit  surchargé  des 
plus  durs  impôts;  chaque  jour  on  en  ajoutoit 
de  nouveaux;  et  malgré  tout  l'argent  qu'à  force 
de  presser  les  provinces  on  rassembloit  à  Vien- 
ne, en  déduisant  la  dépense  fixe  et  couchée 
sur  l'ordre  du  tableau  il  ne  restoit  à  l'Impéra- 
trice-Reine  que  deux  millions  dont  elle  pût 
Tome  V.  O 


210  MEMOIRES    DE    1775' 

disposer  j  ainsi  il  n'y  avoit  d'autre  fonds  que  ce* 
lui  de  quatre  millions  d'écus  que  le  maréchal 
de  Lascy  avoit  épargnés  sur  l'entretien  de  l'ar- 
mée; mais  par  l'exactitude  de  la  banque  de 
Vienne  à  payer  les  intérêts  des  capitaux  que 
la  cour  avoit  empruntés ,  elle  avoit  assuré  et 
consolidé  son  crédit  tant  en  Hollande  qu'à  Gè- 
nes,  de  sorte  que  si  la  cour  jugeoit  à  propos 
de  recourir  à  de  nouveaux  emprunts,  elle  pou- 
voit  se  flatter  de  trouver  de  nouvelles  ressour- 
ces. Ajoutez  à  ce  crédit  si  bien  établi  une  ar- 
mée de  17O5O00  hommes  toujours  entretenus, 
et  tout  lecteur  conviendra  que  l'Autriche  avoit 
alors  une  puissance  plus  formidable  que  ne  l'a- 
voit  jamais  été  celle  des  Empereurs  précédens, 
sans  en  excepter  Charles-Quint  même. 

La  France,  telle  que  nous  l'avons  dépeinte^ 
étoit  bien  déchue,  si  nous  comparons  son  état 
politique  présenta  ce  qu'il  étoit  durant  les  bel- 
les années  de  Louis  XIV.  Il  sembloit  que  sa  fé- 
condité épuisée  n'eût  plus  la  force  de  produire 
d'aussi  grands  génies  que  ceux  qu'elle  formoit 
alors.  Ecrasée  par  le  poids  de  dettes  énormes, 
elle  en  étoit  sans  cesse  aux  expédiens.  Un 
contrôleur  général  des   finances  étoit  regardé 


jusqu'à     1778.     CHAP.    IV.211 

comme  un  adepte  ;  on  vouloit  qu'il  fît  de  l'or, 
et  quand  il  n'en  fournissoit  pointa  proportion 
des  besoins,  on  le  chassoit  aussitôt.  On  fît  en- 
fin  choix  du  Sr  Necker,  tout  calviniste  qu'il 
étoit.   On  espéroit  peut-être  qu'un  hérétique  ^ 
maudit  pour  maudit,  en  faisant  un  pa^le  avec 
le  diable  fournirolt  les  sommes  nécessaires  aux 
vues    du    gouvernement.     L'Etat  entretenoit 
10O5O00  hommes  de  troupes  réglées  et  60,000 
de  milices.   Ses  ports  étoient  dégarnis  de  vais- 
seaux.  Mr  de  Maurepas  se  servit  du  temps  où 
l'Angleterre  faisoit  si  mal  à  propos  la  guerre  à 
ses  colonies,  pour  relever  la  marine  françoise. 
On   travailla  dans  tous  les  chantiers  dès  l'an- 
née 1776.  Trente  six  vaisseaux  de  ligne  étoient 
déjà  construits ,  et  dès  l'année  1  7  7S  le  nombre 
en  étoit  augmenté  etmontoità  66,  sans  comp- 
ter les  frécrattes  et  les  autres  bâtimens.     Les 
îles   et  les  colonies  d'Amérique  étoient  toutes 
1:)ien  fournies  de  troupes.      Peut-être  n'avoit- 
on  pas  eu  la  même  attention  pour  les  posses- 
sions françoises  des  Indes  orientales.     Tant  de 
mesures  préalables  auroient  dû  ouvrir  les  yeux 
aux  Angloisj    elles  leur  pronostiquoient  une 
prochaine  rupture  avec  la  France,  s'ils  avoient 

O  2 


212  MÉMOIRES  DE    1775. 

su  prévoir.  La  situation  de  la  France,  quoi- 
que peu  brillante,  n'en  méritoit  pas  moins  l'at- 
tention des  autres  puissances.  Ses  dettes  la 
mettoient  dans  l'impuissance  de  soutenir  une 
longue  guerre,  mais  forte  de  l'alliance  de  l'Es- 
pagne et  de  l'assistance  qu'elle  en  pouvoit  ti- 
rer ,  on  la  voyoit  épier  le  moment  pour  tom- 
ber comme  un  faucon  sur  sa  proie  ,  et  se  ven- 
ger sur  la  grande  Bretagne  des  maux  qu'elle 
lui  avoit  causés  durant  la  guerre  précédente; 
et  en  général  on  ne  pouvoit  rien  traiter  d'im- 
portant en  Allemagne,  ni  dans  le  Sud  de  l'Eu- 
rope ,  sans  se  concerter  ou  s'entendre  avec 
cette  puissance. 

L'Angleterre,  comme  nous  l'avons  dit,  étoit 
sous  le  joug  des  Torys ,  accablée  de  dettes, 
engagée  dans  une  guerre  ruineuse,  qui  aug- 
mentoit  les  dettes  nationales  de  36  millions 
d'écus  par  an;  pour  frapper  son  bras  droit  de 
son  bras  gauche  ,  elle  épuisoit  toutes  ses  res- 
sources et  s'acheminoit  à  grands  pas  vers  sa 
décadence  Ses  ministres  accumuloient  les  fau- 
tes ;  la  principale  consistoit  à  porter  en  Améri- 
que une  guerre  dont  il  ne  pouvoit  lui  revenir 
aucun  avantage.     Elle  se  brouilloit  aussi  sans 


jusqu'à    1778.    CHAP*    IV.    213 

raison  avec  tout  le  monde  ;  nous  en  excep  ons 
les  François,  perpétuels  ennemis  de  l'Angle- 
terre ;  mais  la  cour  de  Londres  étoit  également 
mal  avec  l'Espagne  au  sujet  des  chicanes  qui 
s'étoient  élevées  entre  ces  nations  pour  l'île  de 
Falkland  ;  et  depuis  la  mort  du  dernier  roi  de 
Portugal,  FAngleterre  avoit  entièrement  perdu 
l'influence  qu'elle  avoit  dans  ce  royaume.  Ses 
procédés  hauts  ,  durs  et  despotiques  à  l'égard 
du  gouverneur  de  St  Eustache  lui  avoientfait 
perdre  l'amitié  et  la  confiance  des  Provinces 
unies.  Le  roi  d'Angleterre,  en  qualité  d'élec- 
teur de  Hanovre,  avoit  mécontenté  la  cour  de 
Vienne ,  en  lui  refusant  des  passeports  pour 
des  chevaux  de  remonte ,  que  l'on  accorde 
toujours  en  pareils  cas.  Il  avoit  indisposé  l'im- 
pératrice de  Russie.  Depuis  l'aventure  de  sa 
soeur  la  reine  Mathilde,  l'inimitié  du  Dane- 
marck  étoit  manifeste.  Le  roi  de  Prusse  avoit 
encore  plus  de  griefs  que  les  autres.  Il  pou- 
voit  reprocher  au  roi  d'Angleterre  la  paix 
conclue  avec  la  France,  par  laquelle  l'Angle- 
terre abandornia  la  Prusse ,  et  toutes  les  mani- 
gances mises  en  jeu  pour  le  déposséder  du 
port  deDanzic.  L'Angleterre  ne  pouvoitdonc 

O  3 


214  HEMOIRES    DE    1775. 

attribuer  qu'à  sa  propre  inconduite  le  délais- 
sement et  l'abandon  général  où  elle  se  trou- 
voit  alors. 

La  Suède,  quoiqu'elle  eût  changé  sa  forme  de 
gouvernement,  navoit  point  gagné  des  forces 
nouvelles.  La  balance  de  son  commerce  lui 
étoit  défavorable  ;  elle  ne  recevoit  point  de  sub- 
sides de  la  France  5  aussi  avoit-elle  à  peine  les 
moyens  de  se  défendre,  et  se  trouvoit-elle  hors 
d'état  d'attaquer  personne.  Le  Danemark  avoit 
•  une  bonne  flotte  et  3 0,000  soldats  ;  mais  sa  foi- 
blesse  le  mettoit  presque  de  niveau  avec  la 
Suéde.  Le  roi  de  Sardaigne  se  trouvoit  comme 
garotté  par  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Au- 
triche ;  il  ne  pouvoit  rien  par  lui-même  ;  il 
îie  pouvoit  figurer  qu'avec  le  secours  d'un 
allié  puissant,  de  sorte  que  dans  l'état  ac- 
tuel des  choses  on  ne  devoit  pas  le  mettre  au 
dessus  de  la  Suéde  et  du  Danemarck.  La  Po- 
logne, pleine  de  têtes  remuantes  mais  légères  , 
n'entretenoit  que  14,000  hommes,  et  ses  finan- 
ces n'étoient  pas  même  suffisantes  pour  mettre 
en  a61ion  ce  petit  nombre  de  troupes.  Le 
ministre  de  Russie  gouvernoit  ce  royaume  au 
nom  de  l'Impératrice,  à  peu  près  comme  au- 


jusqu'à    1778.   CHAP.  IV.     215 

trefois  les  Proconsuls  romains  gouvernoient 
les  provinces  de  l'empire.  Il  ne  s'agissoit  donc  . 
point  réellement  de  ce  qu'on  pensoit  ou  pro- 
jetoit  à  Varsovie;  il  suffisoit  de  savoir  ce  qu'on 
avoit  résolu  à  Péterbourg,  pour  porter  son  ju- 
gement sur  la  Pologne. 

La  Prusse  avoit  joui  de  quelque  tranquillité 
pendant  cette  paix;  attentive  aux  projets  que 
forgeoient  ses  voisins,  mais  ne  se  mêlant  direc- 
tement d'aucune  affaire,  elle  s'étoit  appliquée 
principalement  à  rétablir  ses  provinces  ruinées. 
La   population  avoit    pris  des  accroissemens 
considérables;   les  revenus  de  l'Etat  se  trou- 
voient  augmentés  de  plus  d'un  quart  de  ce 
qu'ils  étoient  en. 1756;  l'armée  étoit  entière- 
ment  rétablie,    et  depuis  l'année  1774  ^^  ^^^ 
entretenoit  186,000  hommes,  bien  disciplinés 
et   qu'il  pouvoit  mettre  en  a61ion  d'un  jour  à 
l'autre.   Ses  forteresses  étoient  poiu'  la  plupart 
achevées  et  en  bon  état ,  ses  magasins  remplis 
pour  une  campagne,  et  il  avoit  des  sommes 
assez  considérables  en  réserve  pour  soutenir 
seul   la  guerre  pendant  quelques  années.     La 
Russie  étoit  l'unique  alliée  de  la  Prusse.   Cette 
liaison  auroit  été  suffisante,  si  l'on  n'avoit  pas  eu 

04 


2l6  MEMOIHES    DE    I775. 

lieu  de  craindre  qu'une  nouvelle  guerre  en 
Crimée  n'empêchât  Vimpératrice  de  Russie  de 
fournir  au  Roi  les  secours  qu'elle  lui  devoit  se- 
lon les  traités.  .  D'ailleurs  la  cour  de  Berlin 
ayant  ménagé  toutes  les  puissances  ,  n'étoit 
brouillée  avec  aucune  ;  mais  les  soupçons  que 
donnoient  les  vues  ambitieuses  de  l'Empereur, 
faisoient  pronostiquer  avec  certitude  qu'au  pre, 
mier  événement  inattendu  l'explosion  de  ce 
volcan  auroit  lieu.  Il  s'étoit  déjà  élevé  des 
troubles  dans  l'Empire  à  l'occasion  de  la  visita- 
lion  de  la  chambre  impériale  à  Wetzlar.  Ce 
tribunal  de  justice  ayant  très-injustement  rem- 
pli ses  fondions  ,  occasionna  les  plaintes  de 
nomibre  de  princes  qui  souflroient  de  ses  pré- 
varications. La  cour  de  Vienne,  loin  de  punir 
ou  de  chasser  les  coupables,  (qui  étoient  ses 
créatures.)  s'obstinoit  à  les  soutenir.  Le  roi  de 
Prusse  et  le  roi  d'Angleterre,  comme  Electeurs, 
avec  un  parti  considérable,  contraignirent  les 
Autrichiens  à  céder  sur  plusieurs  points.  Enfin 
de  quelque  côté  qu'on  jetât  ses  regards,  onvo- 
yoit  la  tranquillité  de  l'Europe  sur  le  point 
d'être  troublée.  Pour  ne  point  agir  inconsidé- 
rément pendant  ces  conjondures  critiques,  il 


jusqu'à    1778.    CHAP;    IV.      217 

ëtoit  nécessaire  que  la  Prusse  s'entendît  avec 
d'autres  puissances  ,  et  quelle  sût  au  vrai  dans 
quelles  dispositions  se  trouvoit  la  France.  Les 
anciennes  liaisons  de  la  cour  de  Berlin  et  de 
celle  de  Versailles  étoient  rompues  depuis  l'an- 
née 1736.  La  guerre  qui  se  faisoit  alors  ,  l'en- 
thousiasme des  François  pour  l'Autriche,  les 
efforts  qu'ils  firent  pour  écraser  le  roi  de  Prusse, 
(expression  qu'ils  avoient  souvent  employée,) 
enfin  l'animosité  qui  s'en  étoit  ensuivie,  n'a- 
voient  pas  rapproché  les  esprits.  Ces  sortes  de 
plaies  sont  trop  douloureuses  pour  pouvoir  se 
consolider  promptement.  Après  la  paix  de  1  7  63 
l'animosité  se  tourna  en  froideur;  ensuite  la 
cour  de  Berlin  s'unit  par  des  traités  à  celle  de 
Péterbourg ,  et  comme  l'impératrice  de  Russie 
n'aimoit  pas  la  France  ,  le  roi  de  Prusse  ne 
pouvoit  alors  ,  s'il  vouloit  ménager  son  unique 
alliée,  se  rapprocher  trop  des  François.  Ce 
fut  par  cette  raison  que  Mr  de  Guines,  créature 
deChoiseul  et  ministre  de  la  cour  de  Versailles 
à  Berlin,  put  d'autant  moins  pousser  avec  suc- 
cès ses  négociations,  que  dès  l'année  i  770  les 
affaires  de  Pologne  commençoient  à  s'agiter, 
et  que  le  Roi  ne  pouvoit  en  même  temps  être 


2l8  MÉMOIRES     DE    1775- 

du  parti  des  Russes,  qui  soutenoient  le  roi 
Foniatowsky ,  et  de  celui  des  François,  qui 
appuyoient  la  confédération  de  Bar.  Bientôt 
après  survinrent  les  incidens  qui  produisirent 
le  partage  de  la  Pologne  dont  nous  avons  par- 
lé précédemment ,  et  dès-lors  plus  que  jamais 
toute  intimité  avec  la  cour  de  Versailles  fut 
interdite.  Outre  ces  obstacles  que  nous  venons 
d'exposer  ,  il  y  avoit  de  plus  l'alliance  qui  sub- 
sistoit  entre  la  France  et  l'Autriche,  qui  met- 
toit  des  entraves  encore  plus  considérables  à 
toute  liaison  qu'on  auroit  pu  contrarier  avec 
la  France;  vu  qu'aussi  long-temps  que  ce  traité 
subsistoit,  elle  ne  pouvoit  sans  l'enfreindre  en- 
trer dans  les  vues  de  la  cour  de  Berlin.  Mais 
comme  vers  l'année  1777  toutes  les  affaires  de 
la  Pologne  furent  terminées,  et  que  le  théâtre 
de  la  politique  présentoit  des  décorations  nou- 
velles; qu'outre  cela  un  nouveau  Roi  et  d'au- 
tres mijiistres  gouvernoient  la  France,  il  y  eut 
dès-lors  moyen  de  rapprocher  les  cours  de 
Péterbourg  et  de  Versailles,  parce  que  les  mê- 
mes atieurs  ne  subsistoient  plus.  Le  ressenti- 
ment de  l'impératrice  de  Russie  ne  pouvoit 
pas  s'étendre  sur  leurs  successeurs. 


MEMOIRES 

DE 

LA    GUERRE  DE  1778, 


221 


MÉMOIRES 

e   la   guerre   de    177 


x\près  avoir  exposé  comment  se  fit  le  par- 
tage de  la  Poloî^ne  entre  la  Russie,  l'Autriche 
et  la  Prusse,  nous  crûmes  que  ce  seroitle  der- 
nier événement  remarquable  du  règne  du  Roi; 
cependant  le  destin,  qui  se  joue  de  la  pré- 
voyance humaine ,  en  ordonna  autrement.  La 
mort  soudaine  d'un  Prince,  qui  ne  paroissoit 
ni  apparente,  ni  prochaine,  troubla  subitement 
la  tranquillité  dont  jouissoit  TEurope.  L'E- 
leûeur  de  Bavière  prend  la  petite  vérole  ,  et 
la  nouvelle  de  son  décès  arrive  lors  même  que 
celle  de  sa  guérison  rendoit  l'espérance  à  tous 
ceux  qui  s'intéressoient  à  sa  conservation.  Dès- 
lors  la  guerre  devint  presque  inévitable  j  car 
l'on  fut  instruit  que  la  cour  impériale  et  le 
jeune  Empereur  Joseph  avoient  formé  le  pro- 
jet d'envahir  la  Bavière  à  la  mort  de  l'Elefleur. 


222  MEMOIRES 

Ce    dessein   avoit  été  conçu  par  l'Empereur 
François  ,  qui  pour  y  donner  quelq^ue  appa- 
rence  de  justice,  avoit  fait  épouser  à  son  fils  la 
soeur  de  l'Eleélcur  de  Bavière,  pour  acquérir 
le  droit  de  revendiquer  Théritage  allodial  de 
cette  succession  j    mais  cette  Princesse  étant 
morte  sans  lignée,  ce  prétexte  ne  pouvoitplus 
servir.  La  cour  impériale  n'ayant  de  prétention 
ni  légitime,  ni  apparente  sur  cet  éledorat,  se 
servit  de   certains  anciens   documens ,  et  des 
droits    de     suzeraineté  qu'elle   croyoit  avoir 
comme   roi  de  Bohème  sur  les  fiefs  de  la  Ba- 
vière. Elle  avoit  d'avance  gagné  tous  les  mini- 
stres de  l'Elefteur  palatin  et  ce  prince  même , 
auquel  elle  promit  des  établissemens  avanta- 
geux pour  ses  enfans  naturels ,  pourvu  qu'il 
leur  sacrifiât  ses  successeurs  légitimes,  à  la  tête 
desquels  étoit  le  duc  de  Deuxponts.  A  peine  ap- 
prit-on à  Vienne  la  mort  de  l'élefteur  de  Bavière 
que  le  conseil  s'assembla;  l'Empereur  proposa 
d'envahir  la  Bavière  5  Tlmpératrice-Reine  con- 
sentit avec  répugnance  à  une  démarche  aussi 
violente  ,  ou  plutôt  elle  se  laissa  entraîner  à  la 
persuasion  du  prince  Kaunitz,  qui  l'assura  que 
cet  événement  n'auroit  point  de  suites,  et  que 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.        223 

l'Europe  consternée  ou  léthargique  n'oseroit 
pas  traverser  l'Empereur  dans  une  entreprise- 
aussi  hardie  que  décisive.  D'abord  16  batail- 
lons, Qo  escadrons  et  80  canons  se  mettent  en 
marche.  L'Electeur  palatin,  qui  étoit  à  Munich, 
pâlit  à  cette  nouvelle;  et  il  signe  une  conven- 
tion, en  abandonnant  les  deux  tiers  de  la  Ba- 
vière aux  désirs  des  Autrichiens-  Cette  action 
violente  se  répandit  partout.  L'Empereur  s'étoit 
trop  découvert  pour  que  l'Europe  ne  jugeât  pas 
de  ce  qu'annonçoit  de  suites  une  ambition  aussi 
forte.  Dans  ce  moment  de  crise  il  falloit  pren- 
dre un  parti,  ou  celui  de  s'opposer  avec  vigueur 
à  ce  torrent,  qui  alloit  se  déborder,  si  rien  ne 
i'arrêtoit,  ou  il  falloit  que  tout  prince  de  l'Em- 
pire renonçât  aux  privilèges  de  sa  liberté, 
parce  qu'en  demeurant  dans  l'inaClion,  le  corps 
germanique  sembloit  approuver  tacitement  le 
droit  que  l'Empereur  vouloit  s'arroger  de  dis- 
poser despotiquement  des  successions  qui 
viendroient  à  vaquer,  ce  qui  tendoit  au  ren- 
versement général  des  lois ,  des  traités ,  des 
confraternités  et  des  privilèges  qui  assuroient 
les  possessions  de  ces  princes.  Toutes  ces  fu- 
nestes conséquences  n'avoient  point  échappé  à 


2  24  MEMOIRES 

la  pénétration  du  Roi  ;  mais  avant  que  d'en  ve- 
nir aux  remèdes  violens,  il  y  avoit  des  arran- 
gemens  préalables  à  prendre  ;  il  falloit  que  le 
prince  de  Deuxponts  protestât  contre  le  traité 
de  Munich  ;  que  la  Saxe  réclamât  l'assistance 
du  Roi  pour  sa  succession  allodiale  ;  mais 
surtout  que  l'on  pressentît  les  cours  de  Ver- 
sailles et  de  Péterbourg,  afin  de  pénétrer  leur 
façon  de  penser,  et  d'être  sûr  à  quoi  onpou- 
voit  s'attendre  de  leur  part.  L'Ele£ieur  de 
Saxe  s'adressa  le  premier  au  Roi,  après  s'être 
vainement  adressé  à  la  cour  de  Vienne,  dont 
la  hauteur  ne  daigna  pas  même  l'honorer  d'u- 
ne réponse ,  parce  qu'ayant  presque  entière- 
ment dépouillé  l'Elefteur  palatin ,  ce  prince 
se  trouvoit  hors  d'état  de  satisfaire  la  Saxe  sur 
ce  qu'elle  exigeoit  de  la  succession  allodiale. 
La  cour  de  Vienne,  qui  d'autre  part  agissoit 
avec  plus  de  précipitation  que  de  prudence  , 
avoit  négligé  de  s'assurer  du  Prince  de  Deux- 
ponts,  légitime  successeur  de  l'Elefteur  pala- 
tin ,  dont  l'accession  étoit  absolument  néces- 
saire pour  rendre  le  traité  de  Munich  valable. 
Elle  avoit  de  plus  traité  cette  affaire  avec 
si    peu    de   secret    et   de   ménagement,    que 

toutes 


DE    LA    GUERRE   DE    1778.        225 

toutes  ses  démarches  étoient  connues  depuis 
dix  ans  qu'elle  couvoit  ce  projet.   C'est  ce  qui 
engagea  le  Roi  à  envoyer  le  comte  de  Goertz 
incognito  à  Munich,  où  il  arriva  à  point  nom- 
mé, pour  arrêter  le  prince  de  Deuxponts  au 
bord  du  précipice  où  il  alloit  s'abymer.    Le 
comte  de  Goertz  lui  représenta  qu'il  ne  gagne- 
roit  rien  en  ratifiant  le  traité  de  son  oncle  ,  au 
lieu  qu'en  protestant  contre  l'illégalité  de  cet 
acte ,  il  conservoit  l'espérance  de  se  faire  resti- 
tuer une  partie  du  cercle  de  Bavière^,  que  l'é- 
lecteur Palatin  avoit  abandonnée  à  l'Autriche, 
La  force  de  la  vérité  se  fit  sentir  à  ce  jeune 
prince  et  sa  protestation  parut  peu  de  temps 
après;  il  écrivit  en  même  temps  au  Roi,  pour 
lui  demander    son   appui  et   son   assistance. 
Dès  lors  cette  afïaire  commença  à  prendre  une 
forme  régulière.  La  cour  de  Berlin,  chargée  des 
intérêts  de  l'électeur  de  Saxe  et  du  prince  de 
Deuxponts,  trouva  des  motifs  sufïisans  pour  en- 
tamer une  négociation  avec  la  cour  de  Vienne 
touchant  la  succession  de  la  Bavière.  C'étoient 
des  escarmouches  politiques  ,  qui  donnoient 
le  temps  de  s'instruire  foncièrement  du  parti 
que  la  France  prendroit,  et  de  ce  qu'on  pensoit 
Tome   V»  P 


226  MÉMOIRES 

à  Péterbourg.   Sous  prétexte  d'un^  ignorance 
affectée ,   on  deniandoit  à  la  cour  de  Vienne 
des  éclaircissemens  sur  les  droits  qu'elle  pré- 
tendoit  avoir  sur  la  Bavière  ;  l'on  exposoit  ses 
doutes  ;    on  alk'guoit  le  droit  public ,    et  ce 
que  les  lois  et  les  coutumes  avoient  d'opposé 
à  ces  prétentions  ;    l'on  rappeloit  les  articles 
formels  du  traité  de  Westphalie  qui  régloient 
cette  succession  5  enfin  l'on  mettoit  la  cour  im- 
périale dans  des  embarras  d'autant  plus  grands, 
qu'étant  surprise  par  la  mort  inopinée  de  l'é- 
lecteur de  Bavière,  elle  avoit  manqué  de  temps 
pour  donner  à  son  usurpation  des  couleurs  ap- 
parentes,    qui  pussent  en  imposer;    aussi  ses 
défenses  furent-elles  si  foibles  et  si  mauvaises, 
qu'on  les  réfuta  facilement.  Dans  ce  conflit  des 
plus  grandes  affaires ,   le  Roi  se  trouvoit  plus 
gêné  par  la  position  actuelle    des  puissances 
prépondérantes  que  par  celle  des  Auti'ichiens. 
La  France  étoit  liée  à  l'Autriche  par  le  traité  de 
Versailles;   s'étoit-elle  arrangée  ou  non  avec 
l'Empereur?    Ce  prince  lui  avoit- il  promis 
des  cessions  en  Flandre ,  pour  qu'elle  consen- 
tît à  l'usurpation  de  la  Bavière  ?    Préféreroit- 
elle  à  la  garantie  du  traité  de  Westphalie  le 


DE   LA   GUERRE  DE   1778.        227 

traité  de  Versailles  ?  Enfin  dans  les  démêlés  qui 
s'annonçoient,   demeureroit- elle  neutre  ,    oU 
bien  assisteroit-elle  l'Autriche?  Il  étoit  de  la 
dernière  importance  d'avoir  des  notions  sûres 
sur  tous  ces  points ,  pour  ne  point  se  précipi- 
ter dans  une  entreprise,   sans  en  prévoir  les 
suites.  Tous  ces  points  furent  développés  suc- 
cessivement à  Versailles;   l'on  connut  que  le 
ministère     désapprouvoit    intérieurement    la 
conduite  desAutrichiens;  que  par  ménagement 
pour  la  reine  de  France,  fille  de  Marie  Thé- 
rèse ,   on  ne  se  déclareroit  point  contre  l'Em- 
pereur, mais  aussi  qu'on  ne  se  départiroit  pas 
de  la  garantie  de  la  paix  de  Westphalie.   Cela 
vouloit  dire    que  la  France  se  proposoit  de 
conserver  la  neutralité;  ce  qui  paroissoit  un 
bien  petit  rôle  pour  une  aussi  grande  puissance, 
qui  du  temps  de  Louis  XIV  avoit  fixé  les  yeux 
de  l'Europe   étonnée  :    mais  bien  des  raisons 
motivoient  cette  conduite.  Le  poids  des  dettes 
énormes   dont  le  royaume  étoit  chargé,    et 
qui  en  l'augmentant  menaçoit  d'une  banque- 
route générale  ;   l'âge  de  Mr  de  Maurepas,  qui 
touchoit  à  son  seizième  lustre  ;  l'éloignement 
que  la  nation  françoise  avoit  pour  une  guerre 

P   2 


2Cj8  mémoires 

en  Allemagne ,  fortifié  par  le  peu  de  réputation 
que  les  armées  françoises  avoient  acquise  dans 
leurs  dernières  campagnes  contre  les  alliés  que 
le  prince  Ferdinand  deBronswic  commandoit; 
les  engagemens  que  la  France  avoit  pris  avec 
les  colonies  angloises  de  l'Amérique ,  qui  l'o- 
bligeoient  à  soutenir  leur  indépendance ,  et 
cela  dans  un  moment  où  elle  avoit  résolu  de 
déclarer  par  mer  la  guerre  à  la  Grande  Bre- 
tagne. Pour  armer  tant  de  vaisseaux  l'on  tra- 

o 

vailloit  dans  tous  les  chantiers.    Tout  l'araent 
que  l'industrie  pouvoit  ramasser ,  étoit  destiné 
pour  la  flotte,  et  il  ne  restoit  rien  pour  d'autres 
opérations.      Cet  état  d'impuissance  nempê- 
choit  pas  le  ministère  de  voir  avec  chagrin  les 
pas  audacieux  du  jeune  Empereur  pour  s'ache- 
miner au  despotisme.    Il  faisoit  de  la  Bavière 
une  galerie  pour  s'approcher  de  l'Alsace  et  de 
la  Lorraine  ;    il  se  frayoit  en  même  temps  un 
chemin  en  Lombardie  ,   projet  dont  le  roi  de 
Sardaigne  appréhendoit  le  contrecoup,  et  dont 
ilportoitdes  plaintes  amères  en  France.  Toutes 
ces  différentes  idées,    tous  ces  motifs  résumés 
inettoient  le  ministère  de  Versailles  dans  des 
^entimens  favorables  pour  le  roi  de  Prusse  j 


BE  LA    GUEPcRE    DE    1778.        22g 

parce  qu'il  étoit  bien  aise  que  quelque  puis- 
sance que  ce  fût  s'opposât  à  l'ambition  déme- 
surée d'un  jeune  Prince  qui  pouvoit  pousser 
ses  projets  d'agrandissement  bien  loin,  s'il 
n'étoit  arrêté  au  commencement  de  sa  course. 
La  France  demeuroit  dans  une  espèce  d'apa- 
thie, et  elle  voyoit  en  même  temps  les  deux 
plus  puissans  princes  d'Allemagne  s'afïoiblir 
réciproquement. 

Telles  étoient  les  dispositions  de  la  cour  de 
Versailles,  sur  lesquelles  on  pouvoit  compter. 
Il  restoit  à  pénétrer  avec  le  même  soin  quelles 
étoient  les  vues  et  les  sentimens  de  la  cour  de 
Péterbourg.  L'impératrice  de  Russie  étoit  l'al- 
liée du  roi  de  Prusse;  mais  elle  se  trouvoit  à 
la  veille  d'une  nouvelle  guerre  avec  la  Porte, 
ce  qui  devoit  la  gêner,  en  lui  ôtant  les  moyens 
de  remplir  ses  engagemens  envers  la  Prusse.  II 
étoit  facile  de  prévoir  que  les  Autrichiens  met- 
troient  la  ruse  en  oeuvre ,  pour  accélérer  les 
hostilités  entre  les  Russes  et  les  Turcs  ;  c'étoit 
une  diversion,  qui  en  occupant  ailleurs  la  cour 
de  Péterbourg,  l'empêcheroit  de  fournir  des 
secours  aux  Prussiens,  et  donneroit  par  consé- 
quent beau  jeu  aux  vastes  desseins  de  l'Empe- 

P  3 


230  MEMOIRES 

reur.  Il  ctoit  important  pour  les  Prussiens  de 
prévenir  la  cour  de  Vienne,  et  de  contrecarer 
les  intrig.ues  qu'elle  se  préparoit  à  mettre  en 
oeuvre  à  Constantinople.  Ce  fut  à  cette  fin 
que  le  Roi  eut  recours  aux  bons  offices  de  la 
France  auprès  de  la  Porte.  La  cour  de  Ver- 
sailles s'en  chargea,  et  l'on  verra  par  la  suite  de 
ces  mémoires  que  ses  soins  ne  furent  pas  sans 
effet.  La  négociation  des  François  fut  secon- 
dée par  un  fléau  épouvantable  ;  une  peste  plus 
maligne  qu'à  l'ordinaire  affligea  la  ville  de 
Constantinople  ,  où  elle  fit  de  terribles  ravages, 
et  en  pénétrant  dans  l'intérieur  dti  sérail , 
obligea  le  grand  Seigneur  à  se  réfugier  dans 
une  de  ses  maisons  de  plaisance  à  quelque 
distance  de  la  capitale.  Une  calamité  aussi 
générale  inspira  à  cette  nation  des  sentimens 
plus  pacifiques;  elle  rallentit  l'esprit  remuant 
et  inquiet  de  Hassan  Bâcha,  grand -amiral  de 
la  Porte,  qui  étoit  le  vrai  promoteur  de  la 
guerre  que  le  Grand-Seigneur  méditoit  contre 
la  Russie;  ce  qui  applanissoit  le  chemin  aux 
insinuations  pacificj[ues  des  François.  Quoique 
ces  différentes  mesures  levassent  bien  des  ob- 
stacles 5   il  restoit  encore  d'autres  difficultés  à 


BE    LA    GUERRE    DE    1778.         23I 

surmonter,  pour  que  tout  fût  applani.  Ces 
difficultés  venoient  des  ministres  de  Russie, 
qui  avoient  peu  ou  point  d'idée  du  système 
germanique.  Néanmoins  la  cour  de  Pétera 
bourg  fut  convaincue  de  l'injustice  des  procé* 
dés  de  l'Empereur,  et  comprit  que  ce  prince, 
qui  ne  devoit  être  que  le  chef  de  l'Empire, 
aspiroit  à  s'en  rendre  le  despote. 

On  nésocioit    donc   ainsi  dans  toutes  le? 
cours  de  l'Europe,  tandis  qu'à  Vienne  on  s'ap- 
percevoit  par  les  mémoires  que  le  baron  de 
Riedesel  présentoit  au  nom  de  la  Prusse,  que 
touchant  la  succession  de  Bavière  on  raison- 
noit  à  Berlin  sur  des  principes  tout  opposés  à 
ceux  de  la  cour  impériale.  Cette  covu'  en  conçut 
des  soupçons,    et  se    doutant  que  les  choses 
pourroient  en  venir  à  une  brouillerie  ouverte^ 
dès  le  commencement  de  Mars  elle  résolut  de 
rassembler  ses  forces  en  Bohème.    Les  ordres 
furent  donnés  aux  régimens  d'Italie ,    à  ceux 
de  Hongrie  et  à  ceux  de  la  Flandre,  de  hâter 
leur  marche  pour  s'y  rendre.    Or  dès  qu'une 
armée  aussi  nombreuse  s'assemble  sur  les  fron- 
tières d'une  province  ,  la  sûreté  de  l'état  exige 
qu'on  se  mette  également  en  force,  pour  ne- 

p  4 


232  MÉMOIRES 

pas  recevoir  la  loi  de  son  voisin.  Ces  considé- 
rations engagèrent  le  Roi  à  mettre  ses  troupes 
en  mouvement,  pour  former  deux  armées, 
chacune  de  80,000  hommes.    L'une,  sous  les 
ordres  du  prince  Henri,    fut  destinée  à  s'as- 
sembler aux  environs  de  Berlin,  pour  être  à 
portée  de  joindre  promptement  les  Saxons, 
au  cas  que  l'Empereur  tentât  de  faire  une  in- 
vasion en  Saxe.    L'autre  armée ,   à  la  tête  de 
laquelle   le  Roi   avoit    résolu    de   se   mettre , 
avoit  son  rendez-vous  en  Silésie.   Sa  Majesté 
partit    de  Berlin   le    4  d'Avril   pour  Breslau, 
d'où   elle    se   rendit  à   Frankenstein ,    où  les 
troupes   de  Silésie   arrivèrent  le  même  jour. 
Cela   formoit  un    corps  de   3o,ooo  hommes, 
avec  lesquels   il  falloit  étabUr  une  défensive, 
pour  attendre  que  les  Prussiens ,  les  Poméra- 
niens,  et  ceux  de  la  Marche  électorale  eussent 
le  temps  de  les  joindre.     Dans  cette  vue  on 
prépara  un  camp  retranché  dans  le  comté  de 
Glatz  sur  les  hauteurs  de  Pischkowitz ,   dont 
la  gauche  étoit  flanquée  par  les  canons  de  la 
forteresse   et  couverte  par  le  ruisseau  de  la 
Steina,    duquel  par   le  moyen  d'une  écluse 
on  avoit  formé  une  inondation. 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.        233 

Tandis  qu'on  s'occupoit  de  ces  préparatifs, 
arriva  un  courrier  de  l'Empereur,  chargé  de 
lettres  pour  le  Pvoi.  '•*')  Elles  contenoient  de  ces 
lieux  communs  values  sur  le  désir  de  main- 
tenir  la  paix  et  de  mieux  s'entendre.   Le  Roi 
y  répondit  avec  toute  la  politesse  convenable, 
insinuant   à  l'Empereur,    qu'en  limitant   ses 
prétentions  sur  la  Bavière  il  étoit  maître  de 
conserver  la  paix,    et  que  sa  modération  lui 
feroit  plus  d'honneur  que  ne  pourroient  faire 
les  plus  brillantes  conquêtes.   Bientôt  le  cour- 
rier revint  avec  une  autre  lettre,  dans  laquelle 
l'Empereur  voulut  justifier  ses  droits.  Elle  fut 
réfutée  par  des  argumens  tirés  du  droit  féodal, 
des  pactes  de  famille,    et  du  traité  de  West- 
phalie  ;  enfin  un  troisième  courrier  succéda  aux 
précedensj  l'Empereur,  faisant  semblant  de  se 
relâcher ,    proposoit  une  négociation  qui  fût 
confiée   au  comte  de  Cobenzl,    ministre    de 
Vienne  à  Berlin.  Le  Roi  comprit  bien  que  l'Em- 
pereur vouloit  gagner  du  temps ,  pour  assem- 
bler toutes  ses  troupes  en  Bohème,  pour  for- 
tifier tous  les  postes  qu'il  prétendoit  occuper, 

♦)    La  copie  de  ces  lettres  se  trouve  à  la  fin  de  ces  mé- 
moires. 


234  MEMOIRES 

et  pour  ramasser  les  chevaux  d'artillerie,  de 
bagage  et  de  vivres ,  qui  maiiquoient  encore  à 
son  armée  ;  mais  comme  il  importoit  de  mon- 
trer de  la  modération  dans  cette  affaire,  pour 
ne  point  choquer  la  France  et  la  Russie,  le  Roi 
consentit  à  cette  négociation,  quoiqu'il  fût  fa- 
cile de  prévoir  quelle  en  seroit  l'issue.  Les  Au- 
trichiens étalèrent  toutes  leurs  mauvaises  preu- 
ves, qui  furent  réfutées  d'une  façon  victorieuse 
par  les  ministres  prussiens  ,  sans  que  la  cour  de 
Vienne  voulût  se  désister  le  moins  du  monde 
de  ses  usurpations  ;  enfin  pour  terminer  cette 
plaidoirie  infructueuse,  l'on  déclara  pour  l'z^/- 
timatum^  que  si  les  Autrichiens  ne  consentoient 
pas  à  restituer  la  plus  grande  partie  de  la  Ba- 
vière à  l'électeur  Palatin ,  on  prendroit  ce  re- 
fus pour  une  déclaration  de  guerre.  C'étoit  ce 
que  désiroit  l'Empereur;  il  aspiroit  à  se  rendre 
indépendant  de  l'Impératrice  sa  mère,  par  le 
commandement  des  armées  et  par  l'éclat  qu'il 
espéroit  d'obtenir  par  ses  succès;  toutefois  il  a 
paru  par  la  suite  des  événemens  que  ses  com- 
binaisons n'étoient  ni  justes  ni  exactes.  Il 
étoit  haï  de  la  noblesse ,  laquelle  l'accusoit 
d'avoir  le  dessein  de  la  rabaisser. 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.        235 

Dés  le  4  de  Mai  les  armées ,   tant  celle  de 
Silésie  que  celle  de  Saxe,  étoieut  formées;  la 
négociation  de  Berlin  se  rompit  le  4  Juillet,  et 
le  6  tontes  les  troupes  se  mirent  en  marche. 
Pour  mieux  cacher  ses  desseins  ,  l'armée  de  la 
Silésie  cantonnoit  dans  une  espèce  de  coude 
depuis  Reichenbach ,     Frankenstein    jusqu'à 
Neisse.    Par  cette  position  il  étoit  impossible 
que  l'ennemi  pût  deviner  si  les  forces  du  Roi 
se  porteroient  vers  la  Moravie ,  ou  en  Bohème. 
L'armée  impériale  avoit  un  corps  de  3 0,000 
hommes  en  Moravie ,  commandé  par  le  prince 
de  Teschen.   Ce  corps  étoit  retranché  près  de 
Heydepihsch  sur  les  bords  de  la  Mora,    pour 
couvrir  Olmutz.   L'armée  de  l'Empereur  étoit 
derrière  l'Elbe  dans  des  fortifications  inexpu- 
gnables ,  depuis  Koenigsgraetz  jusqu'à  la  petite 
ville  d'Arnau.   Le  corps  du  maréchal  de  Lau- 
don ,   de  40  à  3o,ooo  hommes,  garnissoit  les 
postes  de  Reichenberg  ,    Gabol  et  Schlukenau 
vers  la  Lusace  ;   le  gros  de    son  monde  étoit 
entre  Leutmeritz,  Lovv^ositz,  Dux  et  Toeplitz. 
Le  projet  de  campagne  que  le  Roi  avoit  for- 
mé, étoit  bien  différent  de  celui  qu'il  lui  fallut 
exécuter.    Il  se  proposoit  de  porter  la  guerre    ^ 


236  MÉMOIRES 

en  Moravie,  de  laisser  environ  20,000  hommes 
pour  couvrir  le  comté  de  Glatz  et  les  passages 
de  Landshut,  de  tourner  le  poste  de  Heyde- 
piltsch,  (ce  qui  étoit  faisable,)  d'engager  une  af- 
faire avec  les  Auti'ichiens  et  si  le  succès  en  étoit 
heureux,  d'envoyer  un  détachement  de  q  0,000 
hommes  derrière  la  Morava  droit  à  Presbourg, 
par  où  l'on  gagnoit  le  pont  du  Danube  qui  s'y 
trouve,  l'on  coupoit  l'armée  impériale  de  tous 
les  vivres  qu'elle  tiroit  de  la  Hongrie,  et  en 
faisant  de  là  des  incursions  vers  Vienne ,  on 
obligeoit  la  cour  pour  sa  propre  sûreté  d'attirer 
une  partie  de  ses  troupes  à  l'autre  côté  du  Da- 
nube pour  couvrir  la  capitale ,  de  sorte  que 
l'affoiblissement  des  armées  de  Bohème  auroit 
donné  beau  jeu  au  prince  Henri  et  auroit  fa- 
cilité toutes  les  opérations  de  sa  campagne. 

Quelque  avantageux  que  fût  ce  projet,  le 
Roi  fut  obligé  de  s'en  désister  par  les  raisons 
suivantes  :  en  premier  lieu  les  Autrichiens  ne 
laissèrent  qu'environ  10,000  hommes  en  Mo- 
ravie ;  le  reste ,  commandé  par  le  prince  de  Te- 
schen,  joignit  l'Empereur  auprès  de  Jaromirs. 
Il  résultoit  de  là  que  si  le  Roi  entroit  en  Mo- 
ravie avec  60,000  hommes ,  toute  l'armée  de 


DE   LA    GUERIIE   DE    1778.        237 

l'Empereur,  portée  à  80,000  combattans,auroit 
tenté  une  diversion  dans  la  basse  Silésie,  contre 
laquelle  les  troupes ,  dont  on  destinoit  le  com- 
mandement au  général  Wunsch  5  auroient  été 
trop  inférieures  en  nombre  pour  y  pouvoir  ré- 
sister; ce  qui  auroit  mis  le  Roi  dans  l'obligation 
d'abandonner  Tofiénsive  dans  la  haute  Silésie, 
poiu'  courir  défendre  le  comté  de  Glatz  ou  les 
montagnes  de  Landshut:  en  second  lieu,  la 
raison  principale  qui  détermina  pour  l'entrée 
en  Bohème  ,  fut  que  l'électeur  de  Saxe  crai- 
gnoit  que  les  Autrichiens  ne  fissent  une  inva- 
sion dans  ses  états,  et  ne  prissentDresde,  avant 
que  les  Prussiens  pussent  arriver  à  son  secours. 
Il  falloit  empêcher  l'Empereur  d'exécuter  ce 
dessein  au  cas  qu  il  l'eût  conçu  ;  car  il  en  au- 
roit résulté  que  l'électeur  de  Saxe  accablé  au- 
roit pu  être  forcé  à  changer  de  parti,  ou  au 
moins  qu'au  lieu  d'établir  le  théâtre  de  la 
guerre  en  Bohème,  on  l'auroit  par  mal-adresse 
établi  en  Saxe.  Il  fallut  donc  que  le  Roi  en- 
trât en  Bohème  avec  ses  forces  principales , 
pour  se  présenter  vis-à-vis  de  l'Empereur,  et 
l'empêcher  de  renforcer  le  corps  du  maréchal 
Laudon,  qui  sans  secours  étoit  trop  foible  pour 


;îi38  MÉMOIRES 

* 

g'opposer  aux  entreprises  du  prince  Henri; 
mais  d'autre  part  Ton  ne  pouvoit  pas  laisser  la 
haute  Silésie  sans  défense,  et  il  falloit  opposer 
des  troupes  au  général  Ellerichshausen,  qui  se 
Tenoit  dans  le  camp  de  Heydepiltsch  derrière 
la  Mora.  Ce  furent  Mrs  de  Stutterheim  et  de 
Werner  que  l'on  chargea  de  ce  commande- 
ment, avec  environ  10,000  hommes.  Voici 
comment  le  projet  sur  la  Bohème  s'exécuta. 
L'armée  de  Silésie  entra  dans  le  comté  de 
Glatz  ;  Tavant-garde  occupa  le  poste  important 
du  Raschberg,  d'où  elle  se  porta  sur  Nachod, 
le  reste  de  l'armée  suivant  l'arrière-o-arde.  Le 
7  Juillet  le  Roi  fit  une  reconnoissance  à  la 
tête  de  3o  escadrons  de  dragons  et  de  housards. 
Pour  qu'on  se  fasse  une  idée  nette  de  la  po- 
sition de  l'ennemi,  il  faut  savoir  que  les  Autri- 
chiens avoient  assez  bien  fortifié  la  ville  de  Koe- 
iiigsgraetz  pour  cju'au  moins  elle  pût  soutenir 
un  siège  de  quelques  semaines  j  k  quoi  contri- 
buoit  principalement  le  confluent  de  l'Adler  et 
de  l'Elbe ,  au  moyen  duquel  ils  avoient  formé 
des  inondations  difficiles  à  saigner.  Cette  ville 

o 

faisoit  l'appui  de  la  droite  de  leur  camp.    Au 
delà  de  l'Elbe  et  pràs  de  Koenigsgraetz  campoit 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.        23g 

un  corps  de  grenadiers  et  quelque  cavalerie 
dans  des  ouvrages  qui  ressembloient  plutôt  à 
une  ville  fortifiée  qu'à  des  retranchemens  de 
campagne.  De  Semonitz  à  Schurz  s'étendoit  un 
autre  corps  environ  de  30,000  hommes,  cou- 
verts par  des  fossés  de  8  pieds  de  profondeur, 
de  i(S  de  large,  bien  fraisés  et  palissadées,  et 
par  surcroît  entourés  de  chevaux  de  frise  qui 
lioient  ensemble  les  ouvrages  séparés;  plus  loin 
s'élevoitla  hauteur  de  Kukus,  qui  commandant 
ces  bords -ci  de  l'Elbe  s'étend  de  colline  en 
colline  par  Koenigssaal  versArnau;  d'où  cette 
chaîne  de  montagnes  aboutit  à  Ilohenelbe ,  où 
elle  se  joint  et  se  confond  avec  les  montagnes 
que  l'on  nomme  le  Riesengebirge.  Tous  les 
passages  de  TElbe  étoient  défendus  par  de 
triples  redoutes.  L'ennemi  avoit  fait  des  abatis 
d'arbres  aux  sommets  de  ces  monta2;nes  cou- 
vertes  de  bois ,  derrière  lesquels  campoient  40 
bataillons  de  la  réservCjpour  porter  de  prompts 
secours  aux  lieux  que  les  Prussiens  auroient  la 
témérité  d'attaquer,  au  cas  qu'il  fût  possible 
d'emporter  successivement  ce  nombre  de  re- 
doutes et  d'ouvrages  munis  de  i,3oo  canons  en 
batterie.    Ajoutez  à  tant  de  difficultés  la  plus 


240  MEMOIRES 

considérable,  et  qui  empêchoit  absolument 
de  tenter  le  passage  de  l'Elbe,  c'est  que  depuis 
Jaromirs  jusqu'aux  hautes  montagnes  le  lit  de 
la  rivière  est  bordé  à  chaque  rive  de  rochers 
de  douze  et  plus  de  pieds  de  hauteur;  ce  qui 
empêche  d'y  jeter  des  ponts  et  de  la  franchir 
en  d'autres  lieux  que  ceux  où  ses  ponts  sont 
déjà  établis.  L'ennemi  s'étoit  principalement 
attaché  à  fortifier  ces  passages ,  dont  une  sur- 
abondance d'ouvrages  rendoit  l'approche  im- 
praticable. 

Quelque  imposant  que  fût  l'aspect  de  ce 
camp  formidable  ,  on  se  flatta  pourtant  durant 
les  premiers  jours  de  gagner  par  adresse  ce 
qu'on  ne  pouvoit  emporter  par  la  force.  L'on 
avoit  dessein  d'opposer  à  la  partie  de  l'armée 
autrichienne  campée  entre  Jaromirs  etSchurz 
un  corps  de  troupes  capable  de  la  tenir  en  re- 
spect; on  le  destinoit  en  même  temps  à  faire 
de  fausses  attaques  d'un  côté  sur  le  village  de 
Hermannitz  et  de  l'autre  sur  Koenigssaal, tandis 
que  le  gros  de  l'armée  seglisseroit  par  la  vallée 
de  Sylva,  passeroit  la  nuit  l'Elbe  au  village  de 
Werdeck,  enfileroit  le  chemin  de  Prausnitz 
pour  gagner  les  hauteurs  de  Schwitschin,  qui 

étant 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.  2^1 

étant  les  plus  hautes,  dominoient  toute  la  con- 
trée, &  le  camp  même  de  l'ennemi.  S'il  avoit 
été  possible  aux  Prussiens  de  s'y  établir,  ils 
coupoient  l'aile  droite  des  impériaux  de  l'aile 
gauche ,  les  obligeoient  à  combattre  à  leur  dés- 
avantage, ou  bien  à  se  retirer  plus  honteuse- 
ment encore.  En  conséquence  de  ce  projet  le 
Roi  se  campa  à  Welsdorf  avec  Q5  bataillons 
seulement  et  60  escadrons.  C'étoit  ce  corps 
qui  devoit  masquer  les  mouvemens  de  la  gran- 
de armée.  Celle-là  demeura  dans  le  poste  de 
Nachod,  d'où  il  étoit  plus  facile  de  la  faire 
manoeuvrer,  soit  sur  la  droite ,  soit  à  la  gauche 
principalement  de  cette  avant-garde.  Comme 
il  étoit  nécessaire  de  reconnoître  exactement  la 
position  de  l'ennemi,  pour  s'assurer  si  le  plan 
dT)nt  nous  avons  parlé  pouvoit  s'exécuter,  ou 
s'il  étoit  de  nature  à  être  rejeté,  l'on  déguisa 
les  reconnoissances  sous  difiérens  prétextes  ap- 
parens  ;  tantôt  on  donnoit  l'alarme  à  quelque 
quartier  de  l'ennemi,  quelquefois  on  enga£[eoit 
des  escarmouches  avec  ses  postes  avancés;  le 
plus  souvent  on  fourrageoit  sous  son  canon. 
Ce  fut  dans  les  différentes  occasions  que  four- 
nirent ces  petites  opérations  de  guerre,  qu'en 
Tome  V.  Q 


242  MEMOIRES 

s'apprcchant  de  Koenigssaal  et  du  village  de 
Werdeck  ,  on  découvrit  auprès  de  Prausnitzun 
camp  fort  à  peu  près  de  sept  bataillons,  et  der- 
rière ce  poste  sur  la  croupe  du  mont  de  Schwit- 
schin  un  autre  corps  d'environ  quatre  batail- 
lons. Ces  précautions  de  l'ennemi  mettant  des 
obstacles  insurm.ontables  aux  desseins  qu'on 
avoit  formes,  mirent  le  Roi  dans  la  nécessité  d'y 
renoncer,  pour  imaginer  d'autres  expédiens. 
La  distribution  des  troupes  étoit  bonne  autant 
qu'on  pcuvoit  exécuter  le  premier  projet;  elle 
pouvoit  à  la  longue  devenir  vicieuse,  si  Ton  se 
contentoit  d'un  si  foible  corps  pour  l'opposer 
à  toutes  les  forces  de  l'Empereur.  La  distribu- 
tion de  l'armée  fut  donc  changée;  40  bataillons 
formèrent  le  camp  de  Welsdorf  ;  le  lieutenant 
général  Bulow  fut  placé  avec  quelques  batail- 
lons et  30  escadrons;  à  Smirsitz  ;  le  général 
Falkenliayn  au  défilé  de  Kovvalkowitz ,  cjui 
étoit  derrière  l'armée  ;  le  général  Wunsch  aVec 
Q.O  bataillons  à  Nachod ,  pour  couvrir  les 
convois  de  l'armée ,  et  le  général  Anhalt  avec 
iQ  bataillons  et  20  escadrons  tout -à -fait  sur  la 
droite  de  l'armée  à  Pilnikau  vis-à-vis  d'Ar- 
nau  et   de  Neuschloss  ;   mais    sa   communica- 


DE    LA  GUERRE   DE    I778.  243 

tion  étoit  assurée  avec  l'armée  du  Roi  par  la 
forêt  de  Sylva,  où  les  Prussiens  avoient  des 
postes. 

Tandis  que  ces  mouvemens  se  faisoient  en 
Bohème ,  et  que  l'armée  de  l'Empereur  étoit  si 
occupée  d'elle-même,  que  la  crainte  d'être  at- 
taqué d'un  mioment  à  l'autre,  écarioit  toute 
pensée  de  détacher  vers  le  maréchal  Laudon,  le 
})rince  Henri  gagna  Dresde  sans  opposition  ;  de 
là  il  poussa  des  détachemens  en  Bohème  à  la 
rive  gauche  de  l'Elbe  ;  mais  par  une  manoeuvre 
assez  leste,  quoique  difficile,  il  se  porta  en  Lu- 
sace ,  laissant  le  général  Platen  à  la  tête  d'en- 
viron '20,000  hommes  pour  couvrir  Dresde  ;  et 
18,000  Saxons  s'étant  joints  à  ses  troupes,  ce 
prince  se  porta  en  Bohème  par  différens  corps, 
qui  tournant  et  attaquant  les  détachemens  que 
l'ennemi  avoit  à  Schlukenau ,  Rumbourg  et 
Gabel,  les  dépostèrent  et  leur  prirent  1500 
hommes  et  6  canons.  S.  A.  R.  fit  fortifier  les 
environs  de  Gabel,  dont  la  défense  fut  confiée 
aux  Saxons,  et  s'avança  avec  le  gros  de  l'armée 
à  Nimes,  où  elle  se  posta  dans  un  camp  d'une 
forte  assiette.  Ce  coup,  auquel  les  impériaux 
n'étoient    point    préparés ,  •  dérangea    tout  le 


244  MEMOIRES 

projet  de  leur  défensive.  Le  maréchal  Laudon 
abandonna  avec  précipitation  les  postes  d'Aus- 
sig  et  de  Dux ,  mais  ce  qui  doit  surprendre  d'a- 
vantage ,  ses  fortifications  de  Leutmeritz ,  avec 
le  magasin  qui  s'y  trouvoit.  Le  général  de 
Platen  profita  avec  célérité  de  cette  faute  ;  il 
prit  Leutmeritz,  s'avança  vers  Budin  sur  l'Egra , 
et  poussa  son  avant- garde  jusqu'à  Welwarn  , 
qui  n'est  qu'à  trois  milles  de  Prague.  L'alarme 
et  la  consternation  se  répandirent  dans  cette 
grande  ville  ;  la  ];)remière  noblesse ,  qui  s'y  étoit 
rassemblée ,  se  sauva ,  et  la  capitale  resta  quel- 
ques jours  comme  déserte.  Le  maréchal  Lau- 
don ayant ,  comme  nous  l'avons  rapporté  5 
abandonné  toute  la  rive  gauche  de  l'Elbe ,  ne 
se  crut  en  sûreté  qu'à  Munchengraetz  auprès  de 
Jung-  Bunzlau  ;  et  comme  les  ennemis  avoient 
tout  à  craindre  pour  l'armée  de  l'Empereur, 
le  maréchal  de  Laudon  garnit  de  gros  détache- 
mens  tout  le  cours  de  l'Iser  ,  qui  coule  ou 
entre  des  rochers ,  ou  entre  des  marais.  Dans 
la  haute  Silésie  les  Prussiens  avoient  surpris 
dans  leur  camp  de  Heydepiltsch  deux  régimens 
de  dragons  impériaux  et  les  avoient  presque 
ruinés. 


DE   LA    GUERRE   DE    1778.  245 

Ce  fut  dans  ces  circonstances,  où  la  guerre 
étoit  bien  décidée,  où  les  Prussiens  avoient  déjà 
quelques  avantages ,  où  dans  le  royaume  de 
Bohème  quatre  grandes  armées  étoient  en  action 
les  unes  contre  les  autres ,  c|u'arriva  à  Welsdorf 
un  étranger,  qui  s'annonçant  Secrétaire  du 
prince  Gallizin ,  ministre  de  Russie  à  Vienne, 
demande  à  parler  au  Roi.  Ce  foi-disant  secré- 
taire étoit  le  Sr  Thugut,  ci-devant  ministre 
de  l'Empereur  à  Constantinople.  Il  étoit  char- 
gé d'une  lettre  de  l'Impéiatrice- Reine  pour  le 
Roi.  Nous  nous  contentons  d'en  rapporter  la 
substance  :  l'Impératrice  témoignoit  son  chagrin 
des  brouilleries  et  des  troubles  qui  venoient 
de  naître  ;  l'appréhension  qu  elle  avoit  pour  la 
personne  de  l'Empereur;  le  désir  de  trouver 
des  tempéramens  propres  à  concilier  les  esprits, 
en  priant  le  Roi  d'entrer  en  explication  sur  ces 
différens  sujets.  Le  Sr  Thugut  prit  ensuite  la 
parole,  et  dit  au  Roi  qu'il  seioit  facile  de  s'en- 
tendre, si  l'on  y  procédoit  de  bonne  foi.  L'in- 
tention des  Autrichiens  étoit  de  gagner  ce  prin- 
ce par  des  offres  si  avantageuses ,  qu'elles  le 
fissent  désister  de  fappui  qu'il  prêtoit  à  l'électeur 
Palatin.     Pour  cet  effet  Thugut  l'assura  que  sar 

Q3 


246  MÉMOIRES. 

cour  non  seulemeut  ne  s'opposeroit  point  à  sa 
succession  éventuelle  des  margraviats  de  Ba- 
reuth  et  d'Anspach ,  mais  qu'encore  elle  ofFroit 
son  appui  à  la  Prusse  pour  le  troc  de  ces  mar- 
graviats contre  des  provinces  limitrophes  du 
Brandebourg ,  comme  la  Lusace  ,  ou  le  Meck- 
lenbourg,  si  le  Roi  le  jugeoit  conforme  à  ses 
intérêts.  Le  Roi  lui  répondit  que  sa  cour  mê- 
loit  et  confondoit  ensemble  des  choses  qui  n'a- 
voient  aucune  connexion ,  savoir  sa  succession 
légitime  et  incontestable  sur  ces  margraviats  avec 
l'usurpation  de  la  Bavière,  et  l'intérêt  de  ses 
Etats  avec  l'intérêt  de  l'Empire,  dont  il  em- 
brassoit  la  cause  ;  que  si  Ton  vouloit  s'entendre, 
il  étoit  nécessaire  que  sa  cour  se  désistât  d'une 
partie  de  la  Bavière,  et  qu'on  prît  des  mesures 
pour  qu'à  l'avenir  des  actes  d'un  despotism.e 
aussi  violent  ne  troublassent  plus  la  sécurité  du 
corps  germanique  ,  en  ébranlant  ses  plus  fermes 
fondemens  ;  et  qu'à  l'égard  de  cette  succession  il 
étoit  bien  éloigné  de  forcer  un  prince  quelcon- 
que à  troquer  ses  Etats  contre  ces  margraviats  ; 
enfin  que  si  un  troc  pareil  avoit  lieu ,  il  falloit 
que  ce  fût  de  bon  gré  qu'il  s'arrangeât.  Le 
Roi  ajouta,  que  ceci  ne  s'étant  traité  que  ver- 


BE    LA    GUERRE   DE    I778.         247 

balement,  il  vouloit  bien,  pour  donner  à  l'Im- 
pératrice des  preuves  évidentes  de  ses  disposi- 
tions pacifiques,  minuter  quelques  articles  prin- 
cipaux ,  qui  pourroient  servir  de  base  au  traité 
qu'on  se  proposoit  de  faire.  Thugut  s'oîlrit 
pour  secrétaire  ;  mais  le  Roi ,  qui  ne  se  fioit  ni 
à  son  style,  ni  à  ses  intentions,  les  coucha  lui- 
même  par  écrit.  Certainement  l'Impératrice 
Keine  auroit  bien  gagné  en  les  acceptant.  La 
cour  de  Russie  nesVkoit  point  encore  déclarée  : 
la  France  conseilloit  à  TAutriche  de  faire  la. 
paix  ;  mais  ses  avis  avoient  peu  d'influence  sur 
^  l'esprit  ardent  du  jeime  Empereur  ,  et  sur  le 
génie  impérieux  d\i  prince  Kaunitz. 

Voici  le  résumé  de  ce  projet:  Tlmpératrice 
rendra  la  Bavière  à  l'électeur  Palatin,  à  l'ex- 
ception de  Burghausen,  des  mines,  et  d'une  par« 
lie  du  haut  Palatinat;  le  Danube  sera  libre; 
llatisbonne  ne  sera  plus  bloquée  par  la  posses- 
sion de  Stadt-am.-Hof  ;  la  succession  de  ce  pays 
sera  assurée  aux  héritiers  lécritimes  de  la  Ba- 
vière;  l'électeur  de  Saxe  obtiendra  du  Palatin 
\\ne  somme  d'argent  pour  les  alicdiaux  ,  et  la 
cour  impériale  lui  cédera  les  droits  qu'elle  pré- 
tend avoir  sur  tous  les  fiefs  situés  en  Saxe;  le 


248  MÉMOIRES 

duc  de  Mecklenbourg  aura  ,  en  guise  de  dé- 
dommagement pour  ses  prétentions  en  Bavière^ 
quelque  fief  vacant  dans  l'Empire  ;  la  cour  im- 
périale ne  chicanera  plus  le  roi  de  Prusse  pour 
îa  succession  des  margraviats  ;  la  France ,  la 
Russie  et  le  corps  germanique  garantiront  le 
présent  traité.  Thugut  partit  pour  Vienne  avec 
cette  pièce  ;  il  revint  ensuite  chargé  d'une  foule 
de  propositions  insidieuses ,  dont  le  prince 
Kaunitz  l'avoit  muni.  Le  Roi  s'apperçut  par  la 
forme  que  prenoit  cette  négociation  ,  qu'elle 
n'étoit  pas  de  nature  à  pouvoir  réussir  ;  il  ne 
lui  convenoit  uas  d'ailleurs  de  traiter  avec  Mr 
Thugut;  ainsi  il  l'envoya  au  couvent  de  Brau- 
nau  5  pour  étaler  ses  talens  devant  le  comte 
Finck  et  le  Sieur  de  Herzberg ,  ses  ministres, 
qui  l'expédièrent  infructueusement  pour  Vienne 
quelques  jours  après.  Tout  ce  qui  s'étoit  passé 
dans  cette  négociation  fut  communiqué  aux 
ministres  de  la  France  et  de  la  Russie ,  afin  que 
convaincus  des  procédés  désintéressés  de  la 
Prusse,  ils  ne  se  laissassent  point  prévenir  par 
les  fausses  expositions  que  leur  en  feroient  les 
ministres  de  Vienne.  L'Impératrice  Reine  dé- 
çiroit  sincèrement  la  paix;  son  fils  l'Empereur, 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.         249 

clont  elle  connoissoit  l'ambition  à  la  tête  de  ses 
troupes  5  lui  faisoit  craindre  la  perte  ou  l'afïoi- 
blissement  de  son  autorité  ;  mais  elle  étoit  mal 
secondée  par  son  ministre  le  prince  Kaunitz, 
qui  par  des  vues  assez  communes  aux  courti- 
sans s'attachoit  plutôt  à  l'Empereur,  dont  la 
jeunesse  ouvroit  une  perspective  plus  brillante 
à  la  famille  de  ce  ministre  que  l'âge  avancé 
de  l'Impératrice.  Le  sort  des  choses  humaines 
est  d'aller  ainsi;  de  petits  intérêts  décident  des 
plus  grandes  affaires.  L'Empereur,  instruit  de 
la  négociation  du  Sr  Thugut ,  en  fut  furieux  ; 
il  écrivit  à  sa  mère,  que  si  elle  vouloit  faire  la 
paix  5  il  ne  retourneroit  jamais  à  Vienne  ,  et 
s'établiroit  à  Aix-la-Chapelle,  ou  dans  quelque 
lieu  que  ce  pût  être,  plutôt  que  cie  s'appro- 
cher jamais  de  sa  personne.  L'Impératrice  avoit 
fait  venir  le  Grand  duc  de  Toscane,  quelle  en- 
voya aussitôt  à  l'armée,  pour  qu'il  adoucît  l'Em- 
pereur son  frère,  et  lui  inspirât  des  sentiiTiens 
plus  pacihques.  L'effet  de  cette  entrevue  fut 
de  brouiller  les  deux  frères ,  qui  jusqu'alors 
avoient  vécu  en  très  -  bonne  intelligence. 

Après  avoir  rendu   compte  de  cette  négo- 
ciation et  de  tout   ce  qui  s'y  rapporte  ,   il  est 

05' 


9^0  MÉMOIRES 

temps  de  reprendre  la  suite  des  opérations  mi- 
litaires de  ces  quatre  armées  qui  s'observoient 
en  Bohème.  Du  côté  où  le  Roi  commandoit 
la  position  de  l'armée  impériale  avoit  été  ex- 
actement reconnue  de  Koenigsgraetz  jusqu'à  la 
ville  d'Arnau  ;  restoit  à  savoir  si  au  delà  il  y 
avoit  des  troupes  vers  Hohenelbe  et  les  hautes 
montagnes.  Le  général  Anhalt,  qui ,  comme 
nous  l'avons  dit ,  étoit  détaché  au  delà  de  la 
droite  du  camp  aux  villages  de  Bilnikau  et  de 
Kottwitz ,  eut  ordre  d'envoyer  des  partis  veïs 
Langenau  ,  et  de  s'y  porter  lui-même,  pour 
faire  un  rapport  exact  de  ce  qu'il  auroit  dé- 
couvert. Il  vit  d'abord  un  camp  fortifié  der- 
rière Neuschloss ,  et  plus  loin  il  ne  trouva  que 
deux  bataillons  campés  sur  les  hauteurs  qui 
couronnent  la  ville  de  Hohenelbe.  Ce  fait 
bien  constaté  servit  de  base  au  nouveau  projet 
que  le  Roi  forma ,  en  portant  vivement  l'ar- 
mée de  ce  côté.  Là  on  pou  voit  forcer  le  pas- 
sage de  l'Elbe,  que  deux  bataillons  n'étoient 
pas  en  état  de  défendre.  Cette  entreprise  exé- 
cutée, on  devoit  se  flatter  des  succès  les  plus 
brillans,  surtout  si  le  prince  Pïenri  s'avançoit 
de  Nimes  sur  l'Iser.    Les  deux  armées  prussien- 


DE    LA   GUERRE' DE    1778.         251 

nés  se  prêtant  là  main ,     elles  se  trouvoient  sur 
le  flanc  et  à  dos  de  l'armée  de  TEmpereiir,  qui 
nepouvoit  se  soutenir  que  par  un  combat ,  ou 
qui  se  trouvant  forcé  d'abandonner  ses  retran- 
chemens  immenses,  ne  trouvoit  point  de  po- 
ste assuré  que  derrière  les  étangs  de  Gitschin, 
où  même    sa  position  étoit  tournable,  ce  qui 
l'auroit  réduit  à   se  réfugier  à  Fardubitz ,  où  il 
étoit  couvert  par  les  étangs  de  Bohdanetz  et  le 
courant  de  l'Elbe.      Ce  projet,  quelque  beau 
qu'il  fût ,  rencontroit  de  grandes  difficultés  dans 
l'exécution.       La  première   étoit  celle  des  che- 
mins  creux  et  des  défilés  qu'il  falloit  traverser 
pour  arriver  à  l'Elbe ,  et  lafTieux   embarras    de 
traîner  par  ces  chemins  une  artillerie  nom^breu- 
se;   la  seconde,  de   fournir  l'armée  de  vivres; 
quand  on  auroit  passé  l'Elbe,  on  auroit  mené 
le  pain  iusqua  cinq  milles  au  delà  de  ce  fieu- 
ve  ;  le  manque  de  chevaux  auroit  en  troisième 
lieu  rendu  un  transport  plus  éloigné  impossible. 
Tous  ces  obstacles,  qui  se  préscntoient  à  l'es- 
prit du  Roi,  lui  firent  résoudre   daller  au  plus 
sûr  ,  et  de  cacher  encore  soigneusement  ce  pro- 
jet,   qu'il  n'abandonna  pas   cependant;   il  ne 
voulut  donc  point  quitter  son  camp  de  Wels- 


252  MEMOIRES 

dorf  avant  d'avoir  fourraaé  radicalement  toute 
la  contrée  qui  s'étend  de  l'Elbe  à  ses  frontières 
de  Silés'e,    d'autant  plus  que  les   Autrichiens 
avoient  forcé  les  habitans  de  s'enfuir  avec  tout 
leur  bétail  au  delà  de  l'Elbe;  et  le  Roi  gagnoit 
au  moins  par  là  qu'il  étoit  impossible  que  les 
Autrichiens  tinssent  l'hiver  un  corps  considéra- 
ble sur  ses  frontières;  et  inquiétassent  ses  troupes 
dans  leurs  quartiers.     Dès  que  tous  les  fourra- 
ges furent  consumés ,    le  Roi  marcha  avec  l'ar- 
mée et  prit  le  c  imp  de  Burkersdorf ,   proche  de 
Sorr,    où    il  y   avoit  33  ans  qu'il  avoit  gagné 
une  bataille  sur  les  mêmes  ennemis.      Les  Au- 
trichiens ne  firent  pas  sortir  un  homme  de  leurs 
retranchemens  à  la  poursuite  de  son  armée ,    et 
l'Empereur  demeura  immobile  et  dans  son  an- 
cienne position  derrière  l'Elbe ,  sans  même  chi- 
caner l'arrière  -  garde  au  terrible  défilé   de  Ko- 
walkowitz ,  où  elle  étoit  obligée  de  passer.     Mr 
de  Wunsch  reprit  son  poste  du  Raschberg  der- 
rière Nachod.     Le  prince  de  Prusse   occupa  le 
poste  de  Sorr  à  portée    de  celui  de  Pilnikau , 
où  commandoit  le  prince  héréditaire  de  Brons- 
wic.      On  envoya  quelques  bataillons  à  Trau- 
tenauj  à  Schazlar  et  à  Landshut,    pour  assu- 


DE   LA    GUERRE   DE    1778.  253 

rer  les  convois  qui  de  là  (Soient  plus  près 
de  Farmée.  Tous  ces  mouvemens  n'opérant 
aucun  changement  dans  la  position  où  étoit 
l'ennemi ,  Ton  crut  pouvoir  exécuter  le  pro- 
jet que  le  Roi  avoit  formé.  A  cette  fin  le 
Prince  héréditaire  alla  occuper  avec  son  corps 
la  hauteur  des  Dreyhaeuser  ;  le  prince  de  Prusse 
le  remplaça  avec  son  détachement  en  s'établis- 
sant  à  Pilnikau  ,  et  le  Roi  se  campa  avec  40  ba- 
taillons auprès  du  village  de  Léopold ,  de  ma- 
nière que  ces  trois  corps  commiuniquant  ensem- 
ble ,  pouvoient  se  prêter  la  main  au  cas  qu'un 
d'eux  fût  attaqué.  Il  étoit  temps  d'avancer, 
pour  s'approcher  d'avantage  de  Hohenelbe. 
Le  Prince  héréditaire  couronna  pour  cet  effet 
les  montagnes  qui  vont  de  Schwarzthal  à  Lan- 
genau  ;  le  Roi  le  joignit  par  sa  droite  et  rem- 
plit le  terrain  qui  va  de  Lauterwasser  à  une 
hauteur  à  gauche,  qui  fut  également  occupée. 
Le  prince  de  Prusse  garda  sa  position  de  Pilni- 
kau ,  d'où  il  pouvoit  faire  une  fausse  attaque 
sur  le  corps  des  ennemis  de  Neuschloss ,  tandis 
que  l'armée  forceroit  le  passage  de  l'Elbe.  Ce 
prince  se  distingua  à  différentes  reprises  par  sa 
vigilance  et  par  ses  bonnes  dispositions,     La  ré- 


254  MÉMOIRES 

serve  fut  placée  à  Wildschutz ,  pour  épauler  le 
camp  du  prince  de  Prusse ,  et  la  brigade  de 
Luck  fut  destinée  à  garnir  les  défilés  impratica- 
bles de  Hermannseiffen,  de  Mohren  et  des  Drey- 
haeuser.  Cette  brigade ,  chargée  de  mener  le 
gros  canon  et  les  obusiers  à  l'armée  ,  employa 
trois  jours  pour  les  traîner  de  Trautenau  à  Her- 
mannseiffen,  qui  font  une  distance  de  trois  milles. 
L'artillerie ,  qui  avoit  des  voies  larges ,  ne  put 
jamais  traverser  les  chemins  étroits  qui  étoient 
creusés  dans  la  roche  vive  ;  on  l'attendoit  avec 
impatience;  mais  elle  n'arriva  pas.  Un  temps 
aussi  précieux,  perdu  par  des  soins  inutiles ,  fa- 
vorisa si  bien  les  Autrichiens,  qu'ils  purent  s'é- 
tablir avec  toute  leur  armée  et  leur  canon  sur 
les  montagnes  qui  sont  en  delà  de  Hohenelbe  , 
et  dès-lors  il  fallut  renoncer  au  projet;  car  tout 
ce  qu'il  est  permis  de  tenter  contre  un  corps 
foible ,  devient  téméraire  si  on  le  hasarde  contre 
une  armée  nombreuse ,  principalement  quand 
elle  se  trouve  placée  dans  un  poste  presque  in- 
expugnable. Pour  forcer  ces  troupes,  il  falloit 
avoir  les  obusiers,  seule  artillerie  dont  on  pût  se 
servir  contre  les  ennemis  postés  sur  des  mon- 
tagnes; et  ces  obusiers  n'y  étoient  point.     Il  faî- 


DE    LA.    GTJEPvRE    DE    1778.         235 

loit  de  plus  passer  l'Elbe  sur  des  ponts,  Sc  défi- 
ler devant  un  grand  front,  qui  auroit  écrasé  les 
troupes  avant  qu'elles  pussent  se  mettre  en  ba- 
taille. Il  falloit  encore  déloger  le  corps  de 
Zisko^vitz  des  coteaux  du  Rîesengebirge ,  d'où 
il  seroit  tombé  sur  le  flanc  des  assaillans,  si  on 
ne  lui  avoit  précédemment  donné  la  chasse. 
La  montagne  où  il  étoit ,  s'appeloit  Wilschura, 
et  cette  expédition  étoit  un  préalable.  Il  fîiUoit 
aussi  que  le  prince  Henri  coopérât  à  cette  en- 
treprise. Si  tous  ces  empêchemens  n'étoient 
survenus,  le  projet  étoit  de  chasser,  comme 
je  l'ai  dit,  Mr  de  Ziskowitz  de  son  poste; 
d'établir  ensuite  45  gros  obusiers  derrière  Ho- 
heneibe ,  pour  bombarder  de  là  la  partie  des 
ennemis  qui  se  trouvoit  vis -a- vis  de  notre 
droite  ;  de  passer  l'Elbe  à  un  gué  qu'on  avoit 
découvert  près  d'un  couvent  de  moines ,  et 
après  avoir  délogé  l'ennemi  de  cette  position , 
de  s'établir  entre  Ikanna  et  Starkenbach ,  sur 
le  flanc  des  troupes  qui  campoient  près  de 
Neuschloss ,  où  les  ennemis  dévoient  s'assem- 
bler promptement  pour  attaquer  les  Prussiens 
dans  un  bon  poste,  (ce  qui  demandoit  du 
temps,)  ou  ils  étoient  dans  la  nécessité  d'aban- 


256  MÉMOIRES 

donner  tout  le  cours   de  1  Elbe  à  nos  troupes 
victorieuses. 

Toutes  les  raisons  que  nous  venons  d'allé- 
guer ayant  obligé  de  renoncer  à  ce  plan  hardi , 
il  ne  restoit  qu'à  consumer  par  les  fourrages 
tout  ce  pays  dépourvu  d'habitans ,  et  à  le  ré- 
duire en  une  espèce  de  désert,  pour  assurer  la 
tranquillité  des  quartiers  d'hiver ,  qu'on  ne 
pouvoit  prendre  qu'en  Silésie.  On  fourragea 
comme  de  coutume,  toujours  sur  les  bords  de 
l'Elbe  et  sous  le  canon  des  ennemis ,  sans  que 
l'Empereur  et  ses  troupes  donnassent  la  moin- 
dre marque  de  vigueur  ;  sans  qu'aucun  d'eux  se 
hasardât  à  passai  la  rivière  ,  pour  défendre  le 
fourrage  qu'on  prenoit  sous  leurs  yeux  à  leurs 
malheureux  cultivateurs.  Quoique  le  pays  fût 
abondant ,  le  grand  nombre  de  troupes  qui  s'y 
nourrissoient ,  acheva  bien  vite  de  consumer 
les  productions  de  la  terre.  Le  prince  Henri 
manda  au  Roi  qu'il  manquoit  de  fourrages,  et 
qu'il  n'en  trouveroit  tout  au  plus  que  jusqu'à 
la  moi^tié  de  Septembre.  Les  deux  armées  dé- 
campèrent donc  à  peu  près  le  même  jour.  Le 
lloi  quitta  la  position  de  Langenau  et  de  Lau- 
terwasser  le  14  de  Septembre,  le  prince  Henri 

son 


DE   LA    GUERRE  DE    1778.        257 

son  camp  deNimes  deux  jours  plus  tard.  Ce 
prince  passa  l'Elbe  à  Leutmeritz.  Le  prince  de 
Bernbourg,  qui  avoit  les  Saxons  avec  lui,   se 
replia    sur  Zittau    et  plaça    ses   troupes    sur 
l'Eckartsberg;  il  y  eut  quelques  escarmouches 
à  l'arrière-garde  du  prince  Henri ,  où  les  hou- 
sards  d'Usedom  eurent  occasion  de  se  distin- 
guer.    Le   lecteur  nous  saura  gré  de  ne  lui 
point  rapporter  ces  minuties  et  ces  opérations 
de  détail  qui  n'influent  en  rien  sur  les  gi'andes 
affaires.  Du  côté  du  Roi,  ce  prince  pour  alléger 
sa  retraite  avoit  eu  la  précaution  de  renvoyer 
d'avance  son  artillerie  et  ses  obusiers  de  Her- 
mannseifîen  àWildschutz.  Les  mesures  furent 
si  bien  prises,  que  l'ennemi  tenta  inutilement 
d'entamer   le   Prince    héréditaire    auprès    de 
Schwarzthal,  et  qu'il  lui  laissa  tranquillement 
reprendre  son  ancien  camp  des  Dreyhaeuser. 
La  colonne  que  le  Roi  conduisoit,  rencontra  en- 
core une  vingtaine  de  canons  embourbés  dans 
les  défilés  de  Léopold.    Cet  accident  arrêta  la 
marche  de  l'armée  ;  l'on  garnit  d'abord  les  hau^ 
teurs  des  troupes  qui  avoient  la  tête  de  la  co- 
lonne. Elles  repoussèrent  facilement  quelques 
détachemens  de  pandours  et  de  housards  venus 
Tomt    V,  R 


258  MÉMOIRES 

de  Neuschloss  par  Arensdorf  dans  l'intention 
de  harceler  l'arrière-garde  royale.  Les  canons 
furent  traînés  à  force  de  bras  sur  les  hauteurs  ; 
quelques  coups  de  canon  dissipèrent  l'ennemi, 
et  l'armée  entra  dans  le  camp  de  Wildschutz, 
dont  la  réserve,  comme  nous  l'avons  dit,  occu- 
poit  les  hauteurs ,    et  le  prince  de  Prusse  la 
gauche,  de  sorte  que  depuis  les  Dreyhaeuser 
jusqu'à  Pihiikau  et  Kottvvitz  l'armée  formoit 
irne  ligne  presque  contigiie.  Tous  ces  différens 
mouvemens  des  Prussiens  ne  firent  aucune  im- 
pression sur  l'armée  impériale  ;  elle  demeura 
immobile  derrière  l'Elbe.     Après  avoir  donc 
épuisé  de  fourrages  tous  les  environs,  le  Ptoi  se 
replia  sur  Trautenau»  Cette  marche  se  fit  sur 
trois  colonnes  ;  il  n'y  eut  de  harcelée  que  celle 
que  le  Prince  héréditaire  conduisoit.  Ce  prince 
fit  volte-face  5    à  son  tour  il  attaqua  l'ennetni, 
qui  craignant  un  engagement  sérieux,  se  reti- 
ra ,  après  avoir  perdu  une  centaine  de  morts, 
et  quelques  prisonniers  qu'on  fit  sur  lui  ;   les 
Prussiens  entrèrent  dans  leur  camp ,   le  corps 
du  Prince  héréditaire  à  droite  sur  les  hauteurs 
deFreyheit^   et  le  corps  du  prince  de  Prusse 
à  gauche  sur  les  collines   de  la  chapelle  de 


DE    LA   CTIERRE    DE    1778.        259 

Trautenau.  Mr  deWurmser,  qui  avec  un  tas 
de  troupes  légères  se  tenoit  âPrausnitz,  es- 
saya à  différentes  reprises  d'attaquer  le  poste 
du  prince  de  Prusse;  toutes  les  fois  qu'il  at- 
taqua, il  fut  repoussé,  ce  qui  fut  dû  aux  bon» 
nés  dispositions  et  à  l'activité  de  ce  prince , 
conduite  qui  eût  honoré  tout  autre  militaire 
qui  en  auroit  fait  autant. 

Les  Prussiens  ne  pouvant  rien  entreprendre 
sur  les  impériaux,  étoient  réduits  à  consumer 
les  vivres  des  contrées  où  iis  pouvoient  at- 
teindre, et  à  décamper  quand  tout  étoit  mangé. 
On  employa  toute  la  prévoyance  et  toute  la 
prudence  convenable  pour  assurer  ce  mouve- 
ment. Les  hauteurs  qui  sont  derrière  l'Uppau 
furent  garnies  d'infanterie  et  de  canons  j  les 
postes  avancés  se  replièrent  sur  l'armée,  et  la 
retraite  se  fit  avec  tant  d'ordrCjque  l'ennemi  ne 
put  entamer  l'arrière-garde  ;  si  l'on  en  excepte 
une  légère  pandourade,  rien  ne  troubla  lea 
troupes  dans  leur  marche,qu'elles  continuèrent 
jusqu'à  Trautenbach,  où  l'on  séjourna  peu  de 
jours.  De  là  l'armée  se  replia  sur  Schazlar,  dont 
le  poste  couvre  toute  la  basse  Silésie.  Mr  de 
Wurmser  s'étoit  préparé  ce  jour  pour  engager 

R  s 


26o  MÉMOIRES 

une  affaire  d'amère-garde.    Par  précipitation 
il  n'attendit  pas  que  les  Prussiens  fussent  en 
marche  pour  les  attaquer,  et  engagea  sur  notre 
gauche  une  affaire  de  poste.      La  brigade  de 
Keller,    qui  occupoit  une  hauteur    de  cette 
extrémité,  se  défendit  vaillamment,  et  repous- 
sa l'ennemi,  dont  la  perte  fut  de  400  hommes. 
Cela  fait,  les  troupes  se  rendirent  à  l'endroit  de 
leur  destination.   Le  Prince  héréditaire  partit 
de  Schazlar  avec  10  bataillons;   il  fut  joint  à 
Munsterberg  par  3o  escadrons  de  l'armée  du 
Roi  5    avec  lesquels  il  se  mit  en  chemin  pour 
la  haute  Silésie,  où  il  prit  le  commandement 
de  tout  le  corps  qui  se  trouvoit  dans  cette  pro- 
vince. Il  arriva  à  Troppau  vers  la  fin  de  Sep- 
tembre. Le  renfort  qu'il  menoit  dans  la  haute 
Silésie ,  étoit  calculé  pour  contrebalancer  un 
détachement  à  peu  près  de  la  même  force  que 
l'Empereur  envoyoit  à  Mr  d'Ellerichshausen, 
et  qui  auroit  donné  aux  impériaux  une  supé- 
riorité trop  considérable  sur   Mr  de  Stutter- 
heim,    si  l'on  n'y  avoit  pourvu  à  temps. 

Cette  campagne  s'étoit  bien  vite  terminée- 
on  étoit  à  la  fin  de  Septembre;  la  saison  des 
opérations  militaires  n'étoit  point  écoulée,;  on 


DE   LA    GUERRE    DE    1778.        261 

devoit  donc  soupçonner  que  l'ennemi  ne  s'en 
tiendroit  pas  là,  et  qu'après  avoir  observé  pen- 
dant la  campagne  une  défensive  aussi  exacte 
que  celle  que  nous  avons  rapportée,  il  couvoit 
encore  quelque  dessein  ,  et  méditoit  peut-être 
de  faire  une  campagne  d'hiver.    Deux  points 
principaux  pouvoient  être  les  objets  d  une  ir- 
ruption pour  les  Autrichiens;    l'un  d'attaquer 
en  force  le  corps  du  Prince  héréditaire  ;  l'autre 
de  forcer  les  passages  de  laLusace.  UnEmpereur 
jeune  et  ambitieux,  à  la  tête  de  ses  troupes,  qui  ' 
brûloit  de  se  signaler  par  quelque  coup  d'éclat, 
donnoit  un  air  de  vraisemblance  aux  projets 
qu'on  lui  supposoit,  ce  qui  méritoit  assurément 
un  examen  réfléchi.     Les  tentatives  que  l'en- 
nemi pouvoit  méditer  sur  la  haute  Silésie ,  pa- 
roissoient  les  plus  faciles  ;   il  avoit  de  gros  ma- 
gasins à  Olmutz  et  tout  ce  qui  est  nécessaire 
pour  le  transport  de  ses  subsistances;  de  plus 
il  ne  falloit  que  chasser  les  Prussiens  deTrop- 
pau,  pour  les  forcer  à   abandonner  TOppa  et 
à  se  retirer  vers  Cosel  et  Neisse.  Le  dessein  de 
pénétrer  en  Lusace  rencontroit  plus  de  diffi- 
cultés. Le  prince  de  Bernbourg  y  commandoit 
un  corps   de  20,000  hommes  ;    les  impériaux 

R  3 


262  MÉMOIRES 

n'avolent  point  de  magasins  à  portée  de  la  Lu- 
sace;  les  vivres  étoient  rares  du  côté  de  Schlu- 
kenau,  Gabel,  RumbourgetFriedland,  de  sorte 
que  l'ennemi  aurolt  eu  de  la  peine  à  y  amasser 
assez  de  subsistances  pour  un  corps  de  troupes 
considérable  j  toutefois  comme  il  pouvoit  dis- 
poser de  tous  les  charrois  de  la  Bohème,  ilau- 
roit  pu  à  grands  frais  et  avec  du  temps  former 
des  magasins  dans  cette  partie,  pour  se  préparer 
à  une  telle  entreprise,  très-difficile  relativement 
au  poste  de  TEckartsberg.  Moins  on  voyoit 
clair  dans  les  vues  de  l'ennemi,  plus  il  falloit  se 
préparer  pour  tous  les  cas.  A  cette  intention 
Mr  de  Bosse  fut  détaché  avec  10  escadrons  et 
5  bataillons  pour  Loewenberg  et  Greifenberg  j 
ses  ordres  portoient  d'observer  le  général  Al- 
ton ,  qui  occupoit  Friedland  et  Gabel ,  et  au 
cas  que  ce  général  voulût  entamer  le  prince  de 
Bernbourg ,  de  prendre  l'ennemi  à  dos ,  et  de 
se  concerter  en  tout  avec  ce  prince.  D'un  autre 
côté  le  prince  Henri,  c|ui  campoit  à  Noellen- 
dorf ,  envoya  un  détachement  sol\s  le  général 
Moellendorf  à  Bautzen,  pour  joindre  le  prince 
de  Bernbourg,  au  cas  que  les  Autrichiens 
tournassent  de  son  côté  5  et  supposé  que  cette 


DE   LA    GUERRE    DE    I778.        263 

expédition  devînt  plus  sérieuse  et  qu'une  par^ 
tic  de  l'armée  ennemie  voulût  pénétrer  en  Lu- 
sace,  pour  marcher  à  Lauban  avec  qo  bataiU 
Ions  et  3o  escadrons,  afin  de  couper  les  as- 
saillans  de  leurs  vivrez.  Lorsque  le  général 
Moellendorf  quitta  la  Bohème  pour  se  rendre 
à  Bautzen  ,  il  fut  attaqué  par  les  Autrichiens , 
qui  furent  repoussés  avec  une  perte  assez 
considérable.  Le  major  d'Anhalt,  qui  servoit 
sous  le  général  Moellendorf,  se  distingua 
beaucoup  dans  cette  petite  affaire. 

Tant  qu'on  ne  sut  point  à  quoi  les  ennemis 
se  détermineroient,  le  Roi  demeura  à  Schaz- 
jar;  mais  sitôt  qu'on  s'apperçut  qu'ils  ne  fai- 
soient  aucuns  préparatifs  vers  la  frontière  de  la 
Lusace  pour  amasser  des  magasins-,  et  que  le 
corps  qu'ils  avoient  sur  cette  frontière  étoit 
même  inférieur  à  celui  des  Prussiens,  il  parut 
assez  probable  que  la  tranquillité  se  maintien- 
droit  de  ce  côté-là  pendant  l'hiver.  Dès-lors  le 
îloi  eut  la  liberté  de  tourner  toutes  ses  pensées 
vers  la  haute  Silésie  ;  d'ailleurs  le  froid  com- 
mençoit  à  se  faire  sentir  assez  vivement  dans 
les  montagnes  de  la  Bohème  ;  il  geloit  toutes 
les  nuits;  les  Aucrichiens  n'avoient  aucun  corps 

R  4 


264  MÉMOIRES 

d'armée  dans  le  voisinage.  Toutes  ces  considé- 
rations parurent  suffisantes  pour  lever  le  camp, 
ce  mettre  les  troupes  qui  dévoient  défendre  la 
frontière  en  cantonnement  entre  Landshut, 
Grissau,  Hirschberg,  Schmiedeberg  et  Fried- 
land.    Elles  consistoient  en  20  bataillons  et  3o 
escadrons ,  dont  le  général Ramin  avoit  le  com- 
mandement. Cette  position  étoit  la  même  que 
le  Roi  avoit  occupée  en  l'année   175g.    Seize 
bataillons  et  quinze  escadrons  partirent  à  part, 
pour  se  rendre  dans  la  haute  Silésie  ;  le  Roi  les 
joignit  à  Neisse,  se  mit  à  leur  tête  et  marcha  à 
Neustadt.  Voici  les  raisons  de  ce  mouvement. 
Le  Roi  avoit  toujours   eu  dessein  d'attirer  la 
guerre  en  Moravie  ;  le  Prince  héréditaire  occu- 
poitTroppau;  les  ennemis  avoientjaegerndorf 
et  pouvoient  de  là  le  couper  de  Neisse  et  de 
Cosel.  C'étoit  donc  une  nécessité  d'occuper  Jae- 
gerndorf ,  pour  assurer  par  cette  position  la 
chaîne  des  quartiers  d'hiver  derrière  l'Oppa. 
On  étoit  obligé  d'ailleurs  de  prendre  des  éta- 
blissemens  solides  dans  la  haute  Silésie^  pour  se 
mettre  en  état  de  faire  le  printemps  suivant  les 
plus  grands  efforts  en  Moravie.  Les  troupes  du 
Roi  chassèrent  sans  peine  les  Autrichiens  de 


DE  LA    GUERRE   DE    1778.        265 

Jaegerndorf ,  et  l'on  s'occupa  dès-lors  à  fortifier 
la  ville,  la  montagne  et  la  chapelle,  et  les  vil- 
lages les  plus  exposés  aux  insultes  de  l'ennemi. 
Le  Prince  héréditaire  en  ht  autant  àTroppau, 
et  ces  deux  villes,  parles  fortihcations  qu'on 
y  ajouta,  devinrent  de  bonnes  places  à  l'abri 
de  toute  insulte.  Dès  la  mi -Novembre  ces  ou- 
vrages étant  en  assez  bon  état,  le  Roi  se  ren- 
dit  à  Breslau,  tant  pour  prendre  des  arrange- 
mens  pour  la  campagne  prochaine,  qu'aftn  de 
veiller  aux  négociations ,    qui  commençoient 
à  prendre  une  tournure  assez  intéressante. 

N'ayant  pas  voulu  rompre   le  récit  d'une 

campagne  stérile  en  grands  événemens ,  nous 

croyons  devoir  reprendre  maintenant  le  hl  des 

affaires  politiques.  La  cour  dePéterbourg  étoit 

celle  qui  intéressoit  le  plus ,  parce  que  c'étoit 

d'elle  uniquement  dont  on  pouvoit  attendre 

des  secours  réels.  L'impératrice  de  Russie  s'é- 

toit  engagée  d'assister  le  Roi  sitôt  que  ses  dif- 

férens  avec  la  Porte  ottomanne  seroient  vidés. 

Le  Roi,   qui  voulut  mettre  l'Impératrice  dans 

le  cas  d'accomplir  sa  promesse,  s'étoit  par  une 

suite  de  la  bonne  harmonie  qui  s'établissoit 

entre  laFrance  et  la  Prusse  adressé  au  ministère 


.* 


265  MÉMOIRES 

de  Versailles,  afin  qu'il  se  chargeât  de  la  média-     ' 
tion  entre  les  Turcs  et  les  Russes,  et  les  Fran- 
çois avoient  réussi  à  faire  consentir  la  Porte  à 
s'accommoder  avec  ses  ennemis,   en  rendant 
les  vaisseaux  russes  qu'elle  avoit  pris  aux  Dar- 
danelles, et  à  reconnoître  le  chan  des  Tartares 
protégé  par  Catherine.  A  peine  ces  nouvelles 
arrivèrent- elles  àPéterbourg,    que  l'Impéra- 
trice, rassurée  sur  la  tranquillité  de  ses  états,  et 
flattée  par  l'ambition  de  prendre  une  part  di- 
recte aux  affaires  d'Allemagne ,  se  déclara  ou- 
vertement pour  la  Prusse.    Ses  ministres  tant 
à  Vienne  qu'à  Ratisbonne  déclarèrent  en  sub- 
stance :  ,, qu'elle  prioit  l'Impératrice-Reine  de 
5, donner  une  satisfaction  entière  aux  princes 
5, de  l'Empire  à  l'égard  de  leurs  griefs ,  et  sur- 
5, tout  des  justes  sujets  de  plainte  que  leur  four- 
5,nissoit  l'usurpation  de  la  Bavière ,    faute  de 
5, quoi  l'impératrice  de  Russie  seroit  dans  l'obli- 
5,gation  de  remplir  ses  engagemens  envers  S. 
3,M.  prussienne ,  en  lui  envoyant  le  corps  de 
jjtroupes  auxiliaires  qu'elle  lui  devoit  selon  la 
5,teneur  des  traités.  „   Cette  déclaration  fit  l'ef- 
fet d'un  coup  de  foudre  sur  la  cour  de  Vienne. 

Cet  événement  inattendu  troubla  et  dérangea 

o 


DE    LA    GUERRE    DE     177S.        267 

sa  sécurité  ;  le  prince  Kaunitz  fut  embarrassé, 
n'ayant  rien  prévu.   Joseph,    qui  désiroit  ar- 
demment la  continuation  de  la  guerre,  profita 
du  trouble    et  de  la  perplexité  où  il  trouva 
l'Impératrice  sa  mère,  et  lui  fit  signer  un  ordre 
pour  augmenter  son  armée  de  80,000  recrues  ; 
il  s'écrioit  qu'il  falloit  tout  mettre  en  oeuvre, 
épuiser  toutes  les  ressources,  pour  rendre  dans 
ce  moment  décisif  la  maison  d'Autriche  plus 
formidable  que  jamais  ;   il  pensoit  que  les  dé- 
penses une  fois  faites ,  rien  ne  pourroit  arrêter 
la  continuation  de  la  guerre  ;    mais  l'Impéra- 
trice étoit   dans  des  sentimens  tout  opposés. 
Elle  soupiroit  après  la  fui  de  ces  troubles;  elle 
mettoit  tout  son  espoir  en  la  médiation  de  la 
France,  qu'elle  avoit  demandée  ;  ses  peuples, 
surchargés  d'impôts ,  ne  pouvoient  point  four- 
nir les  sommes  immenses  que  les  frais  de  la 
guerre  exigeoient  ;   les  em.prunts  étrangers  ne 
remplissoient  point  les    attentes  de   la  cour; 
enfin  l'argent  manquoit  à  tel  point,   que  sou- 
vent les  soldats    étoient    sans    paye    et  man- 
quoicnt  des  besoins  journaliers  ;    et  les  per- 
sonnes les  plus  éclairées  prévoyoient  avec  dou- 
leur un  bouleversement  général  de  la  monar- 


268  MÉMOIRES 

chie ,  si  on  ne  le  prévenoit  en  se  prêtant  de 
bonne  grâce  aux  propositions  d'une  paix  raison- 
nable. Déjà  l'Impératrice  avoit  sollicité, comme 
nous  l'avons  dit,  la  médiation  de  la  France;  elle 
avoit  de  mxême  imploré  les  bons  offices  de  la 
cour  de  Russie ,  et  par  un  hasard  singulier  la 
dépêche  de  Vienne  et  la  déclaration  de  Péter- 
bourg  étant  parties  en  même  temps,  arrivèrent 
à  peu  près  le  même  jour  au  lieu  de  leur  de- 
stination. Cela  tourna  à  l'avantage  du  Roi , 
parce  que  si  la  demande  des  Autrichiens  fût  ar- 
rivée à  Peterbour^î  avant  le  départ  de  la  décla- 
ration ,  il  est  à  présumer  que  l'impératrice  de 
Russie  l'auroit  supprimée.  D'autre  part  le  Roi, 
qui  par  ses  émissaires  étoit  informé  de  tout,  ne 
demandoit  pas  mieux  que  de  s'accommoder 
avec  la  cour  de  Vienne,  pourvu  toutefois 
qu'on  maintînt  les  constitutions  de  l'Empire 
dans  leur  intégrité ,  et  qu'on  ne  négligeât  ni 
les  intérêts  de  l'électeur  de  Saxe,  ni  ceux  du 
prince  de  Deuxponts ,  et  qu'il  fiit  à  l'abri  de 
toute  chicane  à  l'égard  de  la  succession  des 
margraviats  sur  lesquels  il  avoit  des  droits  in- 
contestables :  et  bien  éloigné  de  s'opposer  à  la 
médiation  de  la  France  5  ce  prince  envisageoit 


DE    LA    GUERRE    DE    177S.        269 

la  cour  de  Versailles  comme  garante  de  la  paix. 
deWestphalie,  et  comme  autant  intéressée  que 
la  Prusse  même  à  ne  pas  permettre  que  l'Em- 
pereur par  son  usurpation  de  la  Bavière  se  fra- 
yât un  chemin,  soit  pour  tomber  sur  le  E.oi  de 
Sardaigne  en  Italie,   (ce  qu'on  craignit  fort  à 
Turin,)  soit  pour  pénétrer  avec  plus  de  facilité 
en  Alsace  et  dans  la  Lorraine.     L'électeur  de 
Saxe  étoit  cousin  de  Louis  XVI ,  et  le  prince  de 
Deuxponts  son  protégé.  Néanmoins  ç'auioit  été 
manquer  de  prudence  c[ue  de  confier  entière- 
ment les  intérêts  de  la  Prusse  et  de  l'Allemagne 
à  un  ministère  sans  vigueur,  et  qui  n'ayant  au- 
cune volonté  ferme,  pouvoit  se  laisser  ébranler 
par  les  machinations  de  la  cour  de  Vienne. 
Pour  prémunir  Mr  de  Maurepas  contre  toute 
proposition  des  Autrichiens  directement  op- 
posée à  la  pacihcation  de  l'Allemagne  ^  le  Roi 
lui  envoya  un  mémoire  raisonné ,  qui  conte- 
no  it  les  motifs  qui  rendoient  telle  condition  de 
paix  acceptable  ,    et  telle  autre  au  contraire 
non-admissible ,  avec  un  résumé  des  articles 
principaux  et  indispensables  pour  la  paix  gé- 
nérale.   Cette  pièce  iit  un  eflet  si  avantageux, 
que  la  France  l'admit  pour  base  de  la  négo- 


270  '  MEMOIRES 

dation  dont  elle  s'étoit  chargée  à  Vienne.  Mr 
de  Breteuil,  ambassadeur  de  France  à  cette 
cour ,  éprouva  de  la  part  de  l'Empereur  des 
difficultés  qui  renaissoient  à  chaque  proposi- 
tion qu'il  mettoit  en  avant  ;  mais  cela  n'em- 
pêcha pas  l'Impératrice -Reine  d'admettre  le 
projet  de  pacification  tel  que  la  France  l'avoit 
minuté.  Sur  ces  entrefaites  le  prince  Repnin 
arriva  à  Breslau  de  la  part  de  l'Impératrice  de 
Russie  ;  il  y  parut  plus  sous  les  dehors  d'un 
ministre  plénipotentiaire  qui  venoit  dicter  de 
la  part  de  sa  cour  des  lois  à  l'Allemagne,  que 
comme  un  général  destiné  à  conduire  un  corps 
auxiliaire  à  l'armée  prussienne.  Le  Roi  avoit 
proposé  à  la  cour  de  Péterbourg  d'employer 
le  printemps  suivant  le  corps  des  Russes  contre 
la  Ludomerie  et  la  Gallicie,  où  il  y  avoit  peu 
de  troupes  5  de  pénétrer  en  Hongrie  ,  où  l'ap- 
proche des  Russes  auroit  fait  révolter  tous  ceux 
de  la  religion  grecque  qui  étoient  répandus 
dans  la  Croatie,  dans  la  Hongrie,  dans  le  ban- 
nat  de  Témesvar  et  dans  la  Transylvanie ,  le 
Roi  s'étoitmême  offert  d'y  joindre  un  corps  de 
ses  troupes  et  d'abandonner  toutes  les  richesses 
de  ces  provinces  aux  Russes.     Ce  projet  fut 


DE   LA   GUERRE    DE    1778.        271 

rejeté.  Le  corps  que  les  Russes  dévoient  fournir 
selon  le  traité,  consistoit  en  16,000  combat- 
tans  •  l'on  y  mit  un  prix  si  énorme  ,  qu'il  ne 
pouvoit  jamais  s'évaluer  par  les  services  qu'on 
en  pouvoit  attendre.  Il  en  auroit  coûté  par  an 
au  Roi  deux  millions ,  et  outre  cela  un  sub- 
side de  50O5OOO  écus  pour  une  guerre  que  la 
Russie  ne  faisoit  point  aux  Turcs.  Le  baron 
de  Breteuil,  ambassadeur  à  la  cour  impériale, 
étoit  flatté  de  devenir  le  pacificateur  de  l'Alle- 
magne ;  il  se  plaisoit  à  se  représenter  qu'en  sui- 
vant les  traces  de  Claude  d'Avaux,  plénipo- 
tentiaire à  la  paix  de  Westplialie,  ce  lui  seroit 
un  acheminement  pour  monter  aux  premières 
dignités  dans  sa  patrie,  et  surtout  au  ministère 
des  affaires  étrangères.  Il  mit  toute  son  activi- 
té en  jeu  et  travailla  avec  tant  de  persévérance, 
que  vers  la  fin  de  Janvier  il  envoya  à  Bres- 
lau  au  prince  Repnin  le  plan  de  pacification 
aénérale,  tel  que  le  Roi  l'avoit  conçu  ,  et  qu'il 
avoit  été  approuvé  par  l'Impératrice -Reine. 
Les  conditions  étoient  telles  que  nous  les  avons 
marquées.  L'on  communiqua  ce  projet  de 
paix  aux  alliés  de  la  Prusse  ;  les  Saxons  se  ré- 
crièrent 5  ils  faisoient  monter  leur  prétention 


272  MÉMOIRES 

sur  les  alleux  de  la  Bavière  à  la  somme  de  qua-. 
rante  millions  de  florins,  et  ils  prévoyoientavec 
douleur,  que  s'ils  en  obtenoient  six  ce  seroit 
beaucoup  ;  ils  exigeoient  de  plus  que  l'Empe- 
reur renonçât  à  toutes  les  prétentions  féodales 
qu'il  prétend  comme  roi  de  Bohème  avoir  sur 
la  Saxe  et  sur  la  Lusace ,  et  surtout  ils  s'é- 
toient  flattés  de  gagner  quelque  dédommage- 
ment en  fonds  de  terre  pour  arrondir  leur  ter- 
ritoire. Le  prince  de  Deuxponts  de  son  côté 
s'opiniâtroit  à  soutenir  que  la  Bavière  ne  devoit 
être  démembrée  en  aucune  manière  5  ils  s'of- 
froit  à  céder  une  partie  du  hautPalatinat,  pour 
conserver  le  cercle  de  Burgîiausen  ;  avec  cela 
il  ne  consentoit  qu'avec  une  extrême  répu- 
gnance aux  dédommagemens  que  l'électeur  de 
Saxe  avoit  à  prétendre.  Pour  contenter  le  dé- 
sir de  ses  alliés,  le  Roi  fit  une  nouvelle  ten- 
tative ,  principalement  relative  à  la  Bavière 
et  au  cercle  de  Burghausen ,  pour  essayer  s'il 
pourroit  obtenir  pour  eux  quelques  conditions 
plus  favorables  de  la  cour  de  Vienne  ;  mais 
bien  loin  d'y  acquiescer,  le  prince  Kaunitz, 
efiarouché  des  nouvelles  demandes  des  Prus- 
siens 5  répondit  fièrement  que  le  projet  de  pa- 

cifica- 


DE    LA    GUERRE   DE    1778.  273 

cification  communiqué  par  l'ambassadeur  de 
France  au  prince  Repnin  étoit  Vultimatuvi  de 
la  cour  de  Vienne ,  et  que  l'Impératrice  étoit 
résolue  à  sacrifier  jusqu'au  dernier  homme  de 
son  armée  ,  plutôt  que  d'adhérer  à  de  nou- 
velles conditions  aussi  humiliantes  et  aussi  con- 
traires à  sa  dignité  que  celles  qu'on  venoit  de 
lui  présenter.  Il  n'y  avoit  rien  que  de  fort 
naturel  à  demander  la  restitution  entière  d'une 
province  envahie  et  usurpée  ;  mais  la  P  rance  et 
la  Russie  ne  vouloient  que  la  paix;' la  premiè- 
re, pour  se  délivrer  des  sollicitations  de  l'Em- 
pereur, qui  lui  demandoit  des  secours  ;  la  se- 
conde, pour  ne  point  assister  les  Prussiens  de 
ses  troupes.  Elles  agirent  en  conséquence,  et 
pressèrent  les  ministres  prussiens  de  ne  point 
former  d'obstacles  nouveaux  à  la  pacification 
générale.  Le  Roi,  gêné  par  des  puissances  mé- 
diatrices qui  méritoient  les  plus  grands  égards, 
n'eut  pas  la  liberté  d'assister  ses  alliés  avec  le 
zélé  quil  sentoit  pour  eux;  il  ne  pouvoit  pas 
heurter  de  front  en  même  temps  l'Autriche, 
la  France  et  la  Russie  ;  il  voulut  pourtant  corv- 
certer  avec  cette  dernière  les  mesures  qui  re- 
stoient  à  prendre  ;  ce  qui  recula  d'un  moi-s  l'as- 
Tome   V.  S 


274  MÉMOIRES 

semblée  du  congrès,  parce  qu'il  falloit  ce  temps 
pour  avoir  la  réponse  de  Péterbourg. 

Nous    emploîroris  ce  délai   à    mettre  sous 
les   yeux  du  lecteur   le   précis   des   opérations 
militaires  qui  occupèrent  les    troupes   pendant 
cet  hiver.     On   se  rappellera  que  nous   avons 
laissé  le  Prince  héréditaire  dans  la  haute  Silé- 
sie,  occupé   à  soutenir  sa  position  de  Troppau 
et  de  Jaegerndorf,  donnant  la  chasse  aux  enne- 
mis, tantôt  du  côté  de  Graetz,  tantôt  à  Maeh- 
lisch  Ostrau ,  tantôt  vers  Lichten.     Les  Autri- 
chiens croyoient  de  leur  côté  que   c'étoit  ime 
humiliation  de  laisser  les  Prussiens  tranquille- 
ment les    maîtres    d'une   partie   de  leur    terri- 
toire ;  ils    auroient  voulu  tout  tenter   pour  les 
en  déloger;  mais  ils  prévoyoient  qu'ils  ne  pour- 
roient   reprendre  les   villes    de  Troppau  et  de 
Jaegerndorf  sans  les  ruiner  et  les  brûler  totale- 
ment.    Ce  moyen  paroissant  trop  dur  à  l'Im- 
pératrice Reine,  les  généraux  autrichiens  ima- 
ginèrent    qu'en    coupant    l'armée    du    Prince 
liéréditaire    de  Neisse ,    (d'où    ils    supposoient 
faussement  qu'elle  tiroit  ses  vivres,)  ils  oblige- 
roient  ce  prince  à  évacuer    toute  la   haute  Si- 
iésie.     Dans  l'intention  d'exécuter    ce    projet 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.  275 

le  général  Ellerichshausen ,  avec  un  renfort  de 
1O5O00  hommes  qu'il  avoit  reçu  de  la  Bohème, 
établit  son  quartier  à  Engelsberg,  petite  ville 
située  dans  les  gorges  des  montagnes,  dont 
l'une  aboutit  à  Branna  proche  de  Jaegerndoif, 
l'autre  débouche  à  Hof,  &  la  troisième,  qui 
passe  par  Zuckmantel  et  Ziegenhals  ,  aboutit 
à  cette  plaine  qui  s'étend  de  Weidenau  à 
Patschkau  ,  Neisse  et  Neustadt.  Ce  corps,  en- 
viron de  1  3,000  hommes,  placé  avec  cet  avan- 
tage, donnoit  différentes  alarmes  à  nos  quar- 
tiers ;  tantôt  il  fourageoit  près  de  Neisse ,  mais 
toujours  repoussé;  tantôt  il  inquiétoiî  les  en- 
virons de  Jaegerndorf ,  d'où  le  général  de  Stut- 
terheim ,  qui  en  avoit  le  commandement,  le 
renvoya  bien  battu.  Enfin  las  de  ces  échauf- 
fourrées ,  qui  ne  laissoient  pas  de  fatiguer  les 
troupes ,  le  prince  héréditaire  de  Bronswic 
résolut  de  les  alarmer  à  son  tour.  Il  rassembla 
ses  quartiers  et  fondit  avec  trois  corps  séparés 
sur  les  postes  de  Branna,  de  Lichten  et  de  l'En- 
gelbberg.  Les  impériaux  prirent  la  fuite  aussi- 
tôt que  les  Prussiens  se  montrèrent  ;  le  Prince 
leur  prit  4  canons  et  30  piisonniers  ;  mais  leur 
terreur   fut  si  grande,  qu'ils   s'éloignèrent  des 

S  5 


276  MÉM  OIRES 

cantonnemens  prussiens ,  et  que  les  troupes  de 
Troppau  et  de  Jaegerndorf  purent  jouir  de 
quelque  tranquillité.  Alors  Mr  d'EUerichshau- 
sen  tourna  son  attention  entière  vers  Zuck- 
ïnantel  et  Ziegenhals ,  d'où  il  fa'soit  journelle- 
ment des  incursions  dans  le  plat  pays.  Les 
troupes  prussiennes  de  Neustadt  et  de  Neisse 
s'opposoient  à  chaque  moment  aux  dépréda- 
tions cjue  l'ennemi  vouloit  commettre  ;  ce  Cjui 
occasionna  différentes  escarmouches ,  où  l'in- 
fanterie et  la  cavalerie  prussiennes  se  distinguè- 
rent également;  mais  ce  genre  de  petite  guerre 
n'entre  pas  dans  le  plan  des  mémoires  que  nous 
nous  sommes  proposé  d'écrire.  Toutefois  on 
résolut  de  réprimer  la  témérité  de  ces  sortes 
d'entreprises;  il  filloit  du  repos  aux  troupes 
pendant  l'hiver,  et  elles  a  voient  assez  de  temps 
pour  se  battre  durant  la  saison  des  opérations 
decampigne.  Pour  amener  les  choses  à  cette 
fin  et  couper  le  m.al  par  ses  racines  ,  on  résolut 
de  déloger  les  Autrichiens  de  leur  poste  de 
Zuckmantel,  si  la  chose  étoit  fcûsable.  Mr  de 
Wunsch  5  qui  se  trouve it  avec  dix  bataillons 
dans  le  comté  de  Glatz  ,  où  jusqu'alors  il  étoit 
resté  désoeuvré,  crut  qu'il  pourroit  s'en  éloigner 


DE    LA  GUERRE    DE    1778.  277 

pour  peu  de  temps  sans  trop  hasarder  par  une 
courte  absence.  Il  laissa  le  prince  de  Philipps- 
thaï  avec  deux  foibles  bataillons  à  Habel- 
schwerdt  ;  il  arriva  à  Ziegenhals  ,  dont  il  chassa 
les  ennemis,  et  les  poursuivit  dans  des  gorges 
c|ue  forment  les  montagnesjusqu'à  Zuckmantel; 
mais  ce  poste  avoit  été  rendu  insoutenable  pour 
les  Prussiens,  à  cause  des  hauteurs  qui  le  domi- 
nent, et  que  les  Autrichiens  avoient  non  seu- 
lement garnies  de  canons ,  mais  encore  retran- 
chées  par  des  ouvra pes  considérables  ,  dont  il 
étoit  impossible  de  les  expulser  ;  il  l'étoitmême 
de  les  tourner ,  parce  qu'on  ne  pouvoit  gravir 
contre  ces  montagnes  trop  hautes ,  trop  roides 
et  trop  escarpées.  Mr  de  VVunsch ,  convaincu 
physiquement  qu'il  ne  pouvoit  rien  entrepren- 
dre de  ce  côté  -  là  sur  l'ennemi ,  et  qu'un  plus 
long  séjour  ne  seroit  qu'une  perte  de  temps , 
s'achemina  pour  retourner  à  son  ancien  poste 
auprès  de  Glatz.  En  passant  Landeck  il  enten- 
dit une  canonnade  assez  vive  du  côté  de  Habel- 
schwerdt  ;  il  tourna  aussitôt  de  ce  côté;  mais  à 
peine  eut-il  fait  quelque  chemin,  qu'il  rencontra 
Q  ^,0  soldats  du  régiment  de  Luck  ,  qui  s'étoient 
ouvert  un  passage,  et  qui  lui  apprirent  que  le 

S  '^ 


278  MÉMOIRES 

prince  de  Phiîippsthal  avec  le  reste  du  régi- 
ment s'étoit  laissé  surprendre  par  les  Autrichiens. 
Bientôt   Mr    de  Wunsch    entendit  une   autre 
canonnade  ;    l'ennemi  attaquoit   une  espèce   de 
palanque  ou  de  redoute  dans  laquelle  le  géné- 
ral prussien  avoit  laissé    100  hommes  pour  la 
défendre.      Les  obusiers  autrichiens  y  mirent  le 
feu,   et  le  capitaine   Capeller,    qui  se    signala 
par  sa  belle  résistance ,  fut  obligé  de  se  rendre 
avant  l'arrivée  du  secours ,   de  sorte  que  Mr  de 
Wunsch  se  jeta  avec  tout  son  corps  dans  la  for- 
teresse de  Glatz.     Wurmser  et  les  impériaux, 
c|ui  n'avoient  aucune  connoissance  de  cette  re- 
doute ,    avoient  eu   dessein  de  marcher  droit  à 
Glatz   et  de  surprendre  la  ville.       Leur  projet 
ne  pouvoit  aucunement  s'exécuter  par  surpri- 
se ;   les  ouvrages  de  cette   forteresse  sont   tels, 
qu'ils   ne  peuvent  être  insultés  ,    à  moins  que 
l'ennemi  n'entreprenne  un   siège  dans  les  for- 
mes.     Mr  de  Wurmser  eut  toutefois  l'avanta- 
ge de  prendre  quelques  quartiers  dans  le  com- 
té ,    et  il  se  flattoit  bien  c^ue  pour  le  déloger 
du  domaine  prussien ,  le  Roi  tireroit  des  trou- 
pes de  la  haute  Silésie ,  afin  de  les  employer 
contre  lui^    et  que  par  là.  le  cordon  de  Trop- 


DE    LA    GUERRE    DE    177S.         27g 

pau  et  de  Jaegerndorf  et  l'armée  du  Prince  hé- 
réditaire se  dégarnissant,  Mr  d'Elleiichshausen 
auroit  beau  jeu,  et  troureroit  le  moyen  d'en- 
treprendre avec  succès  contre   les  Prussiens,  et 
de    nettoyer   ces    bords    de    TOppa  qui  don- 
noient    tant   de  jalousie  aux  impériaux;  mais 
ks  choses  tournèrent  autrement  que  les  géné- 
raux ennem/is  ne  l'im.agi noient  et   ne  le  dési- 
roient.      Le  Roi   se  mit  à  la  tête  de  quelques 
bataillons  de  sa   réserve  qui  avoient  hiverné  à 
Breslau,  auxquels  se  joignirent  les  gatdes  du 
corps ,  les  gendarmes ,  et  le  régiment  d'Anhalt, 
avec   iesquel   il   se  rendit    à  Reichenbach ,    et 
Mr  de  Ramin   envoya  4  bataillons   au  général 
Anhalt,  qui  en  avoit  4  sous  ses  ordres.     Tout 
ce    corps    occupa  Friedland    et   les   retranche- 
mens  qu'on  y  avoit  faits.     Pour  chasser  l'enne- 
mi de  Wallenbourg    le   général    Lestwitz    se 
porta  sur   Scharfeneck  ,    et   le  général   Anhalt 
sur  Braunau.     Les   impériaux   prirent  la  fuite 
de  tous  côtés  ;   à  peine  Mr  d'Anhalt  put  -  il  at- 
traper une  cinquantaine  de   pandours.      Dans 
le  même  temps  que   ces  corps  avançoient,  le 
Koi  occupa  Silberberg ,   pour  être  de  là  à  por- 
tée de  donner  des  secours  où  il  seroit  néces- 

s  4 


28o  MÉMOIRES 

saire.     Ce  mouvement  fit  une  telle  impression 
sur  les  ennemis ,  qu'ils  évacuèrent  la  ville  de 
Habelschwerdt  et  se  sauvèrent  en  Bohème.     On 
avoit  pourvu  à  tout;  si  Ton  avoit  laissé  les  im- 
périaux tranquilles  en  Bohème  sur  les  frontiè- 
res de  la  Saxe,    toutes  leurs  troupes   auroient 
reflué  vers  la  Silésie.   et  Mr  de  Wurmser  au- 
roit  été  renforcé  considérablement  ;  afin  donc 
que  l'attention  de  l'ennemi  fût  divisée  et  qu'il 
pensât  plutôt  à  sa  sûreté  qu'à   inquiéter  la  Si- 
lésie, Mr  de  Moellendorf  ramassa  quelques  trou- 
pes,   partit  de  la  Saxe,  marcha  à  Brix,  battit 
avec  sa  cavalerie  le  parti  qui  lui  étoit   opposé, 
prit  trois  canons ,   330  prisonniers,  et  le  maga- 
sin qui  étoit  dans  la  petite  ville  de  Brix.     La 
nuit   il   arriva  qu'un   bas   officier  du  regimbent 
de  Wunsch  déserta,  et  pour  se  venger  de  son 
major  il  m.ena  tout  de    suite  les  housards  au- 
trichiens dans  le  même  village  ,  dont  il  enleva 
ce  majo'r   et  cinq    drapeaux  ;    tant  il    est  vrai 
qu'un  officier  ne  peut  jamais  être  assez  sur  ses 
gardes  pour    éviter  d'être   surpris  ;    une   aven- 
ture pareille  étoit  arrivée  quelques  mois  aupa- 
ravant  en   Silésie   au  régiment    de    Thadden, 
cantonné   dans  le    village  de  Dietersbach  près 


DE   LA  GUERRE  DE   177S.  28ï 

de  Schmiedeberg.  Les  housards  firent  une 
fausse  attaque  sur  un  poste  du  régiment,  tan- 
dis qu'une  autre  troupe  pénétrant  par  un  jar- 
din et  une  grange  dans  la  maison  du  comman- 
deur ,  en  enleva  trois  drapeaux,  ayant  été  chas- 
sée avant  de  pouvoir  emporter  les  autres.  Ces 
traits  ne  font  pas  honneur  au  service  prussien  ; 
m  tis  dans  le  grand  nombre  d'officiers  qui  com- 
posent cette  armée ,  tous  ne  sauroient  être  éga- 
lement éclairés  et  vigilans. 

Pendant  que  la  guerre  se  faisoît  sans  égard 
à  la  saison ,  le  courrier  que  le  R.oi  avoit  en- 
voyé avec  son  ultimatum  revint  de  Péterbourg, 
et  les  deux  cours  étant  convenues  sur  tous  les 
articles  u^u'il  contenoit ,  le  prince  Repnin  l'en- 
voya à  Mr  de  Breteuil  à  Vienne.  Cet  ambas- 
sadeur maTida  que  cette  pièce  avoit  causé  beau- 
coup de  satisfaction  à  l'impératrice  Reine ,  et 
que  l'on  se  proposoit  d'assembler  un  congrès 
pour  mettre  la  dernière  main  à  la  pacification 
générale.  La  postérité  pourra -t- elle  croire 
que  dans  de  pareilles  circonstances,  lors  même 
que  la  cour  de  Vienne  paroissoit  sérieusement 
dans  l'intention  de  terminer  la  guerre ,  un 
général  Vvaliis  avec    8    ou  10,000  hommes  se 


282  MÉMO  IPv  ES 

soit  présenté  tout   à  coup  devant  la  ville   de 
Neustadt ,  où  le  régiment  de  Prusse  et  le  batail- 
lon de  Preuss  étoient  en  garnison  ;  rennemi  ne 
pouvant  emporter  la  ville,    y  jeta  tant  de  gre- 
nades  royales  d'une  vingtaine  d'obusiers  qu'il 
menôit  avec  lui,    que  le  feu  prit  au   bardeau 
dont  la  plupart  des  maisons  sont  couvertes ,   et 
que  Q40   habitations  furent  consumées  par  les 
flammes  ;  mais  la  garnison  tint  bon  ;  le  géné- 
ral Stutterheim,  averti  du  mouvement  des  en- 
nemis ,  les  prit  à  dos  vers  Branitz  ;  les  troupes 
cantonnées   à  Ross^valde  vinrent  sur  un  flanc 
des  Autrichiens,  des  détachemens  de  Neisse  sur 
Pautre.     Wallis  ne  pouvant  pas  s'arrêter  plus 
long-  temps  sans  exposer   tout  son  corps,  se 
retira  sur  Zuckmantel,  et  fut  poursuivi  et  ren- 
voyé jusque?  dans  son  repaire.      Cette  expédL 
lion,   méditée  par  l'Empereur,  avoit  été  pre- 
scrite au  général  Wallis.      Ce  prince  supposant 
le  roi  de  Prusse  ardent  et  d'une  vivacité  étour- 
die,  croyoit  cju'en  aigrissant  son  esprit  par  la 
ruine  d'une  de  ses  villes,   il  le  rendroit  plus  re- 
nitent  et  plus  difficile  pour  la  négociation  qui 
devoit  s'entamer;    et  que  peut-  être  l'humeur 
qu'il  enauroit,  le  poiteroit  à  la  rompre;  mais 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.  283 

cette  expédition  des  Autrichiens  ne  tourna  pas 
à  leur  avantajre. 

Peu  après  le  prince  Repnin  reçut  une  dé- 
pêche de  Mr  de  Breteuil,  qui  lui  marquoit  com- 
bien rimpératrice-Reine  désiroit  impatiemment 
une  suspension  d'armes  ;  le  4  Mars  le  Roi  reçut 
ces  nouvelles  à  Silberberg  et  donna  ordre  à  ses 
généraux  de  prendre  des  mesures  avec  ceux 
des  ennemis ,  pour  régler  avec  eux  la  trêve 
qu'on  avoit  proposée.  Le  7  fat  le  terme  mar- 
qué pour  celle  de  la  Bohème  ;  le  8  pour  celle 
de  la  haute  Silésie  et  de  la  Moravie;  le  10  pour 
celle  de  la  Saxe  et  de  l;i  Bohème.  Ce  terme 
arrivé ,  on  mit  les  troupes  dans  des  quartiers 
plus  étendus  ,  afin  de  leur  procurer  plus  d'aisan- 
ce, et  d'éviter  surtout  les  maladies  contagieuses 
qui  commençoient  à  régner  sur  les  frontières. 
Le  Roi  se  rendit  le  6  à  Breslau ,  pour  conférer 
a\ec  le  ]nince  Repnin  ;  la  ville  de  Teschen  fut 
agréée  d'un  commun  accord  pour  le  lieu  des 
conférences ,  et  le  Roi  nomma  Mr  de  Riedesel 
son  ministre  plénipotentiaire  à  ce  congrès.  Ar- 
riva alors  à  Breslau  Mr  de  Toerrina-Seefeld 
en  qualité  de  ministre  de  l'électeur  palatin; 
lui  5    le  prince  Repnin ,  Mr  de  Riedesel ,  Mr. 


284  MÉMOIRES 

de  Zinzendorf,  ministre  de  Saxe,  et  Mr  de 
Hofeiifels ,  Envoyé  de  Deuxponts  ,  toute  cette 
masse  de  né^oci-iteurs  partit  pour  Teschen, 
où  ils  furent  joints  par  Mr  de  Bieteuil,  Am- 
bassadeur et  plénipotentiaire  du  roi  de  I  rance, 
et  par  Mr  de  Cobenzl  ,  chargé  d'un  même 
emploi  par  l'impératrice  Reine.  I/Impératrice 
vouloit  sincèrement  la  paix;  mais  c[uelque 
empressement  cju'elle  eût  de  la  voir  bientôt 
rétablie ,  elle  n'avoit  pu  parvenir  à  inspirer 
les  mêmes  sentimens  à  l'empereur  son  fils. 
Ce  prince,  comme  nous  l'.vons  dit  précé- 
demment, croyoit  son  honneur  lésé,  s'il  ne 
soutenoit  point  avec  fermeté  une  démarche 
cjue  son  ardeur  lui  avoit  fait  entreprendre. 
Dès  que  les  ministres  ouvrirent  leurs  conféren- 
ces à  Teschen ,  le  comte  Cobenzl  acquiesça 
purement  et  simplement  au  plan  de  pacifica- 
tion proposé  par  la  France;  il  ne  ht  aucune 
difficulté  et  parut  aussi  content  qu'on  pouvoitle 
désirer  ;  on  crut  que  cet  ouvrage  seroit  prom.pte- 
ment  terminé,  lorsque  leprmce  Repnin  reçut  un 
courrier  de  la  part  de  Mr  d'Assebourg,  ministre 
de  l'impératrice  de  Russie  à  Ratisbonne  ,  lequel 
lui  mandoit  que  l'électeur  palatin  lui  avoit  dé- 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.  285 

claré  qu'il  ne  poiivoit,  ni  ne  vouloit  donner  au- 
cune satisfaction  à  l'électeur  de  Saxe ,  et  qu'il 
aimoit  mieux  s'en  tenir  à  son  traité  précédent 
fait  avec  la  cour  de  Vienne,  que  de  soumettre 
ses  intérêts  aux  décisions  du  congrès  de  Te- 
schen.  Mr  de  Breteuil  Sc  le  prince  Repnin 
le  prirent  tous  deux  sur  le  haut  ton ,  et  s'ar- 
mant  de  toute  la  dignité  convenable  à  des  plé- 
nipotentiaires d'aussi  grandes  puissances ,  ils  dé- 
clarèrent que  toutes  les  parties  contractantes 
ayant  déjà  adopté  le  plan  de  pacificeition  qui 
leur  avoit  été  proposé^  ils  considéreroient  désor- 
mais comme  ennemi  celui  des  souverains  qui 
voudroit  contrevenir  à  son  premier  engage- 
ment. Alors  le  com.te  de  Cobenzl  et  le  Palatin 
plièrent ,  et  des  courriers  furent  expédiés  ,  qui 
partirent  en  hâte  pour  Vienne.  Cela  n'em- 
pêcha pas  qu'on  ne  vît  renaître  d'autres  diffi- 
cultés ,  qui  barroient  à  chaque  pas  le  chemin 
aux  médiateurs.  Un  jour  c'étoient  les  Saxons, 
dont  on  ne  pouvoit  satisfaire  les  prétentions  ; 
un  autre  c'étoit  le  ministre  de  Deuxponts,  qui 
pour  faire  briller  son  zèle  demandoit  pour  son 
prince  une  augmentation  d'appanage  énorme  , 
et  soutenoit  son  système  favori ,  en  prouvant 


^86  MÊ3IOIIIES 

que  la  Bavière  étoit  un  duché  indivisible  ;  il 
fallut  que  le  Roi  s*en  mêlât  pour  que  les  cho- 
ses n'allassent  pas  trop  loin.  Avec  le  secours 
des  médiateurs  il  parvint,  quoiqu'avec  peine, 
à  calmer  la  chaleur  déplacée  de  ces  deux  mi- 
nistres; l'on  démontra  au  Saxon  ,  que  sans  la 
France,  la  Russie  et  la  Prusse,  qui  l'assistoient, 
son  électeur  n'auroit  pas  retiré  une  obole  de 
la  cour  de  Vienne,  quelques  justes  que  fussent 
ses  prétentions  ;  qu'ainsi  il  agiroit  raisonnable- 
ment en  se  contentant  de  la  somme  qu'avec 
bien  de  la  peine  on  lui  faisoit  obtenir.  On 
s'expliqua  de  même  à  peu  près  avec  celui  de 
Deuxponts,  en  lui  rappelant  qu'ayant  perdu 
les  trois  quarts  de  la  Bavière  ,  son  prince  devoit 
se  trouver  heureux  qu'on  lui  en  restituât  les 
deux  tiers.  A  peine  avoit-on  tranquillisé  ces 
deux  ministres ,  que  l'électeur  palatin  se  remit 
sur  les  rangs ,  pour  produire  de  nouvelles  chi- 
canes. La  France  en  fut  fâchée,  et  le  ministre 
de  Louis  XV  à  Munich  y  parla  sur  le  ton  que 
prenoit  Louis  XIV  au  milieu  de  ses  triomphes. 
"Néanmoins  ces  altercations  continuèrent  à  Te- 
schen,  et  furent  poussées  au  point^  que  les  plé- 
nipotentiaires mêmes  commençoient  à  se  défier 


DE    LA.    GUERRE    DE    1778.         287 

du  succès  de  leur  négociation.  Déjà  six  semai- 
nes s'étoient  écoulées  infructueusement  ;  on 
étoit  au  -20  d'Avril,  lorsqu'il  arriva  de  Constan- 
tinople  à  Vienne  un  courrier  avec  la  nouvelle 
de  la  paix  conclue  entre  la  puissance  otto- 
manne  et  la  Russie.  Il  ne  falloit  pas  moins 
qu'un  événement  aussi  important  pour  flé- 
chir l'ame  inquiète  du  jeune  Empereur.  Tant 
que  les  apparences  de  guerre  entre  la  Russie 
et  la  Porte  avoient  annoncé  une  rupture 
prochaine  entre  ces  puissances ,  Joseph  n'avoit 
considéré  la  déclaration  de  la  cour  de  Péter- 
bourg  en  faveur  de  la  Prusse  et  de  l'Empire 
que  comme  un  simple  discours ,  parce  que  la 
Russie  se  trouvant  assez  occupée  en  Crimée  à 
soutenir  le  Chan  ,  son  protégé ,  contre  la  puis- 
sance ottomamie,  qui  vouloit  le  détrôner,  elle 
n'auroit  ni  la  force,  ni  les  moyens  de  soutenir 
efficacement  la  Prusse  ;  mais  le  rétablissement 
de  la  paix  détruisoit  toutes  les  espérances  dont 
l'Empereur  s'étoit  flatté;  il  ne  pouvoit  pas  se 
déguiser  que  la  Russie  ayant  maintenant  les 
bras  libres ,  étoit  maîtresse  d'employer  ses  for- 
ces comme  bon  lui  sembleroit  ;  que  par  con- 
séquent elle  pouvoit  faire  marcher  un  si  puis- 


OSS  MÉMOIRES 

sant  corps  de  troupes  au  secours  du  Roi ,  que 
la  Prusse  gagneroit  par  là  une  trop  grande  su- 
périorité d'hommes,  contre  laquelle  il  seroit  im- 
possible aux  troupes  impériales  de  soutenir  une 
campagne  avec  dignité,  et  à  plus  forte  raison 
si  la  guerre  venoit  à  tramer  en  longueur  La 
paix  des  Russes  doit  donc  proprement  servir 
d'époque  pour  dater  l'ouverture  du  congrès 
assemblé  à  Teschen.  Dès  ce  moment  les  ma- 
chines de  l'Empereur  s'arrêtèrent ,  l'électeur 
Palatin  et  son  plénipotentiaire  se  tinrent  dans 
un  silence  respectueux;  le  comte  de  Cobenzl 
devint  plus  liant ,  et  abandonnant  ses  pro- 
positions vagues ,  il  s'expliqua  rondement  et 
nettement  sur  les  matières  qu'il  traitoit  avec 
les  médiateurs.  Toutes  ces  circonstances  favo- 
rables avancèrent  si  promptement  cet  ouvrage , 
qu'en  moins  de  quinze  jours  tout  le  monde 
étant  d'accord ,  la  paix  fut  conclue  et  signée  le 
13  Mai,  jour  de  la  naissance  de  l'Impératrice 
Keine. 

Nous  nous  contenterons  d'en  rapporter  les 
articles  principaux,  savoir  ;  que  l'Empereur  ren- 
droit  toute  la  Bavière  et  le  haut  Palatinat  à 
l'électeur  Palatin  ,   à  l'exceptien  du  cercle  de 

Burg. 


DE    LA    GUERRE    DE    1778.        289 

Burghausen;  que  la  succession  de  ces  Etats 
seroit  assurée  au  prince  de  Deuxponts ,  ainsi 
qu'à  toutes  les  branches  collatérales  qui  avoient 
les  mêmes  droits  ;  que  réle6teur  de  'Saxe  ob- 
tiendroit  pour  dédommagement  la  somme  de 
6  millions  de  florins,  payables  en  termes  an- 
nuels de  50O5O00  florins;  que  l'Empereur  re- 
nonceroit  en  faveur  de  la  Saxe  au  fief  de 
Schoenbourg,  enclavé  dans  cet  éle61orat  ;  qu'à 
l'égard  de  la  succession  des  margraviats  de  Ba- 
reuth  et  d'Anspach  ,  qui  dévoient  retomber  à 
la  Prusse,  l'Empereur  reconnoissoit  la  légitimi- 
té de  ces  droits,  et  promettoit  de  ne  plus  s'op- 
poser à  cette  réunion;  que  de  son  côté  le  roi 
de  Prusse  renonçoit  à  ses  prétentions  surjuliers. 
et  Bergue  en  faveur  de  la  branche  de  Sulzbach, 
moyennant  le  renouvellement  de  la  garantie 
que  la  France  lui  avoit  donnée  de  laSilésiepar 
le  traité  de  1  741  ;  que  le  duc  de  Meckienbourg 
obtiendroit  le  droit  de  non  appellandos  pour 
l'indemniser  de  ses  prétentions;  et  enkn.  que 
le  présent  traité  seroit  garanti  par  la  Russie , 
par  la  France  et  partout  le  corps  germ.anique. 
A  peine  le  traité  fut-il  signé ,  que  les  Prus- 
siens par  bon  procédé  évacuèrent  tout  de 
■  Tome  V,  T 


290  MÉMOIRES 

suite  ce  qu'ils  occupoient  de  possessions  autri- 
chiennes. 

Telle  fut  la  fin  de  ces  troubles  de  l'Allema- 
ane  ;  tout  le  monde  s'attendoit  à  une  suite  de 
quelques  campagnes  avant  de  les  voir  terminer; 
mais  ce  ne  fut  qu'un  mélange  bisarre  de  négo- 
ciations, et  d'entreprises  militaires,  qu'il  ne  faut 
attribuer  qu'aux  deux  fa6iions  qui  divisoient  la 
cour  impériale ,  dont  l'une  gagnoit  le  dessus 
pour  quelque  temps  et  bientôt  étoit  réprimée 
par  l'autre.  Les  officiers  étoient  dans  des  in- 
certitudes perpétuelles,  et  personne  ne  savoit 
si  l'on  étoit  en  paix  ou  en  guerre  5  situation 
désagréable  qui  continua  jusqu'au  jour  que 
la  paix  fut  signée  à  Teschen.  Il  parut  que  les 
troupes  prussiennes  avoient  de  l'avantage  sur 
leurs  ennemis  toutes  les  fois  qu'elles  pouvoient 
combattre  en  règle,  et  que  les  impériaux  l'em- 
portoient  pour  les  ruses ,  les  surprises  et  les 
stratagèmes  qui  sont  proprement  du  ressort  de 
la  petite  guerre. 

Fait  à  Potsdam  ce  qo  Juin  177g. 

Frédéric. 


CORRESPONDANCE 

de 

I'Empereur  et  de  FImperatrice-Reine 
avec   le  Roi,    au  sujet 
de   la  Succession  de  la  Bavière. 


T   2 


293 


Coj)ie  d'une  lettre  de  la  propre  main  de  /'E  M- 
PEREUR  au  Roi  de  Prusse,  écrite  d'Ol- 
mutz  ^  le  12,  Avril  1778. 

Monsieur  mon  frère, 
Si  j'ai  différé  jusqu'à  ce  moment-ci  de  rem- 
plir une  promesse  mutuellement  contrariée 
entre  nous,  tant  à  Neisse  qu'à  Neustadt ,  de 
nous  écrire  directement ,  c'est  que  préparé  à 
tous  les  événemens,  je  voulois  attendre  qu® 
je  fusse  moi-même  éloigné  de  la  capitale  ,  et 
par  conséquent  de  tout  ce  qui  peut  ressentir 
finesse  et  politique ,  pour  communiquer  à  V. 
M.  mes  idées,  que  je  crois  plus  analogues  à 
nos  vrais  intérêts  que  toute  brouillerie  que 
nous  pourrions  avoir  ensemble.  Je  les  ai  ré- 
digées dans  le  projet  de  convention  ci-joint, 
que  j'ai  l'honneur  de  lui  envoyer.  Je  n'y 
ajoute  aucune  réflexion,  bien  certain  qu'il  ne 
lui  en  échappera  aucune  dont  l'objet  peut 
être  susceptible.  En  même  temps  je  fais  char- 
ger Cobenzl  des  pleins  pouvoirs  nécessaires;, 

T  3 


294  CORRESPONDANCE 

pour  que  si  V.  M.  adopte  ce  proj et  j  l'on  puisse 
d'abord  procéder  à  la  signature,  et  si  elle  dési- 
roit  quelque  changement  ou  explication  sur 
des  accessoires,  je  la  prie  de  me  les  faire  connoi- 
txe  par  sa  réponse  dire6lement.  Elle  peut 
compter  d'avance  que  je  ne  m'y  refuserai 
pas,  si  je  le  puis;  ainsi  que  naturellement 
tout  sera  dit,  si  cela  ne  lui  convenoit  en  fa- 
çon quelconque. 

Je  serois  vraiment  charmé  de  raffermir  par 
là  de  plus  en  plus  une  bonne  intelligence  qui 
seule   doit  et  peut  faire   le  bonheur   de  nos 
Etats  5  qui  avoit  déjà  si  heureusement  et  avan- 
tageusement commencé  ,  qui  de  ma  part  étoit 
d'abord  fondée  sur  la  haute  estime  et  considé- 
ration que  le  génie  et  les  talens  supérieurs  de 
V.  M.   m'avoient  su  inspirer  ,  qu'une  connois- 
sance  personnelle  avoit  augmentée  ,"  et  que  je 
souhaite  vraiment  de  perpétuer  par  des  assu- 
rances et  témoignages  réitérés  d'une  amitié  sin- 
cère avec  laquelle  je  serai  toujours 
DE  Monsieur  mon  Frère 
ET  Cousin 

le  trés-affectionné  Frère  et  Cousin 

Joseph. 


AU  SUJET   DE  LA  BAVIERE.      ^95 

Projet    de    Convention  qui    s'est   trouvé  joint    à 

la  lettre» 


Sa  Majesté  ITmpératrice-Reine  apostolique 
et  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse  ont  vu  avec  une 
vraie  peine  que  les  affaires  de  la  succession  de 
Bavière  prenoient  une  tournure  si  critique  et 
si  embarrassante,  que  non  seulement  il  y  avoit 
tout  à  craindre  présentement  pour  la  tranquil- 
lité de  l'Allemagne ,  mais  qu'aussi  on  devoit 
appréhender  dans  l'avenir  les  suites  les  plus 
fâcheuses  de  conjonélures  de  la  même  espèce; 
et  Leurs  dites  Majestés  étant  animées  Tune  et 
l'autre  du  désir  sincère  d'écarter  autant  que 
possible  tout  ce  qui  pourvoit  altérer  la  bonne 
intelligence  et  l'amitié  qui  subsistent  entr'elles, 
ainsi  que  le  repos  général  de  l'Empire  germa- 
nique, elles  sont  entrées  à  ce  sujet  dans  un 
concert  amiable  ,  et  sur  les  éclaircissemens  et 
assurances  données  d'une  part  par  Sa  Majesté 
rimpératri ce-Reine ,  et  suivies  de  l'autre  des 
déclarations  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse, 
elles  ont  dans  cet  esprit  de  conciliation  chargé 
leurs  ministres  respeftifs,  munis  de  leurs  pleins 

T  4 


296  COPvRESPOKDANCE 

pouvoirs ,  de  conclure  et  arrêter  une  conven- 
tion de  la  teneur  suivante  : 

1.  Reconnoît  Sa  Majesté  prussienne  la  va- 
lidité de  la  convention  faite  le  3  Janvier  de  l'an- 
née courante  entre  Sa  Majesté  l'Impératrice- 
Reine  apostolique  et  Son  Altesse  sérénissime 
éledlorale  Palatine  ,  ainsi  que  la  légitimité  de 
i'érat  de  possession  des  distri61s  de  la  Bavière, 
occupés  en  conséquence  par  Sa  Majesté  im^ 
périale  apostolique. 

Q.  Et  attendu  que  dans  cette  convention 
les  deux  parties  contrariantes  se  sont  expres- 
sément réservé  la  faculté  de  faire  entr'elles  une 
convention  ultérieure  sur  l'échange  à  régler 
d'après  les  convenances  réciproques,  soit  des 
distri61s  qui  sont  tombés  en  partage  à  Sa  Ma- 
jesté impériale  et  apostolique  et  à  la  maison 
d'Autriche,  soit  de  la  totalité  du  pays,  ou 
seulement  de  quelques  parties;  promet  Sa  Ma- 
jesté prussienne  de  laisser  exécuter  paisible- 
ment les  échanges  en  question,  bien  enten- 
du néanmoins  que  les  acquisitions  à  faire  ne 
paissent  porter  sur  aucun  pays  immédiate- 
ment limitrophe  des  Etats  aîluels  de  Sa  Ma- 
jesté prussienne. 


AU    SUJET    DE    LA   BAVIERE.       297 

3.  En  revanche  reconnoît  S.M.  I.  et  apo- 
stolique d'avance  la  validité  de  l'incorpora- 
tion des  pays  d'Anspach  et  Bareuth  à  la  pri- 
mogéniture  de  l'éle^lorat  de  Brandebourg,  et 
promet  de  son  côté, 

4.  de  laisser  consommer  paisiblement  tout 
échange  qui  pourroit  être  fait  de  ces  pays  d'a- 
près les  convenances  de  Sa  Majesté  prussienne 
bien  entendu  néanmoins  que  les  acquisi^tions 
à  faire  ne  puissent  porter  sur  aucun  pays  im- 
médiatement limitrophe  des  Etats  aftuels  de 
Sa  Majesté  l'Impératrice  Reine  de  Hongrie  et 
de  Bohème. 

Répense  de  la  propre  maiîi  du  R  o  l  à  /'E  M- 
p  E  R  E  u  R .  datée  de  Schœmvalde  /e  1 4  Avril 
1778. 


Monsieur  mon  Frère  , 

J'ai  reçu  avec  toute  la  satisfaction* possible  la 
lettre  que  V.  M.  I.  a  eu  la  bonté  de  m'écrire. 
Je  n'ai  ni  ministre  ni  scribe  avec  moi;  ainsi  V. 
M.  I.  voudra  bien  se  contenter  de  la  réponse 
d'un  vieux  soldat,  qui  lui  écrit  avec  probité 
et  avec  franchise  sur  un  des  sujets  les  plus  im- 


'2gS  CORRESPONDANCE 

portans  que  la  politique  ait  forirnis  depuis  long- 
temps. Personne  plus  que  moi  ne  désire  de 
maintenir  la  paix  et  la  bonne  harmonie  entre 
les  puissances  de  l'Europe  ;  niais  il  y  a  des 
bornes  à  tout,  et  il  se  trouve  des  cas  si  épi- 
neux, que  la  bonne  volonté  ne  suffit  pas  seule 
pour  maintenir  les  choses  dans  le  repos  et  la 
tranquillité.  Que  V.  M.  me  permette  de  lui 
exposer  nettement  l'état  de  la  question  de  nos 
affaires  actuelles.  Il  s'agit  de  savoir  si  un  Em- 
pereur peut  disposer  selon  sa  volonté  des  hefs 
de  l'Empire  ?  Si  l'on  prend  l'affirmative ,  tout 
iiefs  deviennent  des  Timariots ,  qui  ne  sont 
ces  qu'à  vie,  et  dont  le  Sultan  dispose  après  la 
mort  du  possesseur.  Or  c'est  ce  c[ui  est  con- 
traire aux  lois  ,  aux  coutumes  et  aux  usages  de 
l'Empire  romain.  Aucun  prince  n'y  donnera 
les  mains  5  chacun  provoquera  au  droit  féodal, 
qui  assure  ces  possessions  à  ses  descendans  , 
et  personne  ne  consentira  à  cimenter  lui-même 
le  pouvoir  d'un  despote  qui  tôt  ou  tard  le  dé- 
pouillera lui  et  ses  enfans  de  ses  possessions 
immémoriales.  Voilà  donc  ce  qui  a  fait  crier 
tout  le  corps  germanique  contre  la  façon  vio- 
lente dont  la  Bavière  vient  d'être  envahie.  Moi, 


AU    SUJET  DE  LA  BAVIERE.       2gg 

comme  membre  de  l'Empire  et  comme  ayant 
rappelé  la  paix  de  Westphalie  par  le  traité  de 
Hubertsbourg,je  me  trouve  directement  enga- 
gé à  soutenir  les  immunités  ,  les  libertés  et  les 
droits  du  corps  germanique,  les  capitulations 
impériales,  par  lesquelles  on  limite  le  pouvoir 
du  chef  de  l'Empire^  afin  de  prévenir  les  abus 
qu'il  pourroit  faire  de  sa  prééminence.  Voilà, 
Sire,  au  vrai  l'état  des  choses.  Mon  intérêt  per- 
sonnel n'y  est  pour  rien  ;  mais  je  suis  persua- 
dé que  V.  M.  me  regarderoit  elle-même  comme 
tm  homme  lâche  et  indigne  de  son  estime,  si  je 
saciifiois   bassement  les   droits ,  immunités  et 
privilèges  que  les  Eie6leurs  et  moi  avons  reçus 
de  nos  ancêtres.  Je  continue  à  lui  parler  avec 
la  même  franchise.     J'aime  et  j'honore  sa  per- 
sonne.    Il  nie  sera  certainement  dur  de  com- 
battre   contre   un   prince    doué  d'excellentes 
qualités  ,    et    que  j'estime   personnellement. 
Voici   donc    selon    miCS   foibles   lumières  des 
idées   que  je  soumets  aux  laies  supérieures  de 
V.  M.  I.   Je   coniesse  que   la  Bavière  selon  le 
droit  de  convenance  peut  convenir  à  la  maison 
impériale;    mais  comme  d'ailleurs  tout  autre 
droit  lui  est  contraire  dans  cette  possession, 


300  COHIIESPONBANCE 

ne  pourroit-on  pas  par  des  équivalens  satisfaire 
le  duc  de  Deuxponts  ?  Ne  pourroit-on  pas  trou- 
ver de  quoi  indemniser  l'éleâeur  de  Saxe  sur 
les  alleux  de  la  succession  de  Bavière  ?  Les  Sa- 
xons font  monter  leurs  prétentions  à  3  7  mil- 
lions de  florins  ;  mais  ils  en  rabattroient  bien 
quelque  chose  en  faveur  de  la  paix.  C'est,  Sire, 
à  de  telles  propositions,  en  n'oubliant  pas  le 
duc  de  Mecklenbourg,  que  V.M.I.  me  verroit 
concourir  avec  joie,  parce  qu'elles  seroient 
conformes  à  ce  que  demandent  mes  devoirs  et 
la  place  que  j'occupe.  J'assure  à  V.  M.  que  je 
ne  m'expliquerois  pas  avec  mon  frère  avec  plus 
de  franchise  que  j'ai  l'honneur  de  lui  parler. 
Je  la  prie  de  faire  ses  réflexions  sur  tout  ce 
que  je  prends  la  liberté  de  lui  représenter  ;  car 
voilà  le  fait  dont  il  s'ag-it.  La  succession  d'An- 

o 

spach  y  est  tout-à-fait  étrangère.  Nos  droits 
sont  si  légitimes ,  que  personne  ne  peut  nous 
les  rendre  litigieux.  C'est  ce  van  Swieten  qui 
m.'en  parla,  il  y  a  je  crois  quatre  à  six  an,  et 
qui  me  dit  que  la  cour  impériale  seroit  bien 
aise  s'il  y  avoit  quelque  troc  à  proposer,  parce 
que  j'ôterois  à  sa  cour  la  supériorité  de  voix 
dans  le  cercle  de  Franconie ,  et  qu'on  ne  vou- 


AU    SUJET    DE   LA  BAVIERE       3OI 

droit  pas  de  mon  voisinage  près  d'Egra  en  Bo- 
hème. Je  lui  répondis  qu'on  pouvoit  se  tran- 
quilliser encore ,  parce  que  le  margrave  d'An- 
spach  se  portoit  bien,  et  qu'il  y  avcit  tout  à 
parier  qu  il  me  survivront.  Voilà  tout  ce  qui 
s'est  passé  sur  cette  matière,  et  V.  M.  I.  peut 
être  persuadée  que  je  lui  dis  la  vérité.  Quant 
au  dernier  mémoire  que  j'ai  reçu  du  prince 
Kaunitz  ,  ledit  Prince  paroît  avoir  eu  de  l'hu- 
meur en  le  dressant.  La  réponse  ne  pourra  ar- 
river ici  que  dans  huit  jours.  J'oppose  mon 
flegme  à  ses  vivacités,  et  j'attends  surtout  ce 
que  V.  M.  I.  aura  la  bonté  de  décider  sur  les 
sincères  représentations  que  je  prends  la  liber- 
té de  lui  faire,  étant  avec  la  plus  haute  estime 
et  avec  la  plus  haute  considération  , 
MoNsiEjjR  MON  Frère, 
DE  Votre  Majesté  Imî>ériale 

le  bon  Frère  et  Cousin 
FREDERIC. 

S'il  m'est  arrivé  de  manquer  au  cérémonial  , 
j'en  fais  mes  excuses  à  V.  M.  I.  ;  mais  foi 
d'honneur  ,  à  40  milles  à  la  ronde  il  n  y 
a  personne  qui  puisse  m'instruira. 


302  CORRESPONDANCE 

Lettre    de  la  propre  main  de   /'EMPER.EUE. 
adressée  au  jtOi.     De  Littau  le  16  Avril  1778. 


Monsieur  mon  Frère, 
Dans  ce  moment  je  viens  de  recevoir  la  let- 
tre de  V.  M.  Je  la  vois  dans  une  erreur  de 
fait ,  et  qui  change  entièrement  sa  longue  ti- 
rade, mais  surtout  la  question;  cela  m'engage 
donc  pour  le  bien  de  l'humanité  à  la  lui  éclair- 
cir  par  cette  lettre.  Dans  tout  ce  qui  s'est  fait 
en  Bavière,  ce  n'est  point  l'Empereur  qui  agit 
mais  l'éle^leur  de  Bohème  et  l'archiduc  d'Au- 
triche, qui  commeCo-Etata  faitreconnoitre  ses 
droits,  et  s'est  arrangé  par  une  convention  li- 
bre et  amicale  avec  son  Co-Etat  et  voisin ,  l'E- 
leftear  palatin ,  devenu  seul  héritier  des 
Etats  de  la  Bavière.  Le  droit  de  s'entendre  et 
arranger  avec  son  voisin  sans  l'aveu  d'un  tiers 

o 

a  toujours  paru  jusqu'à  présent  un  droit  in- 
contestable à  quiconque  n'est  pas  dépendant, 
et  par  conséquent  tous  les  princes  de  l'Empire 
l'ont  toujours  exercé  de  droit  et  de  fait. 

Quant  aux  prétentions  sur  l'allodial  de  la 
cour  de    Saxe    et  du  duc  de  Mecldenbourg, 


AU    SUJET    DE   LA   BAVIERE.      30^ 

dont  elle  veut  bien  me  parler,  il  me  paroît 
que  c'est  une  aHaire  litigieuse  à  décider  devant 
qui  il  compète,  ou  à  arranger  uniquement  avec 
l'héritier,  qui  est  l'élec^ieur  Palatin,  selon  les 
pacSles  de  famille. 

Pour  S.  M.  rimpératrice-Reine,  je  crois 
pouvoir  assurer  que  le  droit  de  regrédience 
dont  elle  a  touché  quelque  chose  dans  la  ré- 
ponse qu'elle  a  donnée,  elle  pourra  même  ne 
plus  le  faire  valoir,  en  faveur  des  autres  liéri- 
tiers  allodiaux  et  pour  leur  faire  plaisir. 

Pour  le  duc  de  Deuxponts,  il  est  prouvé 
qu'il  n'a  aucun  droit,  tant  que  l'Eleéleur  pa- 
latin existe,  et  il  lui  est  libre  d'accéder  ou  non. 
à  la  convention  qui  s'est  faite,  et  quoiqu'il  ait 
autorisé  préalablement  l'Elecfteur  à  s'arranger 
en  son  nom  et  au  nom  de  tous  ses  héritiers 
avec  S.  M.  l'Impératrice  sur  la  succession  de 
Bavière,  ses  droits  resteront  néanmoins  intacles, 
et  S.  M.  ne  se  croira  point  obligée  vis-à-vis  de 
lui  à  sa  convention,  et  par  conséquent  dans  le 
cas  de  faire  de  nouveaux  .irrangemens,  ou  de 
procéder  par  la  voie  légale  que  son  bon  droit 
lui  donne,  vis-à-vis  du  duc  de  Deuxponts,  lors- 
qu'il sera  dans  le  cas  de  succéder  à  l'Eledieur 


304  CORRESPONDANCE 

Palatin*  Par  les  raisons  ci-alléguées  ,  qui  sont 
toutes  des  faits  prouvés  ,  je  crois  que  V.  M. 
sera  convaincue  entièrement  que  le  mot  de 
despotisme  dont  elle  se  sert,  et  que  j'abhorre 
pour  le  moins  autant  qu'elle,  est  de  trop,  et 
que  l'Empereur  n'a  fait  autre  chose  dans  toute 
cette  occurrence,  que  de  promettre  à  un  cha- 
cun qui  se  plaindra  à  lui  en  bonne  forme  et 
lui  fera  connoître  ses  droits,  de  lui  admini- 
strer prompte  justice,  tout  comme  S.  M.  l'Im- 
pératrice -  Reine  n'a  fait  que  faire  valoir  ses 
droits  et  les  constaterpar  une  convention  libre; 
et  elle  saura  par  conséquent,  avec  tous  les  mo- 
yens c[u'elle  a,  défendre  ses  possessions/Voilà 
le  vrai  état  de  la  question,  qui  se  réduit  à  savoir 
si  quelque  loi  d'Empire  empêche  un  Electeur 
de  faire  avec  son  voisin  un  arranc^ementet  une 

o 

convention  sans  fintervention  des  autres ,  qui 
leur  convient  mutuellement,  ou  non.  J'atten- 
drai avec  tranquillité  ce  qu'il  lui  plaira  de  me 
répondre ,  ou  de  faire.  J'ai  appris  tant  de 
choses  vraiment  utiles  déjà  de  V.  M,  qui  si  je 
nétois  pas  citoyen,  et  si  quelques  millions 
d'êtres  qui  par  là  en  soufirii oient  cruelle- 
ment, ne  me  touchoient,  je  lui  diroi.s  r"      ;ue 

que 


AU    SUJET    DE    LA    BAVIÈRE       305 

que  je  ne  serois  pas  fâché  qu'elle  m'apprît 
encore  à  être  général  Néanmoins  elle  peut 
compter  que  le  maintien  de  la  paix,  et  surtout 
avec  elle,  que  j'honore  et  aime  vraiment,  est 
mon  sincère  désir,  et  que  400.000  braves  gens 
ne  devroient  point  être  employés  à  s'égorger 
mutuellement,  et  cela  pourquoi?  et  à  quoi 
bon?  et  sans  en  prévenir  surtout  de  part  ni 
d  autre  des  fruits  qui  les  puissent  valoir.  Voi- 
là mes  sincères  réflexions  j  j'ose  les  communi- 
quer à  V.  M.  avec  toute  la  cordialité  et  fran- 
chise possible,  étant  avec  la  plus  haute  et  par- 
faite considération. 

Monsieur    mon   Frère, 
DE  Votre  Majesté 

le  bon  Frère  et  Cousin 

Joseph. 

Lettre   de    la  propre    main    du    R  o  i   à  /'  E  M- 
p  E  R E  u  R.     De  Schoenwalde  le  iH  Avril  1778. 


Monsieur  mon  Frère, 
Les  marques  d'amitié  que  V.  M.  I.  daigne 
me  donner,  mé  sont  d'un  prix  inestimable,  car 
Tome   V.  V 


3o6  CORRESPONDANCE 

certainement  personne  ne  la  considère  ,  et  si 
elle  me  permet  de  le  dire,  n'aime  plus  sa  per- 
sonne que  je  ne  le  fais.  Si  des  causes  impré- 
vues donnent  lieu  à  des  diversités  d'opinions 
sur  des  matières  politiques ,  cela  n'altère  en 
rien  les  sentimens  que  mon  coeur  lui  avoués. 
Puis  donc  que  V.  M.  I.  veut  que  je  lui  parle 
avec  ma  franchise  ordinaire  sur  les  matières 
épineuses  qui  sont  maintenant  l'objet  principal 
de  nos  occupations,  je  suis  prêt  à  la  satisfaire, 
à  condition  toutefois  qu'elle  aura  la  même  in- 
dulgence pour  ma  sincérité  qu'elle  a  bien  vou- 
lu avoir  jusqu'ici.  Je  la  prie  d'avance  de  ne  pas 
croire  ,  que  séduit  par  une  folle  ambition,  j'aie 
la  démence  de  vouloir  m'ériger  en  arbitre  des 
souverains.  Les  passions  vives  sont  amorties  et 
ne  sont  pas  de  saison  à  mon  âge,  et  ma  raison 
a  su  prescrire  des  bornes  à  la  sphère  de  mon 
activité.  Si  je  mlntéresse  aux  événemens  ré- 
cens de  la  Bavière,  c'est  que  cette  affaire  est 
compliquée  avec  l'intérêt  de  tous  les  princes 
de  l'Empire,  au  nombre  desquels  je  suis  com- 
pté. Qu'aije  donc  fait  ?  j'ai  examiné  les  lois, 
les  constitutions  germaniques ,  l'article  delà 
paix  de  Westphaiie  relatif  à  la  Bavière^  et  j'ai 


AU    SUTET    DE    LA     BAVlÈPvE.       307 

comparé  le  tout  à  révénement  qui  vient  d'ar- 
river ,  pour  voir  si  ces  lois  et  ces  traités  pou- 
voient  se  concilier  avec  cette  prise  de  posses- 
sion, et  je  confesse  qu'au  lieu  des  rapports  que 
je  désirois  d'y  trouver,  je  n'ai  rencontré  que 
des  contradictions.  Pour  en  détailler  plus  clai- 
rement mes  remarques  à  V.  M.  I.  qu'elle  agrée 
que  je  me  serve  d  une  comparaison  :  je  suppose 
donc  que  la  branche  des  Landgraves  de  Hesse 
à  présent  régnante  fût  sur  le  point  de  s'éteindre, 
et  que  l'életieur  de  Hanovre  par  un  traitç 
signé  avec  le  dernier  de  ces  Princes,  s'emparât 
de  la  Hesse  sous  prétexte  de  son  consentement; 
les  princes  de  Rheinfels  ,  qui  sont  de  la  me* 
me  famille,  réclameroient  sans  doute  cet  héri- 
tage, parce  qu'un  possesseur  de  fief  n'en  est  que 
l'usufruitier,  et  que  selon  toutes  les  lois  féoda- 
les il  ne  peut  transiger,  ni  disposer  de  ses  pos* 
sessions  sans  le  consentement  des  agnats,  c'est 
à  dire  des  princes  de  Rheinfels ,  et  devant  tous 
les  tribunaux  de  justice  l'éle^leur  de  Hanovre 
seroit  repris  de  s'être  mis  par  les  armes  en  pos- 
session d'un  bien  litigieux,  et  il  perdroit  sa 
cause  avec  dépens.  Autre  est  le  cas  de  succes- 
sion d'une  famille  éteinte,  de  laquelle  les  héri- 

V   Q 


3o8  CORRESPONDANCE 

tiers  ont  droit  de  prendre  possession,  ainsi  qu'il 
s'est  fait  en  Saxe  à  la  mort  des  ducs  de  Merse- 
bourg,  de  Naumbourg  et  de  Zeitz.  Telles 
ont  été  jusqu'ici  les  lois  et  les  coutumes  duSt 
Empire  romain. 

J'en  viens  a61uellement  au  droit  de  regré- 
dience  dont  il  est  fait  mention  dans  le  mani- 
feste que  la  cour  impériale  à  publié.  Je  me 
souviens  encore  qu'en  l'année  1740  le  roi  de 
Pologne  fit  valoir  ce  droit,  pour  autoriser  les 
prétentions  qu'il  formoit  sur  la  Bohème  du 
chef  de  la  reine  son  épouse,  et  je  me  rappelle 
que  les  ministres  autrichiens  d'alors  réfutèrent 
vivement  les  argumens  que  les  ministres  de 
Saxe  déduisoient  de  ce  droit,  que  ceux  d'Au- 
triche persévérèrent  constamment  à  trouver  in- 
valide et  inadmissible  :  or  se  peut-il  qu'un 
droit  soit  mauvais  en  un  temps  et  devienne 
bon  dans  un  autre  ?  J'avoue  à  V.  M.  I.  qu'il 
me  paroît  que  cela  implique  contradicîîlion. 
V.  M.  I.  ajoute  dans  sa  lettre  à  l'égard  du  prince 
de  Deuxponts  ,  qu'on  pourroit  s'accommoder 
avec  lui  a  la  mort  de  réle£l;eur  de  Bavière  : 
elle  m'enhardit  assez  pour  que  j'ajoute,  et 
pourquoi  pas  à  présent?  Car  efledivement  ce 


AU    SUJET    BE  LA  BAVIERE.      309 
seroit  conserver  les  crermes  de  nouveaux  trou- 

o 

blés  et  de  nouvelles  divisions,  quand  rien  n'em- 
pêche de  les  prévenir  dès  à  présent.  Qu'elle 
ne  trouve  pas  mauvais  que  j'ajoute  encore 
un  mot  à  l'égard  de  l'éle^leur  de  Saxe  ,  qu'on 
veut  assigner  à  l'électeur  palatin  ;  mais  il  fau- 
droit  donc  achever  de  dépouiller  ce  dernier,  si 
l'on  vouloit  satisfaire  l'autre.  Ne  trouveroit- 
on  pas  d'autres  expédiens  pour  le  contenter  ? 
Je  crois  que  la  chose  en  vaudroit  la  peine  ;  il 
faudroit  les  articuler  ces  expédiens,  ils  servi- 
roient  de  points  fixes  sur  lesquels  on  pourroit 
négocier. 

Enfin  5  Sire  ,  puisque  V.  M.  I.  m'enhardit, 
puisqu'elle  souffre  qu'on  lui  dise  la  vérité,  puis- 
qu'elle est  si  digne  de  l'entendre,  elle  ne  désap- 
prouvera pas  qu'en  lui  ouvrant  mon  coeur,  je 
jette  en  avant  quelques  idées  qui  peuvent  ser- 
vir de  matière  de  conciliation.  Je  crois  toute- 
fois qu'une  discussion  de  cette  nature  exige 
qu'on  la  traite  par  des  ministres.  C'est  à  elle 
à  décider  si  elle  veut  charger  de  ses  ordres  à 
ce  sujet  le  comte  de  Cobenzl,  ou  qui  elle  ju- 
gera à  propos  de  nommer,  pour  accélérer  un 
ouvrage    aussi   avantageux  à  l'humanité.     Je 

.V3 


310  C0E.IIESPONDANCE 

confesse  que  c'est  un  chaos  difficile  à  débrouil- 
ler j  mais  les  difficultés  doivent  plutôt  encou- 
rager que  rebuter.  Si  on  ne  peut  les  vaincre  , 
rhumanité  exige  au  moisis  qu'on  l'essaye,  et  si 
l'on  veut  sincèrement  la  paix,  il  faut  la  cimen- 
ter d'une  façon  durable.  Que  V.  M.  I.  soit 
persuadée  d'ailleurs  que  je  ne  confonds  jamais 
les  afiaires  et  sa  personne.  Elle  a  la  bonté  de 
Ine  badiner.  Non,  Sire,  vous  n'avez  pas  be- 
soin de  maître.  Vous  jouerez  tel  rôle  que  vous 
voudrez,  parce  que  le  ciel  vous  a  doué  des 
plus  rares  talens.  Qu'elle  se  rappelle  que  Lu- 
cuUus  n'avoit  jamais  commandé  d'armée  lors- 
que le  sénat  romain  l'envoya  dans  le  Pont.  A 
peine  y  fut-il  arrivé  que  pour  son  coup  d'essai 
il  battit  Mithridate.  Que  V.  M.  I.  remporte 
des  vi^loires,  je  serai  le  premier  à  l'applaudir  ; 
mais  j'ajoute,  que  ce  ne  soit  pas  contre  moi. 
Je  suis  avec  tous  les  sentimens  de  la  plus  par- 
faite estime  et  de  la  plus  haute  considération. 

Monsieur  mon  Frère, 
DE  VOTRE  Majesté  Impériale 

le  bon  Frère  et  Cousin. 

Frédéric. 


AU    SUJET    DE  LA    BAVTERE       31I 

Lettre  c^e  /'  E  M  p  E  R  E  u  r.     De  Koenigsgraetz,  le 
19  Aijril   1778. 


Monsieur  mon  Frère, 
La  lettre  amicale  que  V.   M.  vient  de  m'é- 
crire  me  touche  sensiblement ,   et  si  la  haute 
considération   et  j'ose  le  dire  la  vraie  amitié 
que  j'ai  toujours  eue  pour  sa  personne,  pou- 
voit  au^nienter,  certainement  elle  seroitbien 
faite  pour  cela.  Je  vais  donner  part  à  S.  M.  l'Im- 
pératrice-Reine  des  intentions  remplies  d'hu- 
manité qu'elle  contient,  et  qui  sont  dignes  d'un 
aussi  grand  homme  qu'elle.  Je  puis  d'avance 
l'assurer  que  S.  M.  a  déjà  donné  et  donnera 
encore  à  Cobenzl  les  instrudions  nécessaires , 
pour  recevoir  et  se  prêter  à  toutes  les  propo- 
sitions conciliatoires   qui   seront  décentes   et 
possibles ,  tant  à  ce  que  S.  M.  se  doit  à  elle- 
même  qu'à  son  état,  afin  d'éloigner,  tant  pour 
ce  moment  que  pour  les  occasions  à  venir,  le 
fléau  de  la  guerre  entre  nos   Etats  respeûifs. 
Quelque  difficile  que  cela  paroisse,  si  Ton  veut 
bien,  cela  pourra  réussir  ,  et  nous  aurons  par 
là  acquis  tous  deux  une  gloire  bien  plus  réelle 

y  i 


312  CORRESPONDANCE 

que  ne  seroient  toutes  les  victoires  ;  et  les  béné- 
di(?l:ions  de  tous  nos  sujets,  la  conservation 
de  tant  d'hommes ,  seront  les  plus  beaux 
trophées  qu  onpourroit  acquérir  ;  et  il  n'appar- 
tient à  en  sentir  la  valeur  qu'à  ceux  qui  com- 
me elle  apprécient  le  prix  de  rendre  les  hom- 
mes heureux. 

V.  M.  en  me  parlant  des  moyens  pour 
conserver  la  paix,  paroît  vouloir  faire  la  guerre 
à  ma  raison  par  les  complimens  trop  flatteurs 
qu'elle  me  fait,  et  qui  devroient  me  tourner 
la  tête,  si  j  e  ne  connoissois  tout  ce  qui  me  man- 
que en  expérience,  en  talens.  Eloigné  par  ca- 
ra^lère  de  toute  vanité  et  du  plaisir  d'être  prô- 
né, je  lui  avouerai  néanmoins  que  je  ne  puis  être 
insensible  à  l'estime  et  à  l'approbation  d'un  bon 
juge  comme  elle.  Je  la  prie  de  vouloir  bien  être 
persuadée  des  sentimens  de  la  plus  haute  et 
parfaite  considération  et  sincère  amitié  que  je 
lui  ai  voués  personnellement  pour  la  vie,  étant 

Monsieur  mon  Frère  , 

DE  Votre  Majesté 

'     ïe  bon  Frère  et  Cousin 
ÎOS  EP  H. 


AU    SUJET    DE   LA  BAVIERE.     313 

Lettre    de   la  propre  main  du   Roi   à  /'Empe- 
REUR»     De  Schoemvalde  le  20  Avril  1778. 


Monsieur  mon  Frère, 
Rien ,  ne  peut  être  plus  glorieux  pour  V.  M. 
I.  que  la  résolution  qu'pUe  daigne  prendre  d' es* 
sayer  à  conjurer  l'orage  qui  se  prépare,  et  qui 
menace  tant  de  peuples  innocens.  Les  succès , 
Sire  5   que  les  plus   illustres  guerriers  ont  sur 
leurs  ennemis ,  se  partagent  entre  bien  des  tê- 
tes, qui  par  leur  valeur  et  leur  conduite  y  con- 
courent. Mais  les  bienfaits  des  souverains  en- 
vers l'humanité  leur  sontuniquemen  attribués, 
parce  qu'ils  tiennent  à  la  bonté  de  leur  cara- 
£lère,  comme  à  l'élévation  de  leur  génie.     Il 
n'est  aucune  espèce  de  réputation  à  laquelle  V. 
M.  I.  n'ait  droit  de  prétendre  ,  soit  que  ce  soit 
des  traits   de  valeur,  soit  que  ce  soit  des  a61es 
de  modération.  Je  la  crois  également  capable 
des  uns  comme  des  autres,  et  V.  M.  I.  peut 
être  persuadée  que  j'aurai  rondement,  et  me 
prêterai   de   bonne  foi  à    tous  les  moyens  de 
conciliation  que  Ton  pourra  proposer  ,  d'une 
part  pour  prévenir  refïusion  de  sang  innocéiîf. 


314  CORRESPONDANCE 

et  de  l'autre,  Sire,  par  les  sentimens  d'admira- 
tion que  j'ai  pour  votre  personne,  et  dont  les 
profondes  impressions  ne  s'effaceront  jamais 
de  mon  coeur.  Que  V.  M.  L  soit  persuadée  que 
si  je  me  suis  hasardé  à  lui  ouvrir  les  sentimens 
que  j'ai  pour  sa  personne  ,  c'est  l'expression 
pure  et  simple  de  la  vérité.  L'on  m'accuse 
d'être  plus  sincère  que  flatteur  ,  et  je  suis  in- 
capable de  dire  ce  que  je  ne  pense  pas.  C'est 
en  attendant  ce  qu'il  plaira  à  V.  M.  I.  de  ré- 
gler pour  l'importante  négociation  dont  il  s'a- 
git, que  je  la  prie  de  me  croire  avec  tous  les 
sentimens  de  la  plus  parfaite  estime  et  de  la 
plus  haute  considération. 

Monsieur  mon  Frère, 
DE  Votre  Majesté  Impériale 

le  bon  Fïère  et  Cousin 

Frédéric. 

Copie  de  h  lettre  du  Ministre  de  Russie  à  Vienne^ 

r-   î  -'' 

le  Prince  de  Gallizin. 


Sire, 

S.  M.  rimpératrice-Reine  m'a  confié  la  ré- 
^oluîioîi  qu'elle  vient  de  preadre  de  dépêcher 


AU    SUJET  BE   LA   BAVIERE       315 

vers  V.  M.  FEnvoyé  MrThugut,  chargé  d'une 
lettre  pour  elle,  ainsi  que  d'ouvertures  ten- 
dantes à  arrêter  les  progrès  de  la  mésintelli- 
gence survenue  entre  les  deux  cours.  Elle 
m'a  requis  de  le  munir  d'un  passeport  sous  le 
nom  de  quelqu'un  qui  est  attaché  au  service 
de  mon  auguste  souveraine,  ainsi  que  d'une 
lettre  pour  Votre  Majesté. 

J'ai  d'autant  moins  hésité  de  me  rendre  à 
ses  ordres  et  à  sa  volonté,  que  je  suppose  que 
la  commission  dont  Mr  Thugut  est  charc^é , 
sera  agréable  à  Votre  Majesté. 

Rien    n'égalerolt  mon   bonheur,    si   après 

avoir  servi  d'instrument  à  acheminer  l'a^lion 

la  plus  héroïque  du  règne  de  V.  M.  ,    celle  de 

rendre  la   paix  à  l'Allemagne  à  la  tête  de  ses 

puissantes   armées  ,  j'osois   encore  me  flatter 

que  V.  M.  daignera  agréer  les  hom.mages  que 

je  porte  à  cette  occasion  à  ses  pieds,  et  les  sen- 

timens  du  plus  profond  respeâ:  avec  lequel  je 

suis 

Sire  ,  de  Votre  Majesté 

le  très-humble  ,   trés-obéissant  et  très- 
Vienne  soumis  sfervitcur 

le  12  Juillet  1778.  Demetry  Prince  Gallizin, 


3l5  CORRESPONDANCE 

Réponse  de  S,  M,  au  Prince  de  Gallîzin  à  Vienne, 


Du  camp  devant  Jaromirs  le  17  Juillet  1778. 

Monsieur  le  Prince  de  Gallîzin  , 

Indépendamment  de  ce  que  la  dernière 
négociation  avec  la  cour  de  Vienne  a  été 
rompue  ,  je  ne  suis  pas  si  éloigné  de  la  paix, 
que  si  la  cour  de  Vienne  vouloit  faire  des 
propositions  acceptables,  et  qui  pussent  se 
concilier  avec  le  maintien  du  système  du  corps 
germanique,  je  ne  fusse  toujours  très-dispo- 
sé à  les  recevoir  ;  et  si  Mr  Thugut  est  chargé 
de  quelque  proposition,  je  ne  saurois  refuser, 
pour  le  bien  de  l'humanité  ,  de  l'entendre,  et 
de  faire  un  dernier  effort  pour  concilier  ces 
troubles.  Sur  ce  je  prie  Dieu  qu'il  Vont  ait, 
Mr  le  Prince  de  Gallizin,  en  sa  sainte  et  digne 
s:arde. 

Copie  de  la  lettre  de  S.  M.  /'Impératrice 
Reine  ,  envoyée  par  le  Sr.  Thugut. 


Monsieur  mon  Frère  et  Cousin, 

Par  le  rappel  du  Baron  Riedesel  et  par  l'en- 
trée des  troupes  de  V.  M,  en  Bohème  je  vois 


AU    StfTET   BE    LA    BAVIÈRE      317 

avec  une  extrême  sensibilité  l'éclat  d'une  nou- 
velle guerre.  Mon  âge  et  mes  sentimens  pour 
la  conservation  de  la  paix  sont  connus  de  tout 
le  monde,  et  je  ne  saurois  lui  en  donner  une 
preuve  plus  réelle  que  par  la  démarche  que  je 
fais.  Mon  coeur  maternel  est  justement  alar- 
mé de  voir  à  l'armée  deux  de  mes  fils  et  un 
beau-fils  chéri.  Je  fais  ce  pas  sans  en  avoir  pré- 
venu l'Empereur  mon  fils  ;  et  je  lui  demande 
même  pour  tout  le  monde  le  secret,  quel  qu'en 
soit  le  succès.  Mes  voeux  tendent  à  faire  re- 
nouer et  terminer  la  négociation  ,  dirigée  jus- 
qu'à cette  heure  par  S.  M.  l'Empereur,  et  rom- 
pue à  mon  plus  grand  regret.  C'est  le  Baron 
Thugut,  muni  d'instru^lionset  d'un  plein  pou- 
voir, qui  lui  remettra  celle-ci  en  main  propre. 
Souhaitant  ardemment  qu'elle  puisse  remplir 
nos  voeux,  conformément  à  notre  dignité  et  sa- 
tisfaction 5  je  la  prie  de  vouloir  répondre  avec 
les  mêmes  sentimens  aux  vifs  désirs  que  j'ai  de 
rétablir  notre  bonne  intelligence  pour  toujours, 
pour  le  bien  du  genre  humain ,  et  même  de 
nos  familles,   étant  de  Votre  Majesté 

la  bonne  Soeur  et  Cousine 

Marie  Thérèse. 


3l8  COE.RESPONDANCE 

Coj)ie  d'un  postscrit  à  la  lettre  ci-dessus  de  f  Impé- 
ratrice -  reine. 

Le  12. 

C'est  dans  ce  moment  qu'arrivent  les  nou- 
velles du  8  et  du  g  de  l'armée ,  qui  m'annon- 
cent son  arrivée  vis-à-vis  de  nous.  Je  m'em- 
presse d'autant  plus  à  expédier  ceci,  crainte 
de  quelque  accident  qui  changeroit  la  situa- 
tion présente.  Je  compte  après  le  départ  de 
Thugut  expédier  un  courrier  à  l'Empereur , 
pour  empêcher  par  là  peut-être  quelques  pas 
précipités,  ce  que  je  souhaite  de  bon  coeur.  Je 

€uis  , 

DE  Votre  Majesté  , 

la  bonne   Soeur  et  Cousine 

Marie  Thérèse. 

Copie  du  plein  pouvoir  de  la  propre  main  de 
/'Impératrice -Reine  ,  dont  r original  à  été 
rendu  au  Sr  Thugut:,    à  Welsdorf  h  17  Juillet 

1778. 

Plein  pouvoir  pour  le  Baron  de  Thugut, 
ahn  de  conclure  avec  S.  M.  le  Roi  de  Prusse 
une  convention,  selon  les  intentions  queje  lui 
ai  confiées.     Le  12 Juillet  1778. 

Marie  Thérèse. 


AU    SUJET    DE    LA    BAVIERE.      339 

Cope    des  propositions   de    Sa   Majesté  II  M'Pi.' 

RATRiCEtoRElNE. 

1.  L'Impératrice  gardera  de  ses  possessions 
afluelles  en  Bavière  une  étendue  de  pays  d'un 
million  de  revenus  et  rendra  le  reste  à  TÉIec- 
teur  palatin. 

2.  Elle  conviendra  incessamment  avec  l'E- 
le^leur  palatin  d'un  échange  à  faire  de  gré  à 
gré  de  ces  possessions  contre  quelqu'autre 
partie  de  la  Bavière,  dont  le  revenu  n  ira  pas 
au  delcà  d'un  million,  et  qui  n'avoisinerapas 
Ratisbonne,  ni  n'aura  l'inconvénient  de  cou- 
per la  Bavière  en  deux,  comme  les  posses- 
sions actuelles. 

3.  Elle  réunira  ses  bons  offices  à  ceux  de  S. 
M.  le  roi  de  Prusse  pour  ménager  sans  délai  un 
arrangement  juste  et  équitable  entre  l'Ele^leur 
palatin  et  l'éle^leur  de  Saxe  relativement  aux 
prétentions  de  ce  dernier  sur  l'alleu  de  Bavière. 

Copie   des    additions    du  R  O I    aux   propositions 

ci-dessus. 

4.  L'Impératrice  ne  voudra-t-elle  pas  re- 
lâcher  de  ses  droits  sur  quelques  fiefû  de   la 


320  CORUESPONBANCE 

Saxe ,  dont  elle  prétend  la  suzeraineté  en  qua- 
lité de  Reine  de  Bohème  ? 

5.  Ne  pourra-t-on  pas  accommoder  le  duc 
de  Mecklenbourg  par  quelque  petit  fief  de 
l'Empire  ? 

6.  Est-ce  que  l'on  conviendra  encore  de 
régler  la  succession  de  Bareuth  et  d'Anspach 
selon  qu'on  l'avoit  stipulé  dans  le  traité,  en  y 
ajoutant  que  Téleéleur  de  Saxe  se  fera  rendre 
l'hommage  éventuel  des  deux  margraviats ,  et 
que  le  roi  de  Prusse  recevra  également  l'hom- 
mage de  la  Lusace  ? 

7.  Lèvera-t-on  le  blocus  de  la  ville  de  Ra- 
tisbonne,  où  la  diète  de  l'Empire  est  rassem- 
blée? 

Voilà  à  peu  près  des  points  dont  il  faudroit 
convenir,  pour  pouvoir  signer  des  prélimi- 
naires. 

Copie   de  la  réponse  t/j/  R  o  i   à  la  lettre 
ci  -  dessus. 


ce  17  Juillet  1778. 

Madame  ma  Soeur, 
Mr  Thugut  m'a  rendu  la  lettre  dont  Votre 
Majesté  Impériale  et  Royale  a  voulu  le  charger 

pour 


AU   SUJET    DE    LA    BAVIERE.       321 

pour  moi.    Personne  ne  le  connoît  ici ,  ni  ne 
saura  qu'il  y  a  été.  Il  étoit  digne  du  caractère 
de  Vorre  Majesté  Impériale  et  Royale  de  don*- 
ner  des  marc[ues  de  m.agnanimité  et  de  modé- 
ration dans  une  afiaire  litigieuse ,  après  avoir 
soutenu  la  succession  de  ses  pères  avec  une  fer- 
meté héroïque.     Le  tendre  attachement  que 
Votre  Majesté  Impériale  marque  pour  l'Em^ 
pereur  son  fils  et  pour  des  Princes  remplis  de 
mérite,  doit  lui  attirer  les  applaudissemens  de 
toutes  les  âmes  sensibles,  et  cela  augmente,  s'il 
se  peut,   la  haute  considération  que  j'ai  pour 
sa  personne  sacrée.    Mr  de  Thugut  a  minuté 
quelques  poiiUs ,    pour  servir  de  base  à  une 
suspension  d'armes.  J'ai  dû  y  ajouter  quelques 
articles,    mais  dont  en  partie  Ton   étoit  déjà 
convenu,  et  d'antres  qui  je  crois  ne  rencontre- 
ront guéres  de  difficultés.    En  attendant.   Ma- 
dame ,  que'  la  réponse  arrive  ,  je  ménagerai  si 
bien  mes  démarches,   que  Votre  Majesté  Im- 
périale n'aura  rien  à  craindre  pour  son  sang,  et 
pour  un  Empereur  que  j'aime,  et  c[ue  je  consi- 
dère, quoique  nous  soyons  dans  des  principeë 
différens  à  l'égard  des  affaires  d'Allemagne.  Mr 
Thugut  va  partir  incessamment  pour  Vienne, 
Tome  V,  X 


322  CORRESPONDANCE 

et  je  crois  que  dans  six  ou  sept  jours  il  pourra 
être  de  retour.  En  attendant  je  fais  venir  des 
ministres,  pour  mettre  la  dernière  main  à  cette 
négociation,  au  cas  que  Votre  Majesté  Impé^ 
riale  et  Royale  daigne  agréer  quelques  articles 
nécessaires  que  j'ai  ajoutés,  pour  c^ue  les  préli- 
minaires puissent  être  signés.  Je  suis  avec  la 
plus   haute   considération , 

Madame   ma    soeur, 
DE  Votre  Majesté  Impériale  et  Royale 

le  bon  Frère  et  Cousin 

Frédéric. 

Copie  (Tune  seconde  lettre  de  Sa  Majesté  V  Impé- 
ratrice-Reine envoyée  sous  simple  couvert 
du  prince   Gallizin  ^  sans  lettre  de  ce  ministre. 


ce  22  -Juillet  1778. 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousin, 

Thugut  est  arrivé  hier  fort  tard,  et  m'a  re- 
mis la  lettre  de  Votre  Majesté  du  1  7  de  ce  mois. 
J'y  ai  vu  à  ma  grande  satisfaction  ses  sentimens 
conformes  aux  miens  pour  la  paix,  et  tout  ce 


AU    SUJET    DE   LA    BAVIERE.       323 

qu  elle  veut  mê  dire  d'obligeant.  Ayant  infor- 
mé lEmpereur  de  l'expédition  deThugut,  je 
vais  lui  cofnmuniquer  tout  de  suite  ce  qu'il 
m'a  rapporté.  Je  m'empresserai ,  dès  que  je 
serai  en  état,  de  lui  donner  tons  les  éciair- 
cissemens  qu'elle  me  demande.  En  attendant 
je   suis  avec  toute  l'estime. 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousik, 

bonne  Soeur  et  Cousir.c 

Marie    Thérèse. 

Coj}ie  de   la  réponse  du  Roi  à  la  lettre 
ci- dessus. 


ce  2  5  Juillet   17784 

Madame   ma   Soeur, 

La  lettre  que  Votre  Majesté  Impériale  et 
Royale  a  eu  la  bonté  de  m'écrire ,  m'est  bien 
parvenue.  J'attendrai,  Madame,  ce  qu'elle  et 
son  auguste  fils  jugeront  à  propos  de  décider 
sur  la  situation  actuelle  des  affaires,  et  je  dois 
prévoir  des  suites  heureuses  de  leur  sagesse  et 
de  leur  modération.  Je  réitère  encore  à  Votre 

X  ?. 


324  C  O  ïm  E  s  P  O  N  D  A  N  C  É 

Majesté  Liapériale  et  Royale  l'assurance  que 
je  lui  ai  donnée  précédemment,  que  je  com- 
pàsserai  si  bien  mes  démarches,  qu'elle  pour- 
ra être  sans  inquiétude  sur  le  sort  des  per- 
sonnes qui  à  bon  droit  lui  sont  chères  et  pré- 
cieuses. Rien  de  décisif  ne  se  passera  avant. 
Madame  ,  que  Votre  Majesté  Impériale  et  Ro- 
yale n'ait  jugé  à  propos  de  me  faire  tenir  sa 
réponse.  Je  suis  avec  toute  l'admiration  et  la 
plus  haute  considération. 

Madame    ma  Soeur, 
DE  Votre  Majesté  Impériale  et  Royale 

le  bon  Frère  et  Cousin. 

Frédéric. 

Copie  d'une  lettre  du  Roi  à  Sa  Majesté 
r  Impératrice  -Reine. 


Ge  28  Juillet  177S. 

Madame   ma  Soeur, 

»  Quelque  éloignement  que  j'aie  d'importu- 
nôr  Votre  Majesté  Impériale  et  Royale  par  mes 
lettres,  j'ai  cru  cependant  devoir  dans  les 
conjonctures  actuelles  lui  présenter  quelques 


AU    ^UJET    DE   LA    BAVIERE.       325 

idées  qui  me  sont  venues  touchant  k.  pacifîca-  ^ 
tion  générale  de  l'Allemagne.    Je  lès  ai  crues-  . 
les  plus  propres  à  concilier  promptement  les- 
présens  démêlés.  Je  les  soumets  aux  lumières 
supérieures   de  Votre  Majesté  Impériale,   -lâ^ 
priant,    supposé  même  qu'elle  ne  dût  pas  les 
a^rréer,   de  les  attribuer  uniquement  à  la  sin- 
cérité avec  laquelle  j'entre  dans  ses  vues  pa-- 
cifîques  ,  et  au  désir  de  sauver  tant  de  peuples  • 
inrrocens   des   malheurs   et  des  fléaux  que  la 
Guerre   attire   inévitablement   après  elle.     Je 
suis    avec    les    sentimens    de   la   plus   haute' 
considération , 

Madame"  MA   Soeuii,''''    - 
DE  Votre  Majesté  Impé-rtaee-et  Royale'  I 


le  bon  Frère  et  Cousin. 


Frédéric.    ■ 

Copie  des  pro-podtions  annexées-  à  la  lettre  ci-dessus 
pour  un  nouveau  plan  génk-al de ^conciliatmn,rsh 

"1)  Sa  Majesté  l'Impératrice  Reine  restituera 
à  l'électeur  Palatiii  tout  ce  qu'elle  a-  occupé 'en- 
Bavière  et  dans  lé  haut  Pala'tiriat.  Ce  princb 
lui  cédera  eh  retour  -le  district  de  Burghau- 
Sen  depuis  Passau le  long  de  l'Inn  jusqu'au 

X  3 


525  CORRESPONDANCE 

confluent  de  la  Salza ,  et  le  long  de  la  Salza 
jusqu'aux  frontières  de  Salzbourg  ,  prés  de 
Wildshut:  le  reste  du  district  de  Burshausen- 
ainsi  que  la  rivière  de  l'Inn ,  devant  rester  à 
la  maison  Palatine.  Par  ce  moyen  la  cour  de 
Vienne  obtiendroit  sans  contestation  une  pro- 
vince grande  et  fertile ,  qui  arrondiroit  si  bien 
l'Autriche,  qui  est  bordée  d'une  belle  rivière, 
et  qui  contient  la  forteresse  de  Schardingea 
avec  d'autres  villes  considérables.  La  Bavière 
ne  seroit  pas  coupée  en  deux,  et  la  ville 
de  Ratisbonnc,  ainsi  que  la  diète,  resteroient 
libres. 

q)  Si  la  cour  de  Vienne  avoit  de  la  ré- 
pugnance à  indemniser  la  maison  Palatine  par 
quelque  cession  en  pays  ,  elle  pourroit  le  faire 
en  quelque  façon,  quoique  d'une  manière  nul- 
lement proportionnée  à  cette  cessionjCn  renon- 
çà:Tit-à  ses  féodalités ,  ou  droits  de  suzeraineté, 
dans  le  haut  Palatinat  et  en  Saxe ,  et  en  payant 
lîn.million  d'écus  à  l'électeur  de  Saxe.  Par  ces 
deux  derniers  articles  la  cour  de  Vienne  sa- 
ti^feroit  l'électeur  de  Saxe  sur  ses  prétentions 
allodiales,  à  la  place  de  l'électeur  Palatin,  libé- 
jeroit  celui-ci  de  cette  obligation,  et  indem- 


AU   SUJET   DE   LA   :BAVÎÈîIE.       327 

nîseroit  en  quelque  façon  la  maison  Palatine 
de  la  perte   du  district  de  Burghausen.    On 
pourroit  ajouter  pour  la  satisfaction  de  l'élec- 
teur de  Saxe ,   la  petite  principauté  de  Min- 
delheim,  comme  un  franc  alleu,   et  le  petit 
district  de  Rothenbers ,   aparteriant  au  haut 
Palatinat,   mais  enclavé  dans  le  territoire  de 
Nurnberg.  Toutes  les  considérations  d'équité, 
d'honneur  et  d'intérêt  exigent  que  l'échange 
des  districts   occupés  en   Bavière ,    la  satisfa- 
ction de  la  maison  Palatine  et  de  celle  de  Saxe, 
en  «général  l'arrangement  de  la  succession  de 
Bavière ,  ne  soient  pas  renvoyés  à  une  négo- 
ciation et  discussion  particulière ,  mais  qu'on 
règle  le  tout  dès  à  présent,   avec  la  concur- 
.  rence  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse,  comme  ami 
et  allié  de  ces  deux  maisons.  On  pourroit  leur 
proposer   ce  plan  et  les  inviter  à  y  accéder, 
dès   que  L.   M.  I.   en  seroient  d'accord  avec 
S.   M.   le  roi  de  Prusse  j    et  on  a   tout   lieu 
d'espérer  qu'elles  ne  s'y  refuseront  pas,    vu 
la  nature  du  plan  et  des  circonstances. 

3)  Dès  que  la  succession  de  Bavière  seroit 
ainsi  arrangée,  Sa  Majesté  Impériale,  ainsi  que 
rélecteur  de  Saxe,  renonceroient  à  toutes  pré- 

X  4 


328  CORRESPONDANCE 

tentions  ultérieures  sur  la  Bavière  et  le  haut 
Palatinat,  et  on  assureroit  expressément  la 
succession  de  ces  d&ux  pays  sans  exception 
aux  princes  palatins  deDeuxponts,  après  l'ex- 
tinction de  la  ligne  présente  de  Sulzbach. 

4)  Les  fiefs  devenus  vacans  à  l'Empire  par 
la  mort  du  dernier  électeur  de  Bavière ,  se- 
roient  conférés  à  l'électeur  Palatin ,  et  après 
lui   à   la  ligne   de  Deuxponts. 

5)  Sa  Majesté  l'Empereur  voudra  bien  confé- 
rer un  de  ces  petits  fiefs  aux  Ducs  de  Meck- 
lenbourg,  ou  bien  leur  donner  le  privilège 
de  non  appellando  dans  tout  leur  duché  ,  pour 
les  indemniser  de  leurs  prétentions  sur  une 
partie  du  landgraviat  de  Leuchtenberg. 

6)  Leurs  Majestés  l'Empereur  et  flmpéra- 
trice-Reine  voudront  bien  renoncer  aux  droits 
de  féodalité  ou  autres  que  la  couronne  de  Bo- 
hème pourroit  avoir  dans  les  pays  d'Anspach  et 
Bareuth,  et  s'engager  à'ne  jamais  mettre  aucune 
opposition  à  ce  que  les  pays  d'Anspach  et  Ba- 
reuth puissent  être  incorporés  à  la  prirnogéni- 
ture  de  l'électorat  de  Brandebourg;.  Si  S.  M. 
le  roi  de  Prusse  et  l'électeur  de  Saxe  pou- 
voient  convenir  de  faire  un  échange  des  paya 


AU    SUJET    DE    T. A     BAVIERE       32g 

d'Anspach  etBarcmth  contre  les  margraviats  de 
la]iaute  et  basse  Liisacc,  et  de  quelques  autres 
districts  selon  leur  convenance.  Leurs  Majestés 
Impériales  etRoyales  n'y  seroient  aucunement 
contraires ,  et  elles  renonceroient  plutôt  dans 
le  cas  existant  à  tout  droit  de  féodalité,  de  ré- 
version,  d'achat,  ou  autres  droits  qu'elles 
pourroient  avoir  sur  la  Lusace  entière,  ou  sur 
quelques  parties  de  ce  pays,  de  sorte  que  S.  M. 
le  roi  de  Prusse  et  ses  héritiers  et  successeurs 
pussent  posséder  ce  pays  libre  de  toutes  pré- 
tentions de  la  part  de  la  maison  d'Autriche. 

Ce  plan  paroît  conforme  à  féquité,  aux  cir- 
constances, et  au  plus  grand  avantage  de  la  mai- 
son d'Autriche.  Si  l'on  pouvolt  s'accorder  là- 
dessus,  il  ne  seroitpas  diilicile  de  le  rédiger  cii 
forme  d'articles  préliminaires ,  ou  de  traité  dé- 
finitif. 

Copie  dune  troisième  lettre  de  Sa  Majesté 

« 
/'  Impératrice  -  Reine. 


ce    I    d'Aoïit. 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousin, 
Le  Baron  Thugut  alloit  partir  pour  se  rendre 
auprès  de  V.  M. ,  lorsqu'il  me  parvint  sa  lettre 


33^  CORRESPONDANCE 

du  qS  de  Juillet  5  accompagnée  d'un  nouveau 
plan  général  de  conciliation.  Je  l'avois  chargé 
de  tous  ces  éclaircissemens  qu'elle  auroit  pu 
souhaiter,  et  des  propositions  réciproques  de 
ma  part  qui  me  paroissoient  pouvoir  amener 
\m  arrangement  entre  nous.  Mais  celles  que 
V.  M.  vient  de  me  faire  à  mon  grand  regret, 
changent  si  fort  l'état  des  choses,  qu'il  n'est  pas 
possible  queje  puisse  lui  en  dire  mapens'éetout 
de  suite.  Je  tâcherai  de  le  faire  le  plutôt  que 
possible,  et  c'est  pour  l'en  prévenir,  queje  lui 
adresse  la  présente ,  en  la  priant  d'être  persua- 
dée de  la  considération  avec  laquelle  je  suis, 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousin, 
DE   Votre   Majesté 

bonne  Soeur  et  Cousine 

Marie  Thérèse. 

Cojne   de  la  réponse    du   Roi  à  la  lettre 
ci -dessus. 


ce  5.  d'Août  1778. 

Madame  ma  Soeur  et  Cousine, 
Je  viens  de  recevoir   la  lettre  que  Votre 
Majesté  Impériale  et  Royale  a  eu  la  bonté  de 


AU   SUJET   DE  LA    EAVIEîlE.      33I 

m'écrire.  Je  sens,  Madame,  que  des  choses 
de  cette  importance  demandent  une  mûre  dé- 
libération. J'attendrai  donc  avec  patience  les 
résolutions  que  Votre  Majesté  Impériale  etRo.- 
yale  aura  prises  et  qu'elle  daignera  me  com- 
muniquer par  Mr  de  Thugut,  en  l'assurant 
des  sentimens  de  la  plus  haute  considération 
avec  lesquels  je  suis   à  jamais, 

Madame  ma  Soeur  et  Cousine, 
DE  Votre  Majesté  Impériale  et  Royale 

le  bon  Trère  et  Cousin 

Frédéric. 

Coj)ie  d'une  quatrième   lettre  de   Sa  Majesté 
/'Impératrice- Reine. 


ce  G  d'Août. 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousin, 

J'ai  annoncé  à  V.  M.  par  ma  lettre  du  1  C|ue 
je  lui  ferois  tenir  le  plutôt  que  possible  iTi:t 
pensée  sur  la  proposition  d'un  nouveau  plan 
crénéral  de  conciliation.  En  coiiséciuencc  Thu- 
crut  est  chargé  de  lui  faire  une  contre -propo- 
sition de  ma  part,  pour  terminer  tout  d'un 


332  CORRESPONDANCE 

coup  les  malheurs  d'une  guerre  cruelle  et  de-* 
structive.  Je  me  rapporte  à  ce  que  Tliugiit 
lui  exposera,  et  je  suis  avec  toute  la  consi- 
dération , 

Monsieur  mon  Frère  et  Cousin 
DE  Votre  Majesté 

bonne  Soeur  et  Cousine 

Marie    Thérèse. 

Coj)ie  de  la  contre  -  proposition .  dont  il  est  question 
dans  la  lettre  ci  -  dessus. 

L'Impératrice -Reijie  n'étant  pas  animée  de 
vues  d'agrandissement ,  et  ne  désirant  princi- 
palement que  le  maintien  de  sa  dignité ,  de  sa 
considération,  politique  et  de  l'équilibre  en  Al- 
lemagne, Sa  susdite  Majesté  déclare  cju'elle 
est  disposée  et  déterminée  à  restituer  tout  ce 
qu'elle  a  fait  occuper  par  ses  troup'ès  en  Bavière 
et  dans  le  haut  Palatinat,  et  à  délier  l'électeur 
Palatin  des  engagemens  qu'il  a  pris  avec  elle 
par  la  convention  du  3  de  Janvier ,  sous  la 
condition  sine  ^ua  non  qu'il  plaise  à  S.  M.  Prus- 
sienne de  s'engager  en  due  forme ,  pour  elle  et 
ses  successeurs,  de  ne  pas  réunir  les  deux  mar- 


AU   SUJET  DE    LA   BAVIERE.       333 

graviats  de  Bareuth  et  d'Anspach  à  la  primo- 
géniture  de  sa  maison,  aussi  long-temps  qu'il 
y  existera  des  princes  puînés,  ainsi  qu'il  est 
statué  dans  la  sanction  pragmatique  établie 
dans  la  maison  de  Brandebourg,  et  qui  étant 
confirmée  par  les  Empereurs  et  l'Empire ,  a 
obtenu  force  de  loi  publique.  Comme  au 
moyen  d'un  tel  arrangement  toute  la  succes- 
sion de  Bavière  seroit  remise  dans  son  état 
primitif,  la  discussion  et  le  jugement  des  pré- 
tentions des  autres  parties  intéressées  à  ladite 
succession  seroient  renvoyées  aux  voies  ordi- 
naires de  justice  prescrites  par  les  lois  et  la 
constitution  de  l'Empire ,  conformérhent  à  ce 
que  S.  M.  Prussienne  dès  le  commencement 
avoit  proposé   elle-même. 

Copie  de   la  réponse  du  Roi   à   la  lettre 
ci  -  dessus. 


ce  10  d'Août  1778. 

Madame  ma  Soeur  et  Cousine, 

Mr  Thugut  m'a  rendu  la  lettre  que  Y.  M. 
Impériale  etE.oyale  a  eu  la  bonté  de  m'écrire. 


334  COERESPONDANCÉ 

Il  m'a  décliné  les  propositions  dont  il  étoit 
chargé,  et  comme  elles  n'étoient  pas  conci- 
liantes, il  remarqua  l'éloignement  que  je  té- 
moignois  pour  les  accepter.  Il  me  dit  qu'il  y 
avoit  peut-être  des  moyens  qui  restoient  en- 
core pour  pacifier  les  troubles  de  l'Allemagne, 
et  qu'il  avoit  été  chargé  par  V.  M.  Impériale  et 
Royale  d'en  faire  les  ouvertures.  Sur  quoi  je 
lui  ai  proposé  de  s'aboucher  avec  mes  mi- 
nistres, pour  essayer  si  cette  dernière  tentative 
réussira  mieux  que  les  précédentes.  V.  M.  Im- 
périale et  Royale  me  rendra  au  moins  le  témoi- 
gnage, que  si  cette  oeuvre  salutaire  ne  parvient 
pas  à  une'  heureuse  fin,  ce  ne  sera  pas  ma  faute. 
Je  suis  avec  la  plus  haute  considération, 

Madame  ma  Soeur  et  Cousine, 
DE  Votre  Majesté  Impériale  et  Royale 

îe  bon  Frère  et  Cousin 

Frédéric. 


AU    SUJET    BE    LA  BAVIERE.       335 


PIECES   AUTHENTIQUES 

de  la  négociation  de  Braunau,  laquelle 
après  celle  de  Welsdorf  entre  le 
Roi  et  le  Sr  de  Thugut,  a  eu  lieu 
audit  couvent  de  Braunau  entre  le 
Sr  de  Thugut  et  les  deux  ministres 
prussiens  le  comte  de  Finckenstein 
et  le  Sr  deHertzberg;  mais  ne  du- 
ra aussi  cjue  depuis  le  13  jusqu'au 
15  Aoûtj  où  elle  fut  rompue  ^). 


0  ^^^  piiices  sont  déjà  imprimées  à  la  suite  d'un  mémoire 
qui  sert  à  leur  éclaircissement  sous  le  titre:  Déclaration 
ultérieure  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse  atix  Etats  de  V Em^ 
pire,  au  mois  d'Octobre  1778;  mafs  comme  cet  écrit 
est  devenu  rare  ,  on  croit  bien  faire  de  réimprimer  ici 
ces  pièces,  qui  jettent  un  jour  si  lumineux  sur  toute 
Taffaire  de  Bavière. 


336  CORRESPONDANCE 

N"".  1.  Proposition  de  Sa  Majesté  I Impè-- 
pératrice-Beine,  que  Mr  de  T/iugut  a 
rémise  au  Roi^  au  camp  de  Welsdorf 
en  Bolième^  /en  Août  17785  et  en- 
suite aux  jninistres  prussiens  à  Brau- 
nau.  Comme  le  Sr  de  Thugut  avoua 
lui-même  qu'elle  avoit  été  déclinée  par 
le  Roi  à  Welsdorf  ^  il  ne  fu  que  la 
réitérer  ;  mais  elle  fut  mise  de  coté^  et 
il  fit  tout  de  suite  la  proposition  conte- 
nue sous  N^.  2. 

Cette  proposition  est  la  même  qui  se  trouve 
à  la  page  33 Q  ;  c'est  pourquoi  on  l'a  omise  ici, 
et  on  n'en  rapporte  que  la  rubrique, 

N"".  2.  Propositions  de  Sa  Majesté  V Im- 
pératrice-Reine^ que  Mr  de  Thugut  a 
remises  au  ministère  du  Roi  dans  la 
première  conjerence  tenue  au  couvent  de 
Braunau  en  Bohème  le  i^  Août  17780 

1.  L'Impératrice -Reine  borneroit  les  avan- 
tages qui  doivent  lui  revenir  de  sa  prétention 
sur  la  succession  de  Bavitie  et  de  sa  convention 

avec 


AU  SUJET  DE   LA  BAVIERE.       337 

avec  l'électeur  Palatin,  à  l'acquisition  d'un  re- 
venu d'un    seul  million  de  florins. 

2.  L'électeur  Palatin  et  la  maison  Palatine 
en  retour  céderoient  à  l'Impératrice- Reine , 
et  respectivement  échangeroient  avec  elle,  la 
partie  de  la  Bavière  et  du  haut  Palatinat  ren- 
fermée dans  la  délimitation  ci  -  dessous  ex- 
pliquée. 

La  ligne  de  démarcation  commenceroit  au- 
près de  Kufstein  dans  le  Tyrol;  elle  siiivroit  le 
cours  de  l'Inn  Jusqu'à  Wasserbourg  ;  de  là  elle 
seroit  continuée  vers  Landshut  à  Lanckwat, 
ensuite  à  Perbing,  Donaustauf ,  Nittenau,  Neu- 
bourg,  Retz  jusqu'à  Waldmunchen  le  lon^  du 
grand  chemin  qui  conduit  à  Toms  ej;i  Bohème. 

Cette  cession  se  feroit  en  la  manière  sui- 
vante. L'on  feroit  une  évaluation  exacte  de 
tous  les  revenus  de  cette  étendue  de  pays. 
Cette  évaluation  seroit  faite  sur  les  lieux  d'après 
les  comptes  originaux  de  la  recette  générale 
exîstans  dans  les  dépots  de  Munich  ;  elle  seroit 
réglée  et  vérifiée  par  une  commission  composée 
d'un  commxissaire  de  l'Impératrice- Reine,  d'un 
autre  de  l'électeur  Palatin,  et  d'un  troisième 
nommé  par  le  duc  de  Deuxponts. 
2  orne   V.  Y 


30  CORÏIESPONDANCE 

Cette  évaluation  faite,  il  en  seroit  prélevé 
wi  million  de  florins  pour  le  préciput  que  Vlm." 
pèratj'ice-  Reine  se  seroit  réservé  et  Sa  susdite 
Majesté  compenseroît  exactement  et  fidèle- 
ment tout  l'excédent  par  la  cession  qu'elle  fe- 
roit  à  l'électeur  Palatin  d'autres  possessions 
d'un  revenu  égal,  et  de  telle  autre  manière 
dont  les  trois  commissaires  ci-  dessus  mention- 
nés librement  et  de  plein  gré  conviendroient 
entr'eux. 

L'Impératrice-Reine  céderoit  nommément  à 
l'électeur  Palatin  tout  ce  qu'elle  possède  dans 
le  cercle  de  Souabe ,  en  cas  que  les  revenus 
de  la  nouvelle  acquisition  qu'elle  feroit  en  Ba- 
vière et  dans  le  haut  Palatinat ,  déduction  faite 
de  son  préciput  d'un  revenu  d'un  million  de 
florins,  fussent  trouvés  égaux  aux  revenus  des 
susdites  possessions  en  Souabe ,  dont  l'évalua- 
tion seroit  également  constatée  par  l'exhibition 
des  comptes  originaux  de  la  recette.  Si  les 
revenus  de  la  nouvelle  acquisition  en  Bavière 
se  trouvoient  être  moindres  ,  les  cessions  que 
rimpératrice-Reine  feroit  en  Souabe,  y  seroient 
proportionnées  ,  et  si  les  revenus  de  l'acquisi- 
tion en  Bavière  et  dans  le  haut  Palatinat  excé- 


AU   SUJET    DE    LA    BAVIERE.       339 

doient  le  préciput  de  l'Impératrice-Reine  en- 
semble avec  les  revenus  des  possessions  autri- 
chiennes dans  le  cercle  de  Souabe ,  S.  susdite 
M.  dédomniageroit  également  avec  exactitude 
et  fidélité  l'électeur  Palatin ,  soit  par  d'autres 
cessions  d'un  revenu  égal  dans  les  P  ys-bas 
soit  en  se  chargeant  d'une  partie  proportionnée 
des  dettes  de  la  Bavière^  soit  en  telle  autre  ma- 
nière dont  les  trois  commissaires  ci-  dessus  men- 
tionnés librement  et  de  plein  gré  se  seroient 
accordés  entr'eux. 

3.  S.  M.  l'Impératrice- Reine  s'engageroit, 
pour  elle  et  ses  héritiers,  de  ne  faire  aucune 
opposition  à  la  réunion  des  deux  margraviats 
de  Baieuth  et  d'Anspach  à  la  primogéniture 
de  l'electorat  de  Brandebourg,  et  si  S.  M.  le 
ïoi  de  Prusse  trouvoit  à  propos  de  faire  un 
échange  des  pays  de  Bareuth  et  d'Anspach  con- 
tre la  haute  et  la  basse  Lusace,  l'Impératrice- 
Keine  non  seulement  n'y  apporteroit  point 
d'obstacle,  mais  faciliteroit  plutôt  cet  échange 
en  ce  qui  dépendroit  d'elle,  et  nommément 
par  la  rencmciation  qu'elle  feruit  à  ses  droits  de 
féodalité ,  de  réversion  et  autres  sur  la  haute 
et  basse  Lusace. 

Y   Q 


340  CORTIESPONDANCE 

4.  L'on  traiteroit  aussi  dans  la  présente  né- 
gociation sur  la  satisfaction  à  procurer  à  l'é- 
lecteur de  Saxe  de  la  part  de  l'électeur  Palatin 
relativement  à  ses  prétentions  allcdiales,  par 
l'entremise  des  bons  offices  réunis  de  S.  M. 
rimpératrice-Reine  et  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse. 

3.  Pour  faciliter  l'arrangement  sur  les  pré- 
tentions allodiales  de  l'électeur  de  Saxe ,  l'Im- 
pératrice-Reine  renonceroit  à  ses  droits  de  féo- 
dalité et  autres  qu'elle  a  sur  quelques  fiefs  en 
Saxe, 

6.  S.  M.  i'Impératrice-Reine  réuniroit  ses 
voix  à  celle  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse  pour 
faire  conférer  par  l'Empereur  et  l'Empire  au 
duc  de  Mecklenbourg  un  des  petits  fiefs  vacans. 

N^.3.  Réponse  du mÎJiist ère  prussien  aux 
propositions  que  Mr  de  Thugut  a  por- 
tées au  Roi  de  la  part  de  S.  M.  F  Impé- 
ratrice-Reine. 

Ces  propositions  consistent  dans  une  alter- 
native, dont  la  première  partie  porte:  que  S. 
M.  l'Impératrice- Reine  voudroit  restituer  tout 
ce  qu'elle  a  fait  occuper  en  Bavière  et  dans  le 
haut  Palatinat ,   et  délier  l'électeur  Palatin  de  la 


AU    SUJET  DE   LA  BAVIERE.       341 

convention  du  3  Janvier,  sous  la  condition  que 
le  roi  de  Prusse  s'engage  de  ne  pas  réunir  les- 
deux  margraviats  de  Bareutli  et  d'Anspach  à 
la  primogéniture  de  sa  maison  aussi  long-temps 
qu'il  y  existeroit  des  princes  puînés,  ainsi  qu'il 
étoit  statué  dans  la  sanction  pragmatique  de  la 
maison  de  Brandebourg ,  qui  étant  confirmée 
par  l'Empereur  et  l'Lmpire,  avoit  obtenu  for- 
ce de  loi  publique. 

Cette  proposition  est  inadmissible,  par  les 
raisons  qui  ont  déjà  souvent  été  alléguées  et  dé- 
taillées dans  les  conférences  de  Berlin.  La  suc- 
cession aux  margraviats  d'Anspach  et  de  Bareuth 
appartient  incontestablement  à  la  maison  de 
Brandebourg  seule  ;  il  n'appartient  qu'à  cette 
maison  seule  de  régler  l'ordre  de  sa  succession, 
et  cet  ordre  a  été  réglé  par  le  consentement 
unanime  de  tous  les  membres  de  la  susdite 
maison.  La  prétendue  sanction  pragmatique 
n'est  autre  chose  que  le  testament  de  l'électeur 
Albert  I,  qui  a  été  fait  par  cet  Electeur  et  a  été 
confirmé  à  sa  demande  par  l'Empereur  Frédé- 
ric in.  lia  donc  aussi  pu  êtie  cliangé  et  a  été 
changé  par  ses  successeurs,  du  consentement 
unanime  des  membres  de  la  maison  de  Brande- 

Y    q 


342  CORRESPONDANCE 

bourg.  La  confirmation  impériale  ,  qui  n'est 
qu'une  formalité  ordinaire  ,  ne  sauroit  avoir 
force  qu'en  faveur  des  parties  intéressées ,  qui 
Sont  les  seuls  princes  de  Brandebourg ,  et  qui  y 
ont  renoncé.  Elle  ne  sauroit  être  réclamée  par 
un  autre  Etat  de  l'Empire  non  intéressé  à  cet 
ordre  de  succession,  qui  par  la  même  raison  n'a 
aussi  aucun  droit  d'y  intervenir ,  ni  d'en  dispen- 
ser. On  peut  dire  la  même  chose  de  l'Empire, 
dont  la  concurrence  à  la  susdite  confirmation 
de  Eréderic  III  ne  consiste  que  dans  le  simple 
énoncé  de  cette  confirmation  ,  cju'elle  avoit  été 
faite  du  consentement  de  l'Empire.  Par  toutes 
ces  raisons  S.  M.  le  roi  de  Prusse  ne  sauroit  ja- 
mais admettre  aucune  parité  ni  compensation 
entre  l'ordre  réglé  de  la  succession  incontestable 
de  sa  maison  aux  margraviats  d'Anspach  et  de 
Bareuth  ,  et  la  prétention  non  fondée  de  la 
maison  d'Autriche  sur  la  succession  de  Bavière, 
qui  n'appartient  qu'à  la  maison  Palatine,  com- 
me on  a  prouvé  l'un  et  l'autre  point  de  la  m.a- 
nièrelaplus  évidente.  L'équité  ne  permet  pas 
d'attribuer  le  refus  de  la  susdite  proposition  au 
désir  d'un  agrandissement  injuste  et  dangereux 
pour  les  voisins.     Le  Roi  a  donné  des  preuves 


AU    SUJET  DE  LA   BAVIERE.       343 

assez  convaincantes  de  son  désintéressement  dans 
tout  le  cours  de  la  négociation  précédente ,  en 
n'insistant  Cjue  sur  les  intérêts  de  ses  alliés,  sans 
chercher  aucun  avantage  particulier.  Sa  Maje- 
sté est  d'ailleurs  trop  persuadée  des  hautes  lu- 
mières et  des  sentimens  élevés  de  S.  M.  l'Impé- 
ratrice- Reine  ,  pour  pouvoir  s'imaginer  que 
cette   auguste  Princesse  veuille  envier  et  conte- 

o 

ster  d'avance  à  la  maison  de  Brandebourg  une 
succession  légitime,  mais  incertaine  et  éloignée, 
ni  qu'elle  puisse  y  attacher  le  maintien  de  sa 
dignité  ,  de  sa  considération  politique ,  et  de  l'é- 
quilibre en  Allemagne. 

L'observation  par  laquelle  on  finit  la  pre- 
mière proposition ,  seroit  bonne,  et  conforme  à 
la  justice  et  aux  intentions  du  Roi ,  si  l'arrange- 
ment proposé  pouvoit  être  concilié  avec  les 
droits  incontestables  de  la  maison  de  Bran- 
debourg. Cet  arrangement  est  aussi  énoncé 
d'une  manière,  que  s'il  jwuvoit  en  être  que- 
stion ,  il  rester  oit  encore  douteux  si  sous  le  nom 
des  parties  intéressées  la  cour  de  Vienne  ne  vou^ 
droit  pas  revenir  à  ses  prétentions  et  les  faire 
valoir  d'une  autre  mariière  également  préjU' 
diciahle. 

Y  4 


344  CORRESPONDANCE 

Le  second  membre  de  l'alternative  propo- 
sée par  Mr  de  Thugut  se  réduit  à  un  nouvel 
arrangement ,  selon  lequel  Flmpératrice-Reine 
voudroit  acquérir  la  partie  de  la  Bavière  et  du 
haut  Palatinat  qui  est  exprimée  dans  le  second 
article  des  susdites  propositions.  On  n'a  qu'à 
comparer  avec  la  carte  géographique  de  Bavière 
la  démarcation  énoncéu  dans  cet  article,  pour 
Voir  d'un  coup  d'oeil  coiribien  cette  acquisition 
seroit  immense  et  dangereuse  pour  tout  rEm- 
pire,  et  combien  l'arrangement  proposé  seroit 
préjudiciable  à  la  maison  palaiine,  et  anéantiroit 
toute  son  existe] ice  poUtique.  La  cour  de 
Vienne  couper  oit  la  Bavière  par  une  ligne 
transversale  depuis  le  Tyrol  jusquà  la  Bohè- 
me ;  elle  obtiendroit  non  seulement  toute  la 
basse  Bavière,  sur' laquelle  elle  forme  des  pré- 
tentions ,  m.ais  aussi  une  grande  partie  de  la 
haute  Bavière,  sur  laquelle  elle  n'en  a  formé 
aucune  jusqu'ici  ;  elle  emporteroit  sinon  la 
partie  la  plus  grande  de  la  Bavière  et  du  haut 
Faîatinat ,  du  moins  la  plus  fertile ,  la  plus  riche 
et  la  plus  peuplée,  contenant  les  rivières  du 
Danube,  de  l'Iser,  de  l'înn ,  et  de  la  Salza , 
avec  les  riches  salines  de  Reichenhall,  et  elle  ne 


AU    SUJET    DE  LA  BAVIERE.       345 

laisseroit  à  la  maison  Palatine  que  la  partie  la 
plus  mauvaise  de  ces  deux  duchés,  qui  ne  con- 
siste qu'en  bois  et  en  sable ,  qui  ne  peut  se  sou- 
tenir sans  le  secours  de  l'autre  partie  et  en  seroit 
toujours  dépendante,  et  qui  resteroit  pourtant 
charg;ée  d'un  fardeau  immense  de  dettes.      La 
partie  de  la  Bavière  dont  on  demande  la  ces- 
sion, et  dont  le  prix  principal  consiste  dans  la 
contigiiité  et  les  qualités  intrinsèques,    ne  sau- 
roit  jamais  être  compensée  par  des  équivalens 
éloignés,  éparpillés,  et  d'une  cjualité  fort  infé- 
rieure à  tous  égards.     En  général  toute  la  mé- 
thode proposée   d'acquérir  la  partie  de  la  Ba- 
vière  qu'on   demande ,    et  surtout   l'excédent 
de  la  prétention  autrichienne  par  une  évalua- 
tion en  revenus  et  par  des  équivalens ,  est  aussi 
nouvelle  que  préjudiciable  par  ses  conséquen- 
ces.      D'abord  la  cour  de   Vienne  n'a  aucun 
droit  fondé  sur  aucune  partie  de  la  Bavière;  si 
elle  en  avcit,  elle  l'auroit  sur  une  partie  déter- 
minée de  pays  ^  mais   non  sur  u?i  million  de  reve- 
nus.    Si  dans  les  pourparlers  de  la  négociation 
précédente  il  a  été  question  d'un  certain  revenu, 
on  n'a  pas  songé  d'accorder  à  la  cour  de  Vienne 
un  prêciput  ;    mais  on   a    toujouis    offert    des 

Y  5 


546  CORRESPONDANCE 

territoires  déterminés^  et  on  a  demandé  des 
équivalens  en  territoires  déterminés  ^  en  admet- 
tant pour  le  bien  de  la  paix  des  équivalens 
moindres  que  les  pays  cèdes,  et  en  supposant 
ainsi  que  la  cour  de  Vienne  gagneroit  par  là  le 
préciput  de  re'  enus  qu'el'e  a  en  vue.  Pour 
sentir  de  quelle  dangereuse  co. séquence  seroit 
pour  la  maiscn  Pala  i;.e  l'évaluation  des  pwys  à 
céder  par  les  revenus  actuels,  en  n'a  qu'à  con- 
sidérer que  la  Bavière  est  jusqu'ici  notoirement 
le  pays  le  plus  mal  admniistré  de  toute  l'Alie- 
magne,  de  sorte  qu'un  distr'ct  qui  rapporte  à 
présent  un  million  de  revenus,  en  rapporteroit 
bientôt  le  double  et  le  triple  à  la  cour  de  Vienne, 
et  la  maison  Palatine  y  perdroit  ce  que  la  mai- 
son d'Autriche  y  gagneroit. 

Si  l'on  vouloit  aussi  renvoyer  l'évaluation  et 
l'éch  mge  en  c|uestion  à  une  commission  à  établir 
entre  les  commissaires  de  l'Impératrice-Reine, 
de  l'électeur  Palatin  et  du  duc  de  Deux- 
ponts,  le  sort  de  la  maison  palatine,  et  surtout 
celui  du  duc  dé  Deuxponts,  seroit  exposé  à  des 
événemens  éloignés  et  incertains ,  dont  on  sent 
aisément  les  suites  sans  les  détailler  ici ,  et  le  Roi 
perdroit  par  là  tout  le  but  de  son  intervention. 


AU  SUJET  r)E  LA  BAVIERE.        347 

Le  même  renvoi  de  l'arrangement  général  de 
la  succession  de  Bavière  ne  perniettroit  pas  d'ar- 
ranger dans  la  négociation  présente  la  satisfaction 
de  l'électeur  de  Saxe,  que  Mr  de  Thugut  a  pro- 
posée dans  le  quatrième  article ,  et  en  général 
l'arrangement  qu'il  vient  de  proposer  ,  mettroit 
la  maison  Palatine  entièrement  hors  d'état  de 
contribuer  à  -la  satisfaction  de  celle  de  Saxe. 

Quand  on  voudra  peser  avec  équité  et  sans 
prévention  toutes  les  considérations  qu'on  vient 
d'alléguer  en  précis ,  on  ne  sauroit  trouver 
étrange  que  Sa  Majesté  ne  puisse  pas  donner 
les  mains  à  ces  propositions ,  et  à  un  arrange-» 
ment  qui  dérnemberoit  d'une  manière  énor- 
me l'important  duché  de  Bavière  ;  qui  anéan- 
tiroit  presque  la  maison  Palatine,  et  la  priveroit 
de  la  plus  grande  et  de  la  plus  précieuse  partie 
de  son  patrimoine  incontestable;  arrangement 
auquel  par  ces  raisons  le  duc  de  Deuxponts  ne 
consentiroit  jamais  ,  comme  il  l'a  déclaré  positi- 
vement; qui  enlèveroit  les  moyens  de  procurer 
à  la  maison  de  Saxe  une  satisfaction  raisonnable 
sur  ses  prétentions  allodiales  ;  qui  procureroit  à 
la  maison  d'Autriche  sans  aucun  titre  valable  un 
agrandissement  exorbitant  :  qui  renverseroit  ainsi 


348  CORRESPO]^lDANCE 

tout  l'équilibre  du  pouvoir  en  Allemagne  ;  qui 
afïecteroit  par  ses  conséquences  la  liberté  et  la 
sûreté  de  tout  l'Empire  et  de  son  système,  et  par 
ses  suites  aussi  celle  du  Roi  ;  et  seroit  par  là  et 
à  tous  égards  directement  contraire  à  la  dignité 
et  aux  intérêts  les  plus  essentiels  de  S.  M  ,  ainsi 
qu'aux  engagemens  qu'elle  a  pris,  et  au  but 
qu'elle  s'est  proposé  en  intervenant  dans  l'af- 
faire de  Bavière. 

Le  Roi  rend  justice  aux  sentimens  de  S.  M. 
l'Impératrice -Reine,  et  il  est  persuadé  que  ses 
dispositions  pour  la  conservation  de  la  paix  sont 
aussi  pures  et  aussi  sincères  que  les  siennes  ; 
mais  S.  M.  regrette  que  les  propositions  qu'on 
a  faites  en  son  nom  ne  répondent  pas  à  un  but 
si  salutaire. 

Dans  la  précédente  négociation  le  Roi  a 
offert  pour  le  bien  de  la  paix  de  s'employer  à 
procurer  à  S.  M.  l'Impératrice- Reine,  par  un 
arrangement  général  de  la  succession  bavaroise, 
la  cession  de  deux  districts  de  la  Bavière  consi- 
dérables et  avantageusement  situés  pour  arron- 
dir la  Bohème  et  l'Autriche,  contre  des  équiva- 
lons en  pays  très -médiocres.  Dans  la  présente 
nép-ociation  S.  M.  a  fait  offrir  un  de  ces  districts 


AU  SUJET  DE  LA  BAVIERE.       34g 

contre  un  équivalent  très-  peu  considérable  eu 
argent  et  en  cession  de  droits  de  nulle  valeur, 
sans  exiger  qu  il  soit  donné  en  p.  ys  ;  et  elle 
croit  avoir  donné  par  là  des  preuves  éclatantes 
de  la  plus  grande  modération ,  et  de  son  désir 
sincère  de  complaire  à  Leurs  Majestés  Impériales 
et  de  contribuer  à  leur  satisfaction;  mais  comme 
toutes  ces  propositions  n'ont  pas  été  acceptées, 
S.  M.  ne  sauroit  s'empêcher  de  s'en  dédire 
et  d'attendre  qu'un  changement  de  principes 
amène  une  négociation  plus  heureuse  et  plus 
efficace. 

N*^.  4.  Note  que  le  Baron  de  TJiugut  a 
remise  au  ministère  du  Roi  le  1^  Août 
17785  après  qu'on  lui  axoit  remis  la  ré- 
ponse du  Roi  aux  propositions  de  F  Im- 
pératrice -  Reine. 

Le  Baron  de  Thugut  est  sensiblement  affligé 
de  ce  cjue  la  rupture  dont  la  présente  négocia- 
tion à  peine  commencée  est  menacée,  paraît 
éloigner  de  nouveau  la  fin  si  désirable  des  mal- 
heurs  qu'a  entraînés  la  mésintelligence  survenue 
entre  les  deux  cours.  Pour  ne  laisser  rien  man- 
quer du  côté  de  son  zèle ,    et  pour  constater  la 


350  CORRESPONDANCE 

droiture  des  désirs  pacifiques  de  l' Impératrice- 
Reine,  il  a  riioiineur  de  déclarer  d'après  les 
intentions  que  S.  M.  lui  a  confiées,  que  le 
but  principal  de  S.  susdite  M. ,  dans  les  limites 
qui  ont  été  proposées  pour  la  cession  et  respecti- 
vement échange  en  Bavière,  n'a  point  été  une 
vue  d'agrandissement,  mais  plutôt  celle  d'une 
communication  et  d'une  liaison  convenable  en- 

r 

tre  ses  différens  Etats ,  laquelle  d'ailleurs  parois- 
soit  pouvoir  être  obtenue,  sans -préjudice  de  la 
maison  Palatine,  au  moyen  de  la  compensation 
exacte  et  fidèle  qui  a  été  offerte  de  tout  ce 
qui  surpasseroit  un  revenu  d'un  million  de  flo- 
lins  ;  qu'en  conséquence  de  cela,  si  pour  la 
cession  et  respectivement  l'échange  en  Bavière, 
un  projet  de  limites  comme  celui  qui  se  trouve 
m.arqué  sur  la  carte  ci-jointe'^),  est  jugé  ac- 
ceptable, il  poursuivra  avec  plaisir  la  négocia- 
tion sur  le  pied  de  l'évaluation  proposée  ,  et  si 

une 

*^  Cette  nouvelle  ligne  de  démarcation  que  Mr  de  Tliugut 
proposa  en  remettant  cette  note,  alloit  de  Kufstein  le  long 
de  rinn  par  Wasserbourg ,  MuldorfF,  Marckt,  Pfarrkir- 
chen,  Osterhoven  ,  Deckendorf ,  Vichtach  et  WaMmun- 
chen  jusqu'aux  frontières  de  Bohème.  Elle  étoit  marquée 
comme  la  première  avec  de  T encre  rouge  sur  une  carte 
de  Horaann  et  on  en  a  tiré  une  copie. 


AU   SUJET    DE    LA    BAVIERE.       351 

une  telle  évaluation  5  malgré  la  facilité  et  Tex- 
actitude  qui  semble  devoir  en  résulter  pour  les 
compensations,  est  absolument  jugée  inadmis- 
sible, il  écrira  à  Vienne  pour  demander  des  or- 
dres ,  et  pour  être  autrorisé  sur  des  équivalens 
qu'on  pourra  offrir  d'après  le  principe  dont  la 
cour  de  Berlin  jusqu'à  présent  est  convenue 
elle-même,  qu'il  est  juste  qu'il  revienne  à  S. 
M.  l'Impératrice  -  Reine  un  avantage  raisonna- 
ble de  ses  droits  sur  la  succession  de  Bavière  et 
de  sa  convention  avec  l'électeur  Palatin.  Brau- 
nau  le  1 3  Août  1 7  7  8« 

N°.  4.   Réponse  du  ministère  du  Roi  à  la 
note  du  Baron  de  Thu^ut. 

Le  ministère  du  Roi  a  examiné  ,  avec  le 
zèle  le  plus  sincère  pour  le  rétablissement  de  la 
bonne  intelligence  entre  les  deux  cours ,  la 
note  que  Mr  le  Baron  de  Thugut  vient  de  lui 
remettre,  après  avoir  reçu  la  réponse  de  S.  M. 
aux  nouvelles  propositions  de  S.  M.  l'Impéra- 
trice- Reine.  Il  regrette  de  ne  trouver  rien  dans 
cette  note  qui  puisse  apporter  un  changement 
à  la  réponse  susdite.  Quoique  l'étendue  du 
territoire  qu'on  y  demande ,  soit  moindre  que 
Tome  V.  Z 


352  CORRESPONDANCE 

celle  des  propositions  précédentes ,  elle  em- 
brasse toujours  une  partie  du  Danube ,  tout  le 
courant  des  rivières  de  l'Inn  et  de  la  Salza,  la 
moitié  du  district  de  Straubing  et  tout  le  di- 
strict fertile  et  considérable  de  Burghausen,  avec 
les  salines  de  Reichenhall,  qui  sont  absolument 
nécessaires  â  la  Bavière,  et  trop  importantes 
pour  pouvoir  être  compensées  par  quelque  ob- 
jet que  ce  soit. 

L'évaluation  des  territoires  de  Bavière  d'a- 
près les  revenus  présens  ne  sauroit  jamais  avoir 
lieu,  sans  tourner  à  un. profit  exorbitant  de  la 
maison  d'Autriche ,  et  à  une  perte  trop  grande 
de  la  maison  Palatine,  par  les  raisons  qu'on  a 
déjà  alléguées ,  que  ces  pays  administrés  au  plus 
mal  jusqu'ici,  produiroient  à  une  meilleure 
administration  en  peu  de  temps  un  surplus 
trop  grand  pour  pouvoir  servir  à  évaluer  le  prix 
du  pays  mêri  e ,  et  à  le  proportionner  au  prix 
d'un  autre  pays  dont  les  revenus  ont  été  pous- 
sés au  degré  dont  il  est  susceptible. 

Le  principe  supposé  :  que  S.  M.  l'Impéra- 
trice-Reine  doit,  par  une  suite  de  ses  droits  sur 
la  succession  de  Bavière  et  de  sa  convention 
avec  l'électeur  Palatin,  prélever  un  million  de 


AU    SUJET  DE  LA   BAVIÊRE.       353 

revenus  sur  l'échange  en  question,  est  une  sup- 
position que  la  cour  de  Berlin  n'a  jamais  recon- 
nue et  ne  pourra  jamais  admettre,  non  plus 
qu'une  reconnoissance  des  droits  de  la  maison 
d'Autriche  sur  la  Bavière.  On  a  fait  voir  dans 
la  réponse  précédente ,  qu'on  rnettoit  l'avantage 
de  S.  M  rimpératrice-  Reine  dans  la  qualité 
intrinsèque  des  pays  qu'elle  obtiendroit  par  l'é- 
change, sans  compter  que  l'avantage  qui  résuite 
de  la  contigiiité  et  de  l'arrondissement,  est  déjà 
assez  grand.  Si  le  million  de  florins  devoit  être 
prélevé  de  la  portion  de  la  Bavière  diminuée 
qu'on  demande  dans  la  dernière  note,  surtout 
si  elle  étoit  évaluée  selon  le  revenu  présent,  l'é- 
quivalent de  la  maison  Palatine  seroit  tellement 
diminué  ,  qu'il  seroit  réduit  à  peu  de  chose. 

Enfin  tout  renvoi  des  échanges  à  faire  et  en 
général  de  l'arrangement  final  de  la  succession 
de  Bavière  sans  la  concurrence  du  Roi,  est 
contraire  au  but  c|ue  S.  M.  s'est  proposé  dans 
son  intervention,  et  à  celui  d'un  accommode- 
ment stable  et  solide,  qu'on  doit  supposer  aux 
deux  cours. 

Quand  on  réunit  toutes  ces  considérations, 
on  trouvera  que  les  iDemes  obstacles  qui  ont 


354      CORRESPONDANCE   ETC. 

rendu  inadmissibles  les  précédentes  propositions 
de  la  cour  de  Vienne ,  s'opposent  aussi  au  nou- 
veau projet  de  Mr  le  Baron  de  Thugut.  S.  M. 
rimpératrice-Reine  obtiendroit  toujours  par  cet 
arrangement ,  non  une  simple  ligne  de  commu- 
nication entre  ses  Etats,  laquelle  subsiste  déjà  as- 
sez indépendamment  de  cette  acquisition ,  mais 
plutôt  un  agrandissement  trop  considérable, 
gratuit  et  dépourvu  de  titres.  On  ne  sauroit 
donc  que  se  référer  à  la  première  réponse  qui 
a  été  donnée  ce  matin  à  Mr  le  Baron  de  Thu- 
gut 5  et  attendre  qu'un  changement  de  principes 
amène  des  circonstances  plus  favorables  pour 
le  succès  d'une  négociation  future.  Braunau 
le  13  Août  1778. 


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